POLITIQUE & INSTITUTIONS - EUROPE

Avec Zsolt Darvas (Bruegel)

Défense: «Il faut forcer les pays à dépenser plus»



La Commission européenne propose une clause temporaire qui autorise les États à s’écarter des règles budgétaires. «Extrêmement utile», juge Zsolt Darvas. (Photo: Shutterstock/Bruegel)

La Commission européenne propose une clause temporaire qui autorise les États à s’écarter des règles budgétaires. «Extrêmement utile», juge Zsolt Darvas. (Photo: Shutterstock/Bruegel)

Le plan ReArm Europe vise à renforcer la défense de l’UE, mais les disparités budgétaires entre États freinent l’élan. L’économiste Zsolt Darvas plaide pour des mécanismes plus contraignants pour financer la sécurité commune. Il voit dans le Luxembourg «l’exemple parfait du passager clandestin».

Le Parlement européen débat activement de l’intégration des priorités de défense dans le prochain budget à long terme de l’UE. Les eurodéputés de centre droit et de centre gauche embrassent le «quoi qu’il en coûte» de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Son plan ReArm Europe, articulé autour de cinq piliers, vise à encourager les dépenses nationales, à mutualiser les investissements et à mobiliser des fonds européens.

Des voix s’interrogent cependant sur la capacité financière de l’UE à atteindre ces ambitions, chiffrées à plus de 800 milliards d’euros. C’est le cas de l’économiste Zsolt Darvas, spécialiste des questions budgétaires au think tank Bruegel, à Bruxelles.

Le plan ReArm Europe peut-il réellement débloquer 800 milliards d’euros pour renforcer les capacités de défense des États membres?

Zsolt Darvas. – «La proposition de la Commission européenne repose principalement sur deux éléments. D’abord, un mécanisme de prêts de 150 milliards d’euros baptisé Safe, destiné à soutenir les investissements de défense. Ce volet dépendra toutefois fortement de la demande des États. Je suis assez sceptique à ce sujet. Des pays comme l’Allemagne et la France n’ont pas d’intérêt à emprunter à l’UE. L’Allemagne a déjà de meilleures conditions de financement sur les marchés. La France, quant à elle, ne pourrait probablement jamais utiliser ce mécanisme pour des raisons politiques.

Certains petits pays d’Europe de l’Est, comme la Pologne ou les États baltes, pourraient y avoir recours, mais là encore, l’adhésion n’est pas garantie. Même pour l’Italie, qui bénéficierait pourtant de taux plus faibles, le contexte politique ne favorise pas une hausse massive des dépenses de défense. La vraie question est donc de savoir s’il y aura suffisamment de demande pour ces prêts. On en saura plus dans les prochains mois.

Quid du second volet, les 650 autres milliards d’euros évoqués par Ursula von der Leyen?

«Son plan propose une clause temporaire qui autorise les États à s’écarter des nouvelles règles budgétaires. Ainsi, ils peuvent augmenter leurs dépenses de défense pour une période d’un à quatre ans. Cette disposition me semble, elle, extrêmement utile. Même l’Allemagne, avec ses contraintes budgétaires actuelles, aurait du mal à financer une hausse significative des dépenses sans cette flexibilité. Elle pourrait aussi bénéficier à d’autres pays comme la France. Mais là encore, tout dépendra de la volonté politique: les pays d’Europe de l’Est sont nettement plus motivés à investir dans la défense que ceux d’Europe de l’Ouest.

Le Luxembourg n’envisage pas pour l’instant de recourir à ces outils. Devrait-il reconsidérer sa position?

«Le Luxembourg est un cas particulier. C’est un pays très riche. Sa dette publique est très faible. Cela signifie qu’il n’a pas besoin de prêts européens ou de dérogations fiscales pour investir plus. Il pourrait, dès demain, augmenter ses dépenses de défense de 2% du PIB sans aucune contrainte.

Mais c’est justement là que le bât blesse. Étant un petit pays enclavé, le Luxembourg bénéficie indirectement de la protection offerte par ses voisins, notamment l’Allemagne. Le Luxembourg constitue l’exemple parfait du passager clandestin. Les décideurs politiques ne se sentent pas poussés à agir. Pourquoi investir plus si d’autres pays, comme la Pologne ou l’Allemagne, s’occupent déjà de la protection collective?

Cela illustre bien la nature de la défense comme bien public paneuropéen. Certains États en bénéficient sans y contribuer suffisamment. Il faut forcer les pays à dépenser plus. Pour cela, un consensus politique entre chefs d’État et de gouvernement serait nécessaire. Ce serait, à mes yeux, l’option la plus efficace.

Une hausse temporaire de la dette n’est pas un drame si elle est bien gérée.
Zsolt Darvas

Zsolt Darvassenior fellowBruegel

L’UE a-t-elle réellement les moyens de ses ambitions militaires?

«Si l’on parle d’un effort ponctuel sur quatre à cinq ans – disons une hausse de 2% du PIB dans chaque pays – alors oui, c’est tout à fait faisable. Sur une telle période, cela entraînerait une hausse du ratio dette/PIB d’environ 10%. Même un pays très endetté comme l’Italie pourrait gérer une telle augmentation. Il suffit que le pays retrouve une trajectoire respectant les règles budgétaires ensuite.

Il faut surtout regarder les fondamentaux de soutenabilité: la croissance à moyen-long terme, l’inflation, les taux d’intérêt et le solde primaire. Une hausse temporaire de la dette n’est pas un drame si elle est bien gérée.

Mais tous les pays ne perçoivent pas le risque de la même manière. La Pologne ou les pays baltes, proches de la Russie et de la Biélorussie, ressentent la menace de façon aiguë. La Pologne, par exemple, prévoit de porter ses dépenses de défense à près de 5% du PIB – c’est énorme. À l’inverse, en Espagne, au Portugal, voire en Italie, la menace semble plus lointaine. L’adhésion populaire y est également moindre. En conséquence, la réponse sera très différenciée selon les États membres.

Et si ces dépenses exceptionnelles devenaient la norme? Une hausse durable de 1 à 2% du PIB pendant plusieurs décennies est-elle soutenable?

«Là, les choses se compliquent. Si la hausse des dépenses de défense devient structurelle, les États devront compenser ailleurs: soit en réduisant d’autres postes budgétaires, soit en augmentant les impôts. Or, de nombreux pays – comme la France, l’Italie, l’Espagne ou la Belgique – doivent déjà opérer des ajustements fiscaux importants pour se conformer aux nouvelles règles européennes.

Augmenter encore les impôts serait très difficile car beaucoup sont déjà très élevés. Il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre, sauf à envisager des taxes exceptionnelles comme un impôt sur la fortune. Mais ce sont des décisions politiquement sensibles. La voie la plus réaliste serait donc de réduire d’autres dépenses, ce qui n’est pas simple non plus.

Le président Macron plaide pour un nouvel emprunt commun européen, sur le modèle du plan post-Covid. Cela vous semble-t-il adapté au contexte de la défense?

«Partiellement. Pour des projets vraiment communs, comme le bouclier antimissile européen, un fonds inspiré du plan de relance NGEU pourrait être utile. Il permettrait à l’UE d’emprunter et d’acheter collectivement, ce qui génère des économies d’échelle et de meilleurs prix.

Mais la majorité des dépenses militaires resteront nationales: avions de chasse, chars, équipements spécifiques… Les justifications pour une mutualisation sont donc plus faibles qu’en matière de climat, par exemple. Il serait difficile de convaincre l’Allemagne ou les Pays-Bas de subventionner l’Italie pour renforcer ses propres arsenaux. Pour le climat, en revanche, un fonds européen a plus de sens. Les externalités sont largement partagées entre les États.»