«Il existe au Luxembourg ce que j’appellerais une grandeur de vision», assure Jean-Claude Biver.  (Photo: Sébastien Agnetti pour JCBiver)

«Il existe au Luxembourg ce que j’appellerais une grandeur de vision», assure Jean-Claude Biver.  (Photo: Sébastien Agnetti pour JCBiver)

Jean-Claude Biver est né le 20 septembre 1949 d’une mère française et d’un père luxembourgeois. Sa famille s’installe en Suisse en 1959. Il y fera toute sa scolarité, ainsi que ses études supérieures. Et il y découvrira sa passion première, passion qui rythmera sa vie professionnelle: les montres de luxe. Mais il garde dans un coin de son cœur une place pour le Luxembourg.

Vous arrivez en Suisse à l’âge de 10 ans en suivant votre famille. Comment avez-vous vécu ce nouveau départ ?

Ce fut un moment difficile parce que l’arrivée en Suisse est allée de pair avec une inscription dans un internat. Mais je m’y suis vite habitué. Au point que lorsque mes parents, croyant me faire plaisir, m’ont inscrit à l’école cantonale, j’en ai presque pleuré tant finalement je m’y sentais bien et j’étais triste de le quitter. Un comble. Pour ce qui est de la Suisse, je me suis très bien adapté à ce nouvel environnement. Après l’internat, j’y ai suivi le cursus scolaire jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. J’y suis ensuite allé à l’université (Jean-Claude Biver est diplômé de HEC Lausanne, ndlr) et je m’y suis marié. Et c’est en Suisse que j’ai développé ma passion pour les montres. Toute ma carrière professionnelle s’est faite en Suisse. Bien sûr, je reviens périodiquement au Luxembourg. Mais pour des raisons personnelles et non professionnelles, pour visiter ma famille et mes amis. Revenir au pays pour voir les gens que je connais me procure toujours plaisir, joie et émotion.

Luxembourgeois de naissance et résident et détenteur de la nationalité helvétique, vous sentez-vous plutôt suisse ou plutôt luxembourgeois ?

À cause de ma carrière dans l’industrie horlogère et dans l’horlogerie haut de gamme en particulier, je me sens très Suisse.

Le meilleur conseil que je puisse donner est de s’expatrier par passion
Jean-Claude Biver

Jean-Claude Biver

Comment pourrait-il en être autrement tant cette industrie est marquée par le caractère suisse ?

La Suisse est un vrai centre mondial pour l’horlogerie. Mais si professionnellement, je suis beaucoup plus Suisse que Luxembourgeois, le Luxembourg suscite en moi une forte émotion. Cela reste le pays ou je suis né et le pays d’où viennent et où ont résidé mes parents. J’aime ces deux pays pour des raisons différentes, mais avec la même force. Lorsque, lors d’une compétition de football, ces deux pays s’affrontent, je ne sais jamais exactement qui supporter. Le match nul constitue pour moi le résultat idéal.

Quel conseil donneriez-vous à un Luxembourgeois qui souhaite s’expatrier, que ce soit en Suisse ou dans un autre pays ?

Le meilleur conseil que je puisse lui donner est de s’expatrier par passion. S’expatrier pour s’expatrier n’est pas quelque chose que je recommanderais, ce n’est pas une décision qui se prend à la légère. Il faut bien savoir pourquoi on entreprend une telle démarche et ensuite saisir les opportunités qui se présentent. Pour moi, l’expatriation n’est pas la panacée, une solution magique. C’est comme lorsqu’on a des problèmes : ce n’est pas parce qu’on part en vacances que les problèmes disparaissent. Au contraire. Il vaut mieux partir en vacances après avoir réglé tous ses problèmes pour qu’au retour, on retrouve son bureau propre, sans aucun vieux papier dessus.

Quelle vision ont les Suisses des Luxembourgeois et du Luxembourg ?

Les quelques personnes en Suisse qui me parlent du Luxembourg l’admirent. Je n’entends que très exceptionnellement des remarques négatives ou des critiques. En général, les gens sont plutôt respectueux et admiratifs et se demandent comment un aussi petit pays fait pour jouer un rôle aussi important dans les domaines de la finance, d’économie et de la politique en Europe et dans le monde.

Malgré cette admiration, les Suisses ont-ils des stéréotypes, des clichés vis-à-vis du Luxembourg et des Luxembourgeois?

Alors, il y a un stéréotype extraordinairement ancré et qui est tout aussi extraordinairement faux: ils croient que le Luxembourg est un paradis fiscal. Je ne suis bien sûr pas un expert de la fiscalité luxembourgeoise parce que je suis un résident fiscal suisse, mais je sais par mes amis que le Luxembourg n’est pas véritablement un paradis fiscal. Tout comme la Suisse, pour moi, n’en est pas un. Bien que, sous selon certaines conditions qui, en général, sont difficiles à obtenir pour tout un chacun, elle puisse effectivement en devenir un. Ce sont des fantasmes bien répandus à l’extérieur des frontières de ces deux pays.

Je n’abandonnerai jamais ma nationalité luxembourgeoise et j’aurai toujours dans ma mallette, lors de mes déplacements, mon passeport luxembourgeois et mon passeport suisse.
Jean-Claude Biver

Jean-Claude Biver

Est-ce que, à titre personnel, vous vous sentez comme un ambassadeur du Luxembourg?

Oui, je le ressens ainsi. J’éprouve une profonde émotion et une grande fierté d’être Luxembourgeois. Je possède deux passeports et je viens de m’apercevoir que le luxembourgeois a dépassé sa date de validité. Malgré toutes les petites tracasseries administratives liées à la procédure de renouvellement lorsque l’on réside hors des frontières du Luxembourg, il est hors de question que je ne le renouvelle pas. Je n’abandonnerai jamais ma nationalité luxembourgeoise et j’aurai toujours dans ma mallette, lors de mes déplacements, mon passeport luxembourgeois et mon passeport suisse.

Comment décrivez-vous le Luxembourg à vos interlocuteurs étrangers et suisses?

Je fais souvent le rapprochement entre le Luxembourg et la Suisse: ce sont deux pays qui jouent sur la scène internationale un rôle bien plus important que leur taille et leur nombre d’habitants pourrait laisser croire. La Suisse, c’est 8 à 9 millions d’habitants, le Luxembourg environ 600.000. Ce sont également deux pays qui connaissent ce que j’appellerais «la paix du travail». Ce que je veux dire par là, c’est qu’il s’agit de deux pays dans lesquels il n’y a ni beaucoup de grèves ni un problème d’emploi. Ce sont des pays dans lesquels on trouve encore du travail. En Suisse, quand on parle du chômage, on parle d’un taux de 2,3 % à 2,5 %. Un tel taux, pour la plupart des autres pays, constitue un objectif hyper ambitieux. Je vante également le multilinguisme qui prévaut dans les deux pays. Des personnes bilingues, voire trilingues, ne sont pas l’exception, mais la règle.

Existe-t-il des spécificités luxembourgeoises que vous aimeriez bien voir transposer en Suisse? Et inversement?

Il existe au Luxembourg ce que j’appellerais une grandeur de vision. Tout le monde au Luxembourg maîtrise au moins deux langues. Et parler une langue, c’est aussi connaître la culture que cette langue représente et véhicule. Cela donne au Grand-Duché une forte empreinte multiculturelle qui l’ouvre sur le monde. La Suisse pourrait s’en inspirer. On pense que les Suisses sont très ouverts sur le monde. En fait, ils ne le sont pas toujours. Mais cela est également vrai pour le Luxembourg, qui doit lutter contre une tentation de se refermer que je vois se développer, à mon grand regret.

Comment percevez-vous le Luxembourg depuis votre pays d’accueil?

Le Luxembourg est pour moi une source de fierté. En tant que Luxembourgeois, on peut et on doit être fier de ce qu’on a réussi dans les domaines de la politique, de l’économie ou de l’éducation. C’est pour cela que je ne renoncerai jamais au Luxembourg, même si je n’envisage pas non plus de quitter la Suisse. Ce sont mes deux patries. Je n’ai pas d’attaches professionnelles avec le Luxembourg comme c’est le cas avec la Suisse. Mais pour ce qui est de l’émotion, de la famille, j’ai des attaches dans les deux nations et je profite vraiment de la chance d’être bilingue et d’être binational. Je suis d’ailleurs presque trinational. Ma mère et mes grands-parents sont Français, originaires du Beaujolais. Lorsque nous étions petits, nous allions souvent dans cette région passer des vacances.

Comment voyez-vous l’évolution du Luxembourg dans les prochaines années?

C’est un sujet qui suscite en moi une certaine inquiétude. Comment ne pas être concerné aujourd’hui par la faiblesse de l’Europe, Suisse comprise, par rapport au monde et par l’incapacité politique actuelle de se défendre et de faire un contrepoids aux États-Unis, à la Chine et à la Russie.

Votre résidence principale est en Suisse. Est-ce que vous pourriez imaginer un jour revenir vivre au Luxembourg?

Je ne crois pas. J’ai 76 ans et à cet âge, on entre déjà dans une période de la vie plus sage, plus tranquille, dans laquelle l’environnement est une chose très importante. Ici, je suis entouré de personnes que je connais depuis très longtemps et avec lesquelles j’ai tissé des liens forts, qu’ils soient professionnels ou amicaux. Et même médicaux. En Suisse, je suis entouré de gens que je connais depuis 60 ans. C’est un environnement confortable. Si je devais retourner au Luxembourg où ne résident plus que des cousines et cousins lointains, ma vie serait moins agréable, parce que je serais entouré de gens que je ne connais pas depuis longtemps.

Une vision et des montres

1982, Jean-Claude Biver acquiert, avec son ami Jacques Piguet, directeur de la manufacture de mouvements F. Piguet, les droits de la marque Blancpain. Il redresse la manufacture en perte de vitesse et la revend en 1992 au futur Swatch Group. Il en rejoint l’équipe dirigeante et conserve la direction de la marque jusqu’en 2003.

1993, il devient administrateur délégué chez Omega, où il fut brièvement directeur de produit en 1980. On lui doit, entre autres, la relance de l’emblématique Omega Speedmaster Professional, la montre de la conquête spatiale.

2004, il prend la tête de Hublot. CEO et membre du conseil d’administration, il préside à la création de la Big Bang, qui ose la combinaison des matériaux les plus divers : or, acier, caoutchouc. En 2008, la manufacture est revendue à LVMH.

2014, il devient président de la division Montres du groupe, qui regroupe les marques Hublot, TAG Heuer et Zenith. Sous son égide est lancée la nouvelle version de la Zenith El Primero.

2022, après deux petites années de retraite, il lance avec son fils, Pierre, sa propre marque. Avec la volonté de marier expression artistique, maîtrise technique et matériaux naturels d’exception.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de , parue le 26 mars. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam. 

 

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