est un spécialiste des questions de défense. Le ministre luxembourgeois de la Défense de 1999 à 2004, est devenu député européen en 2009, une voix écoutée sur les questions institutionnelles et de sécurité.
Face à la multiplication des initiatives en Europe, dont la présentation du livre blanc de la Commission européenne est la dernière en date, ne devrait-on pas clarifier les responsabilités et le rôle de chacun en Europe sur ce sujet?
Charles Goerens. – «Il faudra le faire, mais pas dans la précipitation. La défense reste une prérogative des États nationaux. Néanmoins, une lecture commune des 27 États membres se dégage clairement quant à la menace russe. En l’absence d’un système décisionnel clairement ancré dans les traités, il fallait malgré tout agir. Heureusement, les initiatives se sont multipliées, convergeant toutes vers la même nécessité: défendre les Européens. C’est, à mes yeux, un signe de maturité et de lucidité de la part d’une classe politique européenne pourtant souvent divisée sur des sujets importants.
Face à l’émergence progressive d’une défense européenne, avec peut-être un jour des éléments d’une véritable armée européenne, il sera nécessaire, à l’avenir, de compléter les traités et de définir précisément le rôle du Parlement européen. Certains parlements nationaux considèrent déjà leurs armées comme des ‘armées parlementaires’: en Allemagne, par exemple, l’armée ne fait rien sans l’assentiment du Bundestag. Mais il s’agit aujourd’hui d’une question secondaire.
Le temps venu, quelle serait selon vous l’architecture optimale pour la sécurité européenne? Comment devraient se répartir les rôles?
«D’abord, les prises de décisions politiques resteront du ressort des États. Mais le Conseil européen devra adopter sa propre lecture de la situation, analyser les points susceptibles d’être préjudiciables à l’Union et agir en conséquence. C’est d’ailleurs déjà le cas. De son côté, le Parlement européen devra jouer un rôle d’impulsion politique, en attendant, je l’espère, qu’il exerce un jour un rôle de contrôle sur certains aspects, notamment le budget.
Je ne pense pas que l’on puisse, dans un avenir proche, aller au-delà d’une intégration poussée des forces européennes.
Quant à la Commission européenne, lorsqu’elle deviendra un véritable gouvernement européen et non plus simplement un exécutif en puissance, elle disposera alors d’un ministre de la Défense capable, entre autres, de favoriser la convergence de la production d’armements entre les pays membres grâce aux règles du marché intérieur. C’est précisément l’approche défendue dans le livre blanc sur la défense présenté par Andrius Kubilius, premier commissaire européen à la Défense, qui souhaite réduire la fragmentation de l’industrie de défense européenne. Je crois que nous n’en sommes plus très loin. Sans la forte présence de l’extrême droite dans certains États membres, cette évolution pourrait même être rapide et sans grande difficulté. Il reste également la question du nucléaire.
À mon avis, il n’est pas réaliste d’aller au-delà de la proposition d’Emmanuel Macron de placer les pays européens volontaires sous le parapluie nucléaire français. Cela renforcerait d’ailleurs la crédibilité de la défense européenne; il suffit de constater les réactions de Moscou pour s’en convaincre.
Et quelle place donner à l’Otan?
«Selon moi, trois scénarios sont possibles. Soit l’Alliance n’évolue pas, soit elle cesse d’exister, soit elle poursuit ses activités sans les Américains, ces derniers adoptant alors un statut d’observateur politique similaire à celui occupé par la France après la décision de Charles de Gaulle de quitter le commandement intégré. Dans ce dernier cas, Washington ne pourrait pas s’opposer à une éventuelle décision européenne de déploiement militaire. Le commandement intégré resterait inchangé. L’intégrer aux institutions européennes n’aurait aucun sens, étant donné que pratiquement tous les pays européens en sont déjà membres.
Pour les États européens qui n’en font pas partie, il conviendrait de créer un statut ad hoc. Enfin, et surtout, il serait nécessaire de conférer à l’article 5 un caractère automatique, ce qu’il n’a pas actuellement.
Dans cette architecture, la question de l’armée européenne est-elle pertinente?
«Cette question n’est désormais plus taboue. Mais comment procéder? Je ne pense pas que l’on puisse, dans un avenir proche, aller au-delà d’une intégration poussée des forces européennes. À mon sens, il faudrait plutôt viser la complémentarité au niveau des industries d’armement afin de réduire le nombre de systèmes d’armes et ainsi bénéficier d’économies d’échelle. Les pays pourraient se spécialiser: la France, par exemple, dans la défense antimissile et les avions de combat; l’Italie dans les hélicoptères; l’Allemagne dans les chars. Il faudra également consentir des efforts importants dans la production de drones et de systèmes de surveillance satellitaires.
Financer la défense ne doit pas signifier l’abandon du financement du social. Si nous négligeons le social, il n’y aura plus d’acceptation pour les dépenses militaires.
Avec le livre blanc sur la défense présenté ce 11 mars, peut-on parler d’un basculement de l’économie européenne vers une industrie de guerre?
«Je ne dirais pas cela. Il s’agit plutôt d’une prise de conscience des besoins réels de l’Europe pour assurer sa propre défense. Ce n’est pas simplement une question de pourcentage, que ce soit 2%, 3%… Si 4% deviennent nécessaires, ce sera 4%.
Regardez la Russie: avec environ 40% de son budget consacré à la défense, là, on parle d’une économie de guerre. Nous en sommes très loin. Pour l’Europe, c’est une transition qu’il faudra mettre en place progressivement. C’est malheureux de devoir consacrer de telles sommes à l’armement, mais la liberté a un prix. Financer la défense ne doit pas signifier l’abandon du financement du social. Si nous négligeons le social, il n’y aura plus d’acceptation pour les dépenses militaires. Ce n’est pas l’un ou l’autre, mais bien les deux ensemble.
Tous les États membres sont conscients qu’il s’agit là d’un prix à payer, une forme d’hypothèque pour les générations futures. Mais si nous ne leur léguons pas une société libre, nous les exposons à un monde terrible. Je crois qu’adopter une telle attitude est responsable.»