Wedely, MiamMiam, Goosty… Non, Wolt n’est pas la première plateforme de livraison à planter ses crocs au Luxembourg. Ce ne sera pas la dernière non plus. Mais l’annonce de son arrivée constitue un petit événement en soi, passé tout sauf inaperçu depuis quelques jours.
Déjà parce qu’elle coïncide avec une nouvelle page dans l’histoire de la jeune licorne venue du froid. Dix ans tout rond après sa création par une bande de copains à Helsinki, la société finlandaise revendique à présent plus de 6.000 collaborateurs à travers le monde. Et elle se sent d’autant plus pousser des ailes à l’international depuis son rachat en 2021 par l’américain DoorDash, dont elle est devenue une filiale, moyennant une opération valorisée à sept milliards d’euros. À la sortie, la plateforme scandinave est désormais présente dans une trentaine de pays, en comptant le Luxembourg. Un pays où Uber ne peut toujours pas mettre une… roue.
Une Française aux manettes
L’immatriculation de Wolt au Registre de commerce luxembourgeois remonte à juin dernier, avec un siège social tout d’abord déclaré rue de Merl, dans la capitale, avant un rapide transfert boulevard Prince Henri. Deux administrateurs-gérants ont été désignés. Finlandais, comme il se doit. D’une part, Laatsalo Mari, 39 ans, directrice juridique, corporate et expansion de l’entreprise. De l’autre, Siivola Jarno, 47 ans, vice-président en charge de la fiscalité et du volet finances. La Française Loren Danesi, 31 ans, a la responsabilité du lancement de Wolt au Luxembourg en sa qualité de general manager.
«L’un des principaux enseignements de notre expansion rapide dans de nouveaux pays a été de ne pas précipiter les premières embauches critiques. Il est difficile d’arriver dans un nouveau pays avec une marque inconnue et sans un vaste réseau de talents, et d’essayer de trouver les bonnes personnes pour bâtir l’entreprise», développe à ce sujet le CEO et cofondateur, Miki Kuusi, sur le blog de Wolt. Auparavant, Loren Danesi était chef des ventes au niveau régional de la multinationale Procter & Gamble, côté français.
Wolt a coché toutes les cases
L’autorisation d’établissement de Wolt au Luxembourg date du 5 janvier dernier. «Afin d’obtenir une telle autorisation, des conditions préalables doivent être remplies», explique le ministère de l’Économie. Dans le détail: «La société qui exerce l’activité commerciale doit désigner au moins une personne physique, le dirigeant, qui doit: remplir les conditions légales d’honorabilité professionnelle requises; assurer effectivement et en permanence la gestion journalière; avoir un lien réel avec l’entreprise (propriétaire ou mandataire inscrit au Registre de commerce et des sociétés de celle-ci); et avoir payé toutes les charges sociales et fiscales, soit en son nom propre, soit par l’intermédiaire d’une société qu’il dirige ou a dirigée.»
«Wolt a rempli ces conditions et a donc obtenu une autorisation d’établissement», concluent les autorités. Avant de préciser: «L’obtention d’une autorisation d’établissement ne dispense pas les entreprises concernées de respecter les lois et réglementations du travail.»
Uber indésirable
Reste que l’implantation de ce nouvel acteur et les éclaircissements du ministère de l’Économie posent une question: celle de l’arrivée d’Uber. Ou plutôt de sa non-arrivée. Et c’est ce qui fait beaucoup réagir actuellement. Impossible, en effet, de ne pas songer au géant américain, pour qui les frontières du pays restent hermétiques année après année, quand l’un de ses principaux concurrents directs parvient de son côté à franchir tous les obstacles, apparemment sans complications administratives et/ou politiques.
Le précédent gouvernement ne s’en est jamais caché: des échanges avec Uber ont eu lieu à plusieurs reprises. Mais, lors de l’une de ses dernières interventions sur le sujet, en 2022, l’ex-ministre François Bausch (déi Gréng) avait affirmé sur RTL qu’elles n’avaient pas abouti faute de compromis sur des items telles que «la sécurité sociale ou la fiscalité». À services proposés et modèle économique comparables, pourquoi dans ce cas octroyer à Wolt ce qui jusqu’ici est resté interdit à Uber, malgré quelques approches? Parce que dans les discussions engagées, le finlandais se serait montré mieux-disant que son grand rival américain? Difficile à concevoir.
Le frein vient des taxis
La seule explication est à chercher en creux, dans ce qui n’est pas dit explicitement. Et n’a rien à voir avec l’activité de livraison, qui concentre 100% des services de Wolt. Plutôt dans celle des VTC, l’autre jambe sur laquelle s’appuie Uber. Une menace pour le secteur luxembourgeois du taxi, par ailleurs fragilisé ces dernières années par la crise sanitaire et les hausses du prix des carburants.
Un secteur d’une centaine d’entreprises agréées ayant perdu 10% de ses troupes depuis l’épisode Covid, en 2020. Selon des données fournies par Creditreform, 11 faillites ont été enregistrées au cours des quatre dernières années.
Un secteur, également, chahuté par l’instauration de la gratuité des transports publics et le déploiement du tramway dans la capitale. Et qui doit aborder d’un œil méfiant l’imminence de la connexion avec l’aéroport, via une extension de ligne attendue pour l’hiver 2024-2025.
Un secteur, enfin, où les tarifs très grand public des services Uber contrasteraient douloureusement avec ceux pratiqués par les professionnels du volant. Au Luxembourg, le montant de la prise en charge du passager est laissé à l’appréciation de la société exploitante. Il peut en coûter plusieurs dizaines d’euros avant même d’avoir tourné la clé de contact. Potentiellement dissuasif si d’autres options, moins chères voire gratuites, sont disponibles.
Dialogue au point mort
On pourrait donc résumer la chose ainsi: tant que la multinationale californienne reste aux portes du pays, les autorités évitent la confrontation avec les taxis luxembourgeois. Pas question «de favoriser, en raison d’un quelconque opérateur, le travail effectué par de faux indépendants ou d’accepter un nivellement vers le bas des standards sociaux», avait d’ailleurs prévenu François Bausch, dès 2016, à l’occasion des premiers contacts avec Uber, martelant qu’«une distinction claire et nette doit être maintenue» entre les services VTC d’opérateurs en ligne et les professionnels ayant pignon sur rue.
De fait, le dialogue avec Uber semble aujourd’hui au point mort. «Nous n’avons pour le moment aucune nouvelle à annoncer concernant d’éventuelles opérations futures au Luxembourg», nous a répondu par mail le responsable de la communication de la firme pour l’Europe du Nord, Rick Janse Kok. «Le ministère de l’Économie n’est pas en discussion avec Uber», confirme l’exécutif.
L’impossible directive
Ce débat fait son retour sur le devant de la scène au moment même où, au niveau européen, les Vingt-Sept s’entredéchirent sur la question des travailleurs des plateformes. Le 18 décembre dernier, le commissaire européen Nicolas Schmit s’était réjoui, lors d’une visite à la Chambre des députés, d’un accord trouvé autour d’une directive censée mieux protéger les 28 millions d’indépendants concernés au sein de l’UE, dont plus d’un quart n’auraient accès à aucune couverture sociale. Quelques jours plus tard, le fragile consensus entre États-membres a pourtant volé en éclats, de nouvelles crispations se faisant jour autour du mécanisme de «présomption légale de salariat». La directive vise à requalifier les «faux» indépendants en travailleurs salariés.
Un nouveau retard pas du goût du Secrétariat européen commun de l’OGBL et du LCGB (Secec) qui dans un communiqué, ce 21 février, demande au gouvernement de Luc Frieden d’étudier sans délai une proposition de loi formulée en 2020 par la Chambre des salariés (CSL). Un texte visant à «créer un cadre national pour la protection des droits sociaux et des conditions de travail», rappelle le Secec. Là-dessus, l’accord de coalition apporte une réponse: «Les voitures de location avec chauffeur (VLC), comme Uber et des services similaires, seront autorisées au Luxembourg, à condition que les chauffeurs disposent d’une licence et qu’ils bénéficient d’une couverture sociale, ainsi que d’une protection au regard du droit du travail», peut-on y lire.
Ou comment tenter de relever les défis posés par l’«uberisation» de nos modes de vie… sans même la présence du principal concerné!