La pandémie a bouleversé les habitudes en terme de télétravail au Luxembourg. (Photo: Shutterstock)

La pandémie a bouleversé les habitudes en terme de télétravail au Luxembourg. (Photo: Shutterstock)

Depuis le 13 mars et les premières consignes du gouvernement en ce sens, les entreprises en capacité de le faire ont mis leurs salariés au télétravail quasiment du jour au lendemain. Le pays continue de tourner depuis les bureaux improvisés à domicile, au Luxembourg et de l’autre côté des frontières.

Voilà maintenant plus de trois semaines que les bureaux se sont vidés, du fait du , et des consignes des autorités pour limiter la contamination. Les sociétés qui le peuvent ont enjoint leurs équipes à travailler depuis leur domicile, aidées dans leurs démarches par les autorités. Ce qui a notamment permis aux travailleurs frontaliers ,   et de télétravailler sans limite de jours pendant cette période de crise.

Le transfert d’activité du bureau vers le domicile ne va cependant pas toujours de soi. D’abord parce que l’organisation d’un télétravail généralisé des salariés a dû se faire dans un laps de temps très court. Ensuite, parce qu’il nécessite l’équipement des employés en matériel et logiciels informatiques adéquats. Et enfin, parce qu’il bouscule les process et le management au quotidien. «Nous avons observé que certains cabinets d’audits et certaines banques étaient extrêmement bien préparés, et à l’inverse, certaines sociétés se sont retrouvées totalement désemparées et désorganisées, sans ordinateurs portables pour leurs équipes et en manque de licences pour utiliser certains logiciels. Pire, dans certaines industries, aucun plan de continuité d’activité n’existait, et encore moins de dispositif de ‘split operation’. Certaines entreprises ont clairement subi la situation», observe Pierre Gromada, country manager de Hays Luxembourg.

La place financière a notamment eu du mal à s’y mettre. , pour que le télétravail soit davantage appliqué, et que les entreprises financières limitent le déplacement de leurs employés aux fonctions vitales et au maintien des missions critiques. «Si les employés ne sont pas équipés en ordinateurs portables ou autres équipements mobiles, les entités doivent implémenter aussi vite que possible des bureaux virtuels ou d’autres solutions d’accès à distance», ajoute la CSSF. Il s’avère en effet que certaines sociétés ne sont pas bien équipées en ordinateurs portables et n’ont pas l’habitude du télétravail, à cause du traitement d’informations sensibles ou d’une culture d’entreprise qui ne s’est pas adaptée jusqu’à présent.

«Split operations»

Et si des centaines de personnes exerçant des fonctions non stratégiques continuent à se rendre au bureau, c’est que les plans de continuité d’activité (PCA, ou BCP en anglais) établis par les entreprises ont rarement prévu l’éventualité d’un travail à distance généralisé à cause d’une pandémie. De nombreuses sociétés ont donc appliqué leur PCA «de base», qui recommande un système de «split operations» pour séparer les équipes, soit entre différents sites, soit entre télétravail et présentiel.

C’est par exemple le cas de la Banque de Luxembourg (972 employés): «Les équipes ont été séparées pour répartir les collaborateurs sur plusieurs sites. Les concertations se font par téléphone ou vidéoconférence, et les réunions sont restreintes au strict minimum.»

Idem dans la société de services aux fonds IQ-EQ (350 employés), qui applique le principe de «split operations» dans tous les services, «avec un minimum de 50% des employés travaillant à domicile et le reste au bureau. Des horaires de travail flexibles s’appliquent aux employés qui utilisent les transports publics pour se rendre au bureau, afin de réduire les besoins de déplacement aux heures de pointe.»

Dans d’autres sociétés, seules les personnes exerçant des fonctions stratégiques se rendent au bureau, comme chez Clearstream (1.070 employés). «Techniquement, la plupart de nos fonctions peuvent être effectuées à distance, mais il y a quelques fonctions critiques qui nécessitent une présence sur place. Dans ce cas, nous veillons particulièrement à ce que les équipes soient dans un environnement sûr, et réparties entre les lieux de travail principaux et secondaires ainsi qu’à domicile pour atténuer tout risque de contamination.»

Société Générale Luxembourg (1.965 employés) applique la même stratégie: «Une grande partie du personnel travaille à distance, sauf les fonctions critiques, qui nécessitent une présence indispensable sur site. Pour ceux qui viennent sur place, les espaces de travail sont ségrégués et des sites de repli sont prévus.»

Réseaux saturés

Le télétravail généralisé n’a pu être rendu possible que grâce au travail soutenu des équipes informatiques pour configurer les nouveaux équipements, installer les VPN et les logiciels, ou encore augmenter la bande passante des réseaux internet. Ces équipes continuent en outre de gérer les bugs divers et de sécuriser les réseaux pour éviter tout risque d’attaque.

«Nous avons effectué une commande massive d’ordinateurs portables qui ont pu être configurés et remis à certains de nos collaborateurs en un temps record. À la suite d’un appel au volontariat lancé à nos collègues, nombre d’entre eux ont accepté de travailler depuis leur matériel informatique personnel», témoigne l’assureur Foyer (800 employés). Avant de poursuivre: «L’une des inconnues à ce jour ne dépend pas de notre société, mais des différents fournisseurs de réseaux wifi, clef de voûte de toute cette organisation, permettant à nos collaborateurs de travailler à distance.»

Le trafic internet augmente et , qui doivent maintenir la qualité de la connexion. «Tant sur le réseau fixe que sur le réseau mobile, le nombre d’appels a augmenté de plus de 80%, tandis que le trafic SMS a augmenté de 20%», expliquait l’opérateur Post dans un communiqué le 19 mars, remarquant aussi une hausse de 30% du trafic internet, en raison du télétravail, des réseaux sociaux et du streaming. Le trafic lié aux e-mails a fortement augmenté, ce qui peut provoquer «des délais de transmission qui trouvent leur origine non pas dans la capacité des réseaux, mais en général dans la saturation des serveurs qui gèrent l’envoi et la réception des e-mails», ajoute Post.

Pour cette raison, la Bourse de Luxembourg prépare par exemple un PCA en cas de panne de réseau. «Il faut imaginer une configuration dans laquelle les réseaux internet ne tiendraient plus. Dans un cas comme celui-ci et dans un contexte de pandémie, il ne s’agirait pas que tout le monde se retrouve au bureau dans les deux heures…», anticipe , son CEO.

Post remarque par ailleurs une hausse des cyberattaques de type DDoS (Distributed Denial of Service), qui tirent justement profit des limites de capacité des ressources d’un réseau pour rendre certains services indisponibles.

Par conséquent, les messages de sensibilisation à la sécurité informatique se multiplient. Securitymadein.lu a dû rappeler un certain nombre de règles, tout comme la CSSF. Dès le 3 mars, cette dernière a sensibilisé la Place aux bonnes pratiques en la matière: «Les professionnels doivent identifier les profils d’utilisateurs présentant les risques les plus élevés (administrateurs informatiques, employés chargés des transactions/paiements, etc.). Au moins pour ces profils de risque et, si possible, de manière plus générale, des mesures de sécurité appropriées devraient être mises en œuvre: authentification forte, accès à partir d’un ordinateur portable sécurisé géré par les professionnels, enregistrement et examen ex post des actions sensibles effectuées.»

Le régulateur demande aux entreprises de mettre en place des contrôles qui garantissent le fait que les connexions à distance sont bien compatibles avec le télétravail. «Ainsi, l’accès à distance doit être désactivé en dehors des heures de bureau, l’adresse IP d’origine de la connexion à distance doit provenir du Luxembourg ou des pays voisins», rappelle la CSSF.

Discipline de travail

Outre les problématiques techniques, le management des équipes se trouve bousculé par le télétravail. Les réunions se font désormais par visioconférence, en utilisant des outils comme Webex, Teams, Slack, ou Skype. Les e-mails, appels et autres documents partagés prolifèrent. Des outils que les salariés, comme leurs managers, ne maîtrisent pas toujours.

«Le nombre d’e-mails devient de plus en plus important, avec la tentation d’envoyer un courrier électronique dès qu’on a une question, ce qui va créer des interruptions pour soi et pour les autres», analyse , business coach chez Pyxis Management, . «Pour les managers, il faut conserver les réunions en visioconférence. Je dirais même qu’elles doivent être plus soutenues, car on n’a pas les petits échanges entre-temps», ajoute-t-elle.

En effet, le lien social entre collègues comme la cohésion d’équipe sont particulièrement difficiles à préserver. Beaucoup de managers soulignent aussi l’importance de prendre le temps de rassurer les nouveaux salariés, qui ont pu arriver juste avant la crise et se retrouvent un peu démunis, tout comme de continuer à former les profils juniors.

Enfin, concernant l’organisation au quotidien, le télétravail requiert une certaine discipline. de trouver la possibilité de s’isoler, de s’aménager un poste de travail, de se fixer des règles à l’intérieur du foyer, et de structurer sa journée. «Il est facile, lorsqu’on est chez soi, de céder au syndrome de la dispersion», avertit la coach. Bien définir moments professionnels et privés devient alors essentiel.

Pas si simple néanmoins dans le contexte actuel, où les parents télétravailleurs se retrouvent coincés entre leurs obligations professionnelles, la garde des enfants (et la classe à la maison), et la gestion des tâches ménagères. «Nous avons beaucoup de jeunes parents qui ont choisi de ne pas prendre leurs congés pour raisons familiales, mais nous sommes alors flexibles avec les contraintes de chacun, en estimant que même quelques heures de travail par jour sont les bienvenues pour l’entreprise», partage Robert Scharfe.

Ces semaines de télétravail pourraient finalement changer la donne à l’avenir. En juillet 2019, une étude du Liser révélait que «88% des salariés déclaraient ne pas avoir l’opportunité de télétravailler: la moitié (52%) du fait de la nature de leur emploi, et les autres (36%) parce que leur entreprise ne le leur permettait pas». Et parmi ceux qui se mettaient parfois en télétravail, le Liser constatait que c’était «en débordement», c’est-à-dire pour finir des tâches qu’ils n’avaient pas eu le temps de faire pendant le temps de travail.

«Ce n’est pas la preuve que tout le monde peut télétravailler, mais plutôt que le télétravail peut en tous cas être élargi à davantage de salariés. Sur ce sujet, peut-être le gouvernement va-t-il aussi évoluer, ce qui permettrait entre autres de réduire le trafic routier et d’augmenter la productivité…», espère Robert Scharfe.

Des institutions européennes bien préparées

Le télétravail généralisé est une gageure pour les grands employeurs que sont les organisations internationales. D’autant plus que la coopération entre pays et la coordination font partie de leur travail quotidien. Les institutions présentes au Luxembourg, comme la Cour de justice de l’Union européenne (2.300 employés), la Banque européenne d’investissement (3.630 employés) ou encore le Parlement européen (2.100 employés) ont progressivement mis tous leurs employés en télétravail. Sachant que le chômage partiel n’est pas un dispositif auquel ces organisations peuvent recourir.

À la CJUE, la grande majorité des membres du personnel dispose du matériel fourni par l’institution, permettant de travailler à distance dans des conditions identiques à celles des bureaux de l’institution.

Du côté de la BEI, seuls 12 employés et quelques équipes d’externes sont présents sur le site. Ils assurent notamment le service courrier, la sécurité, la maintenance technique, le nettoyage et le support hardware IT. La BEI indique que son personnel était déjà en grande majorité équipé pour travailler à distance, et que la capacité de la bande passante internet avait déjà été augmentée, ce qui lui a permis de ne pas subir d’interruption de ses activités lors du passage au télétravail généralisé. Un plan de soutien a ainsi pu être mis sur pied rapidement: le 16 mars, la BEI a annoncé un paquet de 40 milliards d’euros d’aides mobilisables en faveur des entreprises en difficulté, en coordination avec le Fonds européen d’investissement.

Les avocats s’adaptent

En plus des injonctions au télétravail des autorités, . Le calendrier des audiences avait déjà été allégé — voire réduit à néant pour les justices de paix — ces derniers jours. La ministre de la Justice, (Déi Gréng), a estimé qu’il fallait aller plus loin: «tous les délais prescrits dans les procédures devant les juridictions judiciaires, administratives, militaires et constitutionnelles» sont suspendus, avec certaines spécificités.

. Elvinger Hoss Prussen a choisi le télétravail pour tous ses collaborateurs et fermé ses différents bâtiments. Tout en «s’assurant que nous donnons à nos clients un soutien continu et un service ininterrompu». De son côté, l’étude Kleyr Grasso a bien fait passer les consignes à ses collaborateurs: «Nous avons fait le nécessaire pour permettre le travail à distance à nos avocats, aux secrétaires et aux personnes travaillant dans les services Comptabilité, Marketing et IT. Nous avons demandé aux partners et aux counsels de faire travailler au maximum leurs équipes à distance et de ne pas les faire venir au cabinet», explique , partner et cofondateur.

Le télétravail s’impose aussi dans des études moins étoffées. «Le secrétaire fait le standard téléphonique et se charge du traitement de tous les courriels, qui se fait également à distance», précise Me Gilles Scripnitschenko. «Il y a toujours un seul avocat à l’étude, et ceci en alternance avec les autres. Sinon, le travail se fait en télétravail et les rendez-vous sont annulés (sauf urgences).»