Les plus anciens se souviennent du ramassage en bus, des bleus de travail, des pointeuses, de l’odeur de feu et d’acier, des amitiés qui se finissaient dans les bars avoisinants au bout d’une paie dépensée en quelques heures. Cinquante ans plus tard, les photos jaunies ont mal vieilli. L’usine du futur se dessine dans une ambiance studieuse et aseptisée, où la seule chaleur est dégagée par un superordinateur qui ingurgite, digère et déglutit des données à valeur ajoutée.
Pas besoin d’enfiler une blouse de laboratoire, une charlotte en papier ou des chaussures à usage unique: le CEO de LuxProvide, Arnaud Lambert, s’est installé dans une petite salle, écran de télévision allumé sur le «one-stop-shop» annoncé quelques jours plus tôt par les ministres de l’Économie,
Lex Delles, et de la Recherche et de l’Enseignement supérieur,
Stéphanie Obertin.
Un parcours client en sept étapes
Son index droit désigne la case à gauche de l’écran et trace un parcours client jusqu’à la droite, où la puissance du supercalculateur spécifique pour l’intelligence artificielle doit permettre à tout type d’entreprise de basculer dans le futur. Sept cases. Un parcours que n’importe quelle entreprise qui se pose des questions ou qui a des projets d’intégration de l’intelligence artificielle dans ses activités, pour gérer des clients, des stocks ou des RH, peut entamer avec un expert de l’AI Factory.
Pas après pas, l’expert va proposer des formations, puis un «assessment» jusqu’à mettre le représentant de l’entreprise en contact avec la galaxie des fournisseurs de solutions qui ont déjà rejoint l’usine du futur. «Un des huit experts, mis à disposition par Luxinnovation pourra proposer le meilleur fournisseur en fonction des besoins précisément établis de l’entreprise. Car tout le monde n’a pas les mêmes besoins», explique M. Lambert.

Priorities and key topics (Source: Luxinnovation)
Luxinnovation a nommé Fateh Amroune lead de l’AI Factory depuis le 15 janvier pour coordonner l’ensemble depuis l’Agence publique de l’innovation. L’étape suivante prévoit d’aider les entreprises à se saisir des possibilités de financement, au niveau national ou au niveau européen, avant de passer à la phase ultime en deux parties: l’utilisation du superordinateur avec l’injection de données et la mise en œuvre d’un «proof of concept» (Poc) ou du sandboxing et, si tout se passe comme prévu, la mise en production tout court de ce qui a le potentiel de changer la vie de n’importe quelle entreprise. Il y a ceux qui auront abandonné après la formation, ceux qui auront laissé tomber après l’«assessment» ou faute de financements. Il y a ceux qui devront revoir leur modèle à la lumière des résultats du Poc. Cent fois le métier, sur l’ouvrage, tu remettras…
La défense exclue, la santé écartée
À la traîne par rapport aux Américains ou aux Chinois, les Européens ont imaginé des usines du futur dans toute l’Europe, connectées et complémentaires, afin d’éviter à la fois le saupoudrage sans valeur ajoutée et les doublons mortifères. Le temps presse.
Le financement européen de ces AI Factorys garantit à la fois une enveloppe financière suffisante et que les États membres partageront des ambitions communes européennes – par opposition à «nationales». Pour sa L-Aif, le Luxembourg a choisi la finance et l’assurance, la cybersécurité, l’espace – où personne d’autre en Europe ne sera sur le même créneau – et la green economy (la transition énergétique et la mobilité durable). «Mais cela ne veut pas dire que les entreprises qui auraient des projets sur d’autres créneaux ne peuvent pas nous appeler», précise celui qui met en place les rouages de ces mécaniques. «Cela signifie seulement que les entreprises qui ont des projets d’IA dans ces quatre domaines seront prioritaires. Pour les autres, nous pourrons les accueillir mais aussi les aiguiller vers les autres AI Factorys, en Europe, qui ont les compétences et l’écosystème qui peuvent leur convenir.»
Et inversement, les 12 autres AI Factorys officialisées pour l’instant – sept en décembre dont la luxembourgeoise à l’occasion du Top100 de Paperjam, et six autres mi-mars – devront renvoyer vers le Luxembourg les projets qui ont plus de chance dans l’écosystème local, avec cette précision que les autres s’intéressent plutôt exclusivement à la recherche et pas aux entreprises.
Une opportunité non dite mais identifiée par les Luxembourgeois. Comme est identifiée l’expertise de Luxinnovation dans l’accès aux financements européens, le modèle unique de cloud souverain Clarence, les data centers de LuxConnect ou de Deep ou les certifications de LuxProvide de nature à rassurer sur la cybersécurité des données et des modèles. Car l’écosystème est réuni à plusieurs niveaux: de la gouvernance du consortium et du superordinateur pour LuxProvide et pour l’écosystème à Luxinnovation, aux membres du consortium (les deux premiers plus le Luxembourg National Data Service, le Luxembourg Institute of Science and Technologie et l’Université du Luxembourg) et aux partenaires associés (la Luxembourg House of Financial Technology, la Luxembourg Space Agency, la Luxembourg House of Cybersecurity, le Technoport, le Digital Learning Hub, Clarence et Deep).
À l’heure où Donald Trump aura davantage fait pour la défense européenne en 60 jours que durant des dizaines d’années de palabres, il n’aurait pas été idiot de réunir «défense», «espace» et «cybersécurité», notamment dans la perspective luxembourgeoise où les dépenses pourraient très bien être orientées dans ce secteur et où la BEI va appuyer le plan à 800 milliards d’euros par 150 milliards d’euros de crédits. Mais la défense n’entrait pas dans le périmètre de l’initiative européenne, écarte M. Lambert. Comme il écarte le domaine de la santé, où l’on aurait aussi pu rêver que le Luxembourg capitalise sur sa taille et sur la sécurité des données pour devenir le point central de recherche autour des médicaments ou des thérapies de demain. «D’autres sont plus avancés que nous et, pour décider des secteurs de chaque AI Factory, sont intervenus trois critères: l’expertise, la taille de marché et les sets de données disponibles», précise encore notre interlocuteur.

The Luxembourg AI Factory (Source: Luxinnovation)
Dix-sept sets de données
La donnée est une autre dimension aussi sensible que fondamentale pour la réussite du modèle luxembourgeois. Aujourd’hui, des entreprises ont des données non structurées – comme un fouillis de livres dans une bibliothèque – d’autres n’ont pas assez de données et certaines utilisent des données synthétiques. Dans le «one-stop-shop», les entreprises pourront avoir accès à 17 sets de données qui leur permettront de lancer leur projet ou de le développer, et à des experts qui leur permettront de structurer les données pour en tirer les avantages concurrentiels dont elles rêvent. Des experts astreints à un strict devoir de confidentialité puisque la propriété intellectuelle des données reste dans le giron de l’entreprise, l’AI Factory tirant un autre bénéfice de ces expériences: des experts de plus en plus qualifiés. Avant que l’AI Factory ne soit véritablement lancée, probablement à l’été 2026 quand MeluXina-AI sera mis en service, une chose est déjà sûre: l’usine ne sera pas… une usine à gaz.
Pour deux raisons: d’abord, le contrat de cofinancement avec EuroHPC JU est signé pour trois ans; ensuite, le cahier des charges de près de 200 pages prévoit toute une série d’indicateurs annuels de performance très détaillés dans tous les aspects de l’usine, qui obligeront ses promoteurs à suivre des rails préconfigurés de développements et de collaborations à l’échelle européenne. Quel KPI général devrait-on regarder pour avoir une idée du succès de cette initiative à 126 millions d’euros (dont 60 à charge de l’État luxembourgeois, 63 pour EuroHPC JU grâce à divers programmes européens tels que le Digital Europe Programme et Horizon Europe) et 3 pour Luxinnovation)? Probablement le nombre de start-up et d’entreprises qui seront allées au bout du programme, 190 selon le document de L-Aif.
Un petit chiffre au regard des moyens déployés? «Tout dépend comment on le regarde», nuance M. Lambert. «190 ne sont que les entreprises qui seront allées au bout, mais il y aura toutes celles qui seront engagées dans les différentes étapes du processus, ce qui se traduira de toute façon par une montée en compétences, ce que nous recherchons. Ensuite, il faut replacer ce chiffre dans le contexte luxembourgeois.» Un contexte de 400 à 500 start-up actives, selon les sources, contre 1.000 qu’il faudrait avoir pour atteindre une taille critique, selon Genome, autrefois mandaté par le ministère de l’Économie pour analyser la situation. Un contexte situé entre la 61e et la 70e place mondiale, selon le dernier classement du même institut en 2024.
«Il ne faut pas perdre de vue un autre élément», complète le CEO de LuxProvide, qui joue le rôle de coordinateur complet du projet, ce qui inclut la gestion de la gouvernance complète et le reporting financier ainsi que la responsabilité envers la Commission européenne et le gouvernement: «Le “one-stop-shop” est aussi un endroit où l’on mettra en évidence ce que l’on ne va pas faire, ce qui n’a pas vraiment d’intérêt. Imaginez que vous pensiez à une solution RH dopée à l’IA pour vos recrutements mais que vous n’ayez que dix recrutements par an à gérer. Ce n’est pas forcément utile. Éduquer sur ce qu’il faudrait faire ou pas, sur ce qui est utile ou pas, sera aussi important.»
Car «l’ambition», finit-il, «est de positionner l’AI Factory comme l’une des plus performantes en Europe en termes d’expérience client et de qualité de service» pour les entreprises, qui seront moins bien servies dans les douze autres hotspots de l’IA européenne. À bon entendeur: l’usine luxembourgeoise sera, comme par le passé, un haut lieu d’expertise.

L’écosystème EuroHPC AI Factories en Europe. (Source: Commission européenne)
Les investisseurs à la marge
T.L.: Les investisseurs ne devraient-ils pas être associés plus étroitement à cette nouvelle usine ou comprendront-ils tout seuls que les start-up qui sont allées au bout méritent un peu de considération? Ou même que certaines des start-up qui se sont engagées jusqu’à un certain point mériterait qu’on s’y arrête parce que le dispositif n’aura a priori pas d’effet sur le management d’une start-up comme un investisseur pourrait en avoir un? C’est la grande question que pose cette usine des temps modernes. Reste à attendre la nature des décisions que le gouvernement s’apprête à prendre avant ou après ses stratégies sur la donnée, l’intelligence artificielle et le quantique au printemps pour en savoir plus.
Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de Paperjam du mois d’avril 2025, parue le 26 mars. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam. Cliquez sur ce lien pour vous abonner au magazine.
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