«Fils de» (son père ), n’a jamais vraiment quitté l’univers familial: il y a grandi, observant les gestes et les exigences du métier, bien avant de s’y engager pleinement. Et de tracer sa propre voie, entre passion jamais démentie et diversification des activités (restauration, boucherie, vente à emporter, traiteur…).
Après des études spécialisées en hôtellerie-restauration, partagées entre l’Institut Paul Bocuse et l’Université Jean Moulin à Lyon, il forge ses premières armes sur le terrain, dans des maisons réputées, notamment sur la Côte d’Azur, au prestigieux Carlton de Cannes. Un passage à Paris chez le traiteur haut de gamme Raynier-Marchetti viendra compléter sa formation.
En 2009, Tom Steffen intègre officiellement l’entreprise familiale avec le titre de directeur de clientèle adjoint. Devenu CEO en 2021, au sortir de la tumultueuse séquence Covid, il imprime depuis sa marque au côté de sa sœur , la COO. Un parcours pas toujours de tout repos, forcément.
Votre tout premier contact avec le monde du travail? Le tout premier souvenir?
Tom Steffen. – «Étant dans une entreprise familiale, fondée dans cette maison même où j’ai grandi (l’entretien s’est déroulé à Steinfort, NDLR), ce contact était permanent. Je n’ai jamais eu de concept vie privée/vie pro. Pour moi, c’était toujours homogène. Tout petit, je me suis retrouvé à aller dans les productions, visiter mon papa, visiter ma maman au magasin… S’il y a quelque chose de marquant de l’époque, ce sont les barbecues du personnel. Tout le monde venait avec sa famille. Les relations humaines, partager des moments ensemble. C’est cela aussi, par la suite, qui m’a donné envie. Les moments passés avec mes parents, que l’on caractériserait plutôt de moments privés, ont toujours été de qualité. Même si, par période, la quantité n’y était peut-être pas forcément. Mais il y a des sacrifices à faire…
Avec l’architecture, je me suis accordé la liberté d’essayer de me consacrer à autre chose qu’à l’entreprise familiale, mais finalement ce n’était pas pour moi.
Dans votre construction professionnelle, avez-vous envisagé de faire tout autre chose que le métier qui naturellement vous tendait les bras?
«Cette question est évidente quand on grandit dans une entreprise familiale… J’ai vécu un passage où je me suis énormément intéressé à l’architecture. Mon père m’a encouragé à aller dans cette direction. Il bouquine beaucoup, il m’a acheté des livres sur le sujet afin que je m’engage dans cette voie. Pour lui, c’était: “Je veux que mon fils soit heureux, je veux qu’il planche sur ce domaine précis, je vais lui donner tous les moyens pour se développer là-dedans.” Mais quand j’ai commencé des études, j’ai compris que j’aimais plus l’architecture que l’architecture ne m’aimait! Bref, je me suis accordé la liberté d’essayer de me consacrer à autre chose qu’à l’entreprise familiale, mais finalement ce n’était pas pour moi.
Et ensuite? Vous dédiant à l’entreprise familiale, avez-vous eu à composer avec une forme de pression?
«Bien sûr. Il y a toujours de la pression. Dans ce genre de situation, il faut se comprendre comme individu, et pas uniquement en tant que “successeur”, celui qui continue d’écrire une histoire à partir d’un certain chapitre. Il faut se rendre compte que l’on a bien le droit d’avoir sa propre identité et d’écrire certains chapitres de sa propre plume. Ça, on met assez longtemps à comprendre. Comme on met longtemps à admettre qu’en fait, ça se passe pour le mieux si on fait à sa façon. Parce que si on essaie d’imiter, c’est un échec. Aux jeunes confrontés au même cas de figure, je dis que de toute manière, au bout de 15 ans, ils vont se poser l’une des deux questions que chacun se pose, et qu’il leur faudra une réponse: soit ils se demanderont ce qu’ils auraient pu devenir s’ils n’avaient pas rejoint l’entreprise familiale, soit ce qu’ils auraient pu devenir s’ils l’avaient rejointe, cette entreprise. Il y a toujours des choix à faire. Et ils ont des conséquences.
Vous aurez 40 ans l’an prochain. Depuis le temps, vous n’avez jamais ressenti le besoin de répondre à une autre question, celle de savoir ce que vous deviendriez si vous bifurquiez?
«Les dernières années, depuis le début du Covid, ont été particulièrement éprouvantes. Tant belles humainement que très décevantes humainement. Économiquement, des hauts et des bas. Bon, plus de bas que de hauts, je ne vais pas le cacher non plus. Le contexte était très particulier, très difficile. Est-ce qu’on a des moments de faiblesse? Oui, comme tout le monde. Mais on y revient toujours. Donc, non, chacun peut avoir des moments où il se pose de sérieuses questions, mais pas suffisamment pour remettre en cause le projet. Il y a trop d’amour là-dedans. Vraiment trop d’amour.
En entreprise familiale, on sait que généralement, même si on se blesse, c’est fait avec beaucoup de bienveillance.
Rétrospectivement, y a-t-il une erreur de débutant que vous aimeriez pouvoir gommer?
«Il y en a énormément. La liste est très, très longue. Hormis une, ce sont toutes des choses que je mettrais dans la catégorie: “Ça m’a permis d’apprendre.” Si je ne les avais pas faites, je ne sais pas si cela m’aurait permis d’aller plus loin. Que ce soit professionnellement ou humainement d’ailleurs. En revanche, il y a une chose que je regrette: c’est parfois, au sein de nos équipes, d’avoir toléré des personnes toxiques, comme on le dit de nos jours. Je les ai tolérées pour leur savoir-faire et pour leur professionnalisme, mais elles étaient un poids pour le collectif. Ça, je le déplore. Si nos collaborateurs ne sont pas dans de bonnes conditions, ils ne peuvent pas effectuer un bon travail. Point barre. Ce n’est pas plus compliqué que ça.
Toujours en vous retournant sur votre parcours, identifiez-vous un tournant, un virage décisif? On a parlé du Covid, je présume que c’en est un. Y en a-t-il eu d’autres?
«C’est difficile à définir, parce que j’ai une autre idée de moi-même tous les 5 ans. C’est quelque chose qui est en permanente évolution. Et j’ai l’impression que certains tournants… Si ce ne sont pas des moments où on fait du surplace pendant deux ans, ce sont des tournants qui parfois sont très utiles pour tisser une toile. Je vois beaucoup de tournants que j’identifierais comme: “Allez, on aurait pu mieux faire”, mais avec beaucoup de bienveillance pour moi-même. Des moments où l’on songe que ce qui a été fait mériterait une petite fessée plutôt qu’une grosse droite ou un coup de boule. Des moments de remise en question, pour avancer.
Comment vous relevez-vous des moments difficiles?
«En étant bien entouré. En famille. En étant ouvert d’esprit sur moi-même aussi. En sachant reconnaître les erreurs commises. Mais, surtout, en étant à l’écoute des autres, des gens qui me sont chers. En entreprise familiale, on peut se dire des choses qui nous atteignent très profondément, parce qu’on se connaît bien. En plus, c’est facile: on connaît chacun les boutons à actionner pour faire réagir l’autre, parfois c’est rigolo (sourire)… Mais on sait que généralement, même si on se blesse, c’est fait avec beaucoup de bienveillance. C’est pour le bien commun. Ça, c’est dans le contexte famille dans l’entreprise. Mais il y a aussi le contexte famille en dehors de l’entreprise, où je pense que ça donne beaucoup de forces. Ma femme et mes deux filles… (sourire).
Que faites-vous des moments de tempête, une fois celle-ci éloignée?
«Des moments cristallisants, il y en a eu énormément, et ils étaient très douloureux. Et j’ai l’impression qu’à chaque fois… Eh bien, si ce n’est pas un minimum douloureux, les choses ne changent pas. Comme une lame, on se forge dans le feu. Pas dans l’eau tiède.
Je change assez facilement d’avis. Si je pense X et que quelqu’un propose une idée Y qui est meilleure, eh bien ciao, poubelle. L’idée X, je l’oublie.
Qu’avez-vous appris sur vous en plus de 15 ans de carrière?
«J’en apprends tous les jours sur moi-même. Tout simplement. Vous savez, je change assez facilement d’avis. Si je pense X et que quelqu’un propose une idée Y qui est meilleure, eh bien ciao, poubelle. L’idée X, je l’oublie. Ce que l’on a un peu perdu ces 10 ou 15 dernières années, c’est la capacité d’échanger sur ses convictions avec respect. Un profond respect pour l’humanité de la personne en face. On ne sait plus débattre.
Quelle est la réalisation dont vous êtes le plus fier?
«La réponse, ce sont mes deux filles. C’est tellement évident… Professionnellement, depuis que je suis arrivé dans l’entreprise en 2009, je pourrais vous citer beaucoup de projets, beaucoup d’ouvertures, beaucoup de diversification, beaucoup d’idées –certaines ayant porté leurs fruits, d’autres peut-être pas, mais on a eu la sagesse de dire: “Bon, on a fait fausse route, arrêtons.” Mais rien de tout cela je ne le vois comme achevé. Quelque chose d’accompli, c’est quand le livre est fini. Et je n’ai pas ce ressenti-là. Tout est toujours à continuer à écrire. On est des artisans, c’est un métier dans lequel on est jugé tous les jours.
Hors du giron familial, y a-t-il une personne, une rencontre, un échange, ayant compté plus que les autres?
«Dans mon parcours professionnel, j’ai eu la chance de développer une certaine intimité humaine avec beaucoup de gens, issus de milieux très différents. Et je dirais que c’est la vraie richesse que cet environnement d’entreprise familiale m’a offerte: pouvoir côtoyer toutes ces belles personnes si différentes. Il y en a énormément qui m’inspirent.
Quels sont les conseils clés que vous conservez constamment à l’esprit?
«Plus que des conseils, des leçons. Sur le business. Sur les relations commerciales. Sur les relations employé-employeur. Sur tous les sujets qui touchent de près ou de loin à l’entrepreneuriat.
Quelle critique a été la plus difficile à entendre?
«Avec mon père, on s’était permis, en 2011 ou 2012, un voyage en chiens de traîneau, en Laponie. Pendant 8 ou 9 jours, on allait d’une cabane à l’autre, le long de la frontière russe, au sein d’un groupe de participants vraiment géniaux, aux profils très différents, que l’on ne connaissait bien sûr pas avant le voyage. Lors d’une discussion, une femme travaillant dans les RH à l’international m’a un jour posé la question: “Toi, pourquoi tu as choisi de rejoindre l’entreprise familiale?”. À l’époque, j’étais dans le registre: si on pose une question, c’est qu’on attend une réponse calibrée. Donc, garçon malin, j’ai répondu avec un discours un peu scolaire, un peu marketing. “Moi, les produits ça me fait vibrer, etc.” J’y croyais profondément. Et à la fin de tout ce beau discours, cette dame me répond: “Tu es sûr?”. Ce n’étaient pas beaucoup de mots, mais ça a bougé des choses. Cette femme était allée derrière le masque. Et c’était surprenant. Parce qu’il s’agissait d’un masque que j’aimais bien à l’époque. Mais la question de cette dame m’a obligé à me dire : “OK, ce masque a fait son temps.”
Après ça, vous vous êtes assumé tel que vous étiez, sans vous sentir prisonnier du rôle qu’on attendait de vous? Ça s’appelle un passage à l’âge adulte, non?
«Tout à fait. On peut dire ça comme ça.
Je peux avoir une bonne intuition, mais avant de réagir, je vais aller creuser. Parfois trop longtemps.
Dans votre leadership au quotidien, quels sont les grands principes, les grandes valeurs qui vous servent de boussole?
«La franchise.
C’est tout? La franchise, c’est de l’acrobatie parfois…
«Non, la franchise ce n’est pas toujours facile. Mais je préfère mille fois apprendre les choses des personnes concernées que par d’autres sources. Si j’ai horreur d’une chose, c’est ça. Pourtant, dans un environnement d’entreprise, ça arrive régulièrement. Je n’apprécie pas. Quand en revanche la franchise est là, je sais l’apprécier à sa juste valeur. On peut être franc et respectueux.
À quand remonte votre dernière décision impulsive?
«Jamais. Je n’ai pas d’exemple à vous donner… Mais c’est pour ça que l’on se complète aussi bien avec mon père . Ils peuvent avoir ce tempérament impulsif qui apporte lui aussi beaucoup de bien. Moi, je peux avoir une bonne intuition, mais avant de réagir, je vais aller creuser. Parfois trop longtemps.
Qu’aimeriez-vous dire au Tom Steffen âgé de 20 ou 25 ans?
«Ben… il avait déjà entendu de cette brave dame ce qu’il avait besoin d’entendre. Non, je ne lui dirais rien. Parce qu’il ne comprendrait pas pourquoi il a pris les décisions, parfois à ses dépens, qu’il a prises. Et le processus d’apprentissage ne serait pas le même. Donc je lui ferais un gros sourire. Je l’embrasserais. Et je lui mettrais une claque sur l’autre joue, comme ça, pour le perturber avec beaucoup de bienveillance. Il me détesterait. Mais il comprendrait avec le temps. Ce jeune homme-là, déjà, il n’était pas papa. Ça change tout un tas de choses.
S’il y avait un moment que vous pourriez capturer, pour le revivre à la demande…
«En 2012, un grand événement sur trois jours. Je ne vais pas donner le nom du client. Trois jours avec nos équipes sur site. C’était quasiment du H24. Et tout s’est passé à merveille. L’aboutissement d’une planification, aucun “hic”, du début à la fin les invités se sentent bien, tout le monde est fier de ce qu’on est en train de faire. On a écrit une partition et elle est jouée. Le Top 100 au mois de décembre dernier, . Vivre avec des partenaires de longue date des événements comme ça, c’est toujours quelque chose de magique.
Si votre carrière était un livre, un film, une chanson, quel en serait le titre?
«On en a rigolé avec ma femme de cette question… La réponse, c’est “50 nuances de gras”. Parce qu’on dit toujours: “Le gras, c’est la vie”. J’ai grandi avec ça.»