Figure médiatique, familière des plateaux TV et des studios de radio, la sociologue française Dominique Méda est reconnue pour ses travaux sur le travail et son évolution dans nos sociétés. Professeure à l’Université Paris-Dauphine et directrice d’un think-tank dédié aux réformes économiques, elle sonde depuis plusieurs décennies la manière dont le travail structure nos vies, ce que l’on en attend, et ce qu’il nous apporte… ou non. Elle s’intéresse particulièrement à la perte de sens ressentie dans certains métiers, aux conditions de travail et aux inégalités qui irriguent le monde professionnel.
Auteure de nombreux ouvrages, Dominique Méda défend une vision du travail comme source d’épanouissement et de lien social. À l’invitation de la Chambre des salariés (CSL), elle donnera une conférence le 7 mai à Luxembourg . L’occasion de revenir avec elle sur les grandes mutations à l’œuvre et les tensions entre aspirations individuelles.
Entre ceux qui dénoncent une crise de la «valeur travail» et ceux qui vivent une crise du travail au quotidien, le dialogue semble interrompu. À quoi attribuez-vous cette rupture de perception? S’agit-il d’une crise de regard, d’une crise politique ou d’une crise de modèle?
Dominique Méda. – «Il y a un problème idéologique. J’ignore si c’est ou non la même chose au Luxembourg, mais en France, ce que l’on entend en tout cas, c’est que les gens ne veulent plus travailler, qu’ils sont devenus paresseux, que les jeunes le sont encore plus que les autres, etc. Mais quand on regarde les enquêtes, c’est-à-dire ce que disent réellement les gens de leurs attentes vis-à-vis du travail, et de la réalité du travail, on obtient une tout autre image. En fait, les représentations et les attentes à l’égard du travail sont énormes du côté français. Peut-être trop énormes d’ailleurs. Les gens attendent beaucoup du travail. Notamment d’avoir un travail intéressant qui leur donne l’impression de réussir quelque chose. Plus de 80% des jeunes l’affirment. Quand on leur pose la question ‘Qu’est-ce que vous trouvez le plus important dans le travail?’, ils répondent: ‘Un travail me permettant de réussir quelque chose.’
Le second point, c’est la réalité des conditions de travail, qui est quand même d’une très grande médiocrité. Les personnes s’en plaignent. Et là, il y a un véritable déni, une ignorance de la part des tenants de la valeur travail, les classes dirigeantes. Ils ne comprennent pas, n’entendent pas, ne croient pas qu’il y a un problème avec les conditions de travail.
Revenons sur la question du sens. Vos travaux vous amènent-ils à dire qu’il y a une perte de sens généralisée ou bien cela touche-t-il principalement certains secteurs ou certaines formes de management? Si je repose ma question, est-ce que le travail est devenu absurde ou est-il simplement mal organisé?
«Très bonne question! Non, ce n’est pas généralisé, loin de là. Le travail, ça peut être pour les gens à la fois la meilleure et la pire des choses. Il y avait quand même encore en 2016, en France, la moitié des gens qui associaient travail et mal-être. Et selon la dernière statistique dont on dispose, remontant à 2019, 37% des personnes en emploi disent qu’elles ne se sentent pas capables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite, avec une surreprésentation des jeunes, des femmes, mais une assez grande similarité entre les cadres (32%) et les non-cadres (39%). Plus d’un tiers!
Après, bien sûr qu’il y a des secteurs ou des métiers qui sont plus concernés… On sait par exemple que, concernant les risques psychosociaux, les soignants ou les gens en contact avec le public pourraient être plus nombreux à dire que ça ne va pas. Cela dépend des entreprises aussi: il y a des entreprises dans lesquelles le management est plus toxique que dans d’autres.
On a plus d’amortisseurs sociaux qu’aux États-Unis. Mais la situation est quand même ressemblante.
À qui la faute en fait? Aux logiques d’optimisation ou à une certaine idéologie managériale ayant vidé le travail de sa substance?
«Il y a des causes générales qui concernent la plupart des pays industrialisés, et des causes plus spécifiquement françaises – et peut-être luxembourgeoises. Ce sont la mondialisation, la globalisation, la financiarisation, le fait que l’on a des exigences de rentabilité de plus en plus fortes qui pèsent sur les entreprises, des fusions-acquisitions, la diffusion de l’informatique, les changements organisationnels incessants… Ça, ce sont des faits. Et c’est relayé, poussé, promu par une idéologie consistant à dire qu’il faut faire bouger les gens, qu’il ne faut pas qu’ils se reposent, qu’il faut du reporting en permanence, qu’il faut qu’on puisse exhiber les performances des gens, individualiser les récompenses, etc.
Et puis il y a la spécificité française: à savoir le caractère encore très hiérarchique de l’entreprise, des relations sociales qui ne sont pas bonnes entre un patronat assez rigide et des syndicats qui, du coup, ne sont pas dans le dialogue. Quand on compare avec des pays dans lesquels la codétermination est en vigueur – que ce soit l’Allemagne ou les pays nordiques –, c’est ce qui fait une grande différence. En France, nous sommes dans un pays dans lequel le dialogue social ne marche pas.
Vous établissez un parallèle avec les États-Unis où la désindustrialisation a nourri un profond ressentiment politique. Est-ce que l’Europe pourrait basculer de la même manière? Sommes-nous déjà en train d’enclencher cette mécanique d’une forme de désespoir social?
«Oui, parce que je pense aux régions françaises ou européennes qui ont été touchées par la désindustrialisation et qui sont en train de réagir de la même manière qu’aux États-Unis, c’est-à-dire en votant pour l’extrême droite. Non, parce que je pense qu’on a quand même plus d’amortisseurs sociaux qu’aux États-Unis. Mais la situation est quand même ressemblante si on regarde les forces politiques et la manière dont elles ont réagi à cette désindustrialisation. Aux États-Unis et, pour ce que j’en connais, en France, les démocrates, d’un côté, et les partis de gauche, de l’autre, n’ont pas suffisamment compris l’ampleur du problème. Ils n’ont pas su répondre aux attentes de ces personnes qui avaient perdu leur emploi, qui avaient peur de le perdre ou qui avaient vu une forte dégradation de leurs conditions de travail.
Qu’est-ce à dire en définitive? Que pour une partie de la population le travail est davantage devenu un facteur de déclassement que d’émancipation?
«Clairement. C’est-à-dire que le travail pourrait être un facteur d’émancipation et un opérateur de santé, on va dire. Mais pour une partie des personnes, en effet, il ne l’est plus du tout et il est devenu une véritable souffrance. Souffrance double: souffrance quand on n’a pas ou qu’on a perdu son travail; souffrance quand on se trouve dans certains emplois.»
Dernier livre paru: «Une société désirable. Comment prendre soin du monde», éditions Flammarion.