En poussant la porte vitrée aux contours dorés, on est propulsé des années en arrière. Pièces en bois massif, tapisseries, rideaux d’époque et grands tapis décorent le hall de l’hôtel vintage, qui a vu passer bien des clients. Dans les couloirs règne une odeur de propre, pas celle aseptisée, mais celle du savon de nos grands-parents. Quelques touches modernes détonnent ici et là, comme les panneaux lumineux qui indiquent les chambres. Mais pas question de remplacer les bonnes vieilles clés par des cartes pour y entrer. Voilà à quoi ressemble l’hôtel Cravat, à deux pas de la cathédrale, transmis de génération en génération depuis 1895.
«Je suis la quatrième», annonce fièrement son directeur général actuel, Carlo Cravat, âgé de 56 ans. «Mes arrière-grands-parents ont commencé avec le restaurant et un bâtiment de six chambres, côté Notre-Dame. En 1932, il a été rasé et ils ont construit l’aile où il y a maintenant dean&david. Au premier étage, il y avait le restaurant. Nous avions une petite vingtaine de chambres au début de la guerre, en 1939. En 1953, mes grands-parents ont acheté la partie où se trouve aujourd’hui le bar, côté boulevard Roosevelt. En 1964, mon grand-père a racheté la partie du milieu qui manquait, où se trouve la réception. Ils ont commencé à construire en 1965 pour terminer en 1966; j’avais un an.»
Depuis, ses parents ont repris. Chaque génération travaillant en couple. «Mon arrière-grand-mère était derrière les fourneaux, mon arrière-grand-père en salle. Mon grand-père et ma grand-mère étaient dans l’administration. Pour mes parents, c’était la même chose.»
De la restauration à la gestion
Carlo Cravat a rejoint l’entreprise, d’abord seul, en 1989. «Je m’occupais surtout de la restauration et mon père du logement. J’ai toujours aimé les banquets, les clients, le contact… Alors qu’il était plutôt réservé et préférait l’administratif», se remémore-t-il, installé dans le petit salon au rez-de-chaussée. Il a repris la direction il y a environ 20 ans. «Quand mon papa est décédé, il y a une quinzaine d’années, j’ai continué à faire ce que j’aimais, la restauration, et l’autre partie.» Quand ses enfants lui demandent «Papa, quand est-ce qu’on te voit?», il a un déclic et décide de . «Ce n’est pas la restauration qui porte l’hôtel», rappelle-t-il. Il réfléchit désormais à proposer un service de snacks au bar pour la rentrée en septembre.
24 personnes travaillent dans l’établissement de 59 chambres. «Je ne suis que le porteur de la flamme. Je suis celui qui s’occupe des lieux pendant une certaine période. Durant laquelle j’ai pris comme mission de garder les idées de mes ancêtres et de les pérenniser.» D’où la décoration des années 50 à 70. «J’essaie de garder vraiment du classique tout en mettant des nouveautés, comme le wifi, les télévisions à écran plat.» Il a par exemple choisi de mettre aux normes le vieil ascenseur de 1945 à la porte en laiton, plutôt que de le remplacer par un plus moderne, ce qui aurait pourtant coûté moins cher. Il choisit ses pièces en pierre ou en bois massif. Une liberté que lui permet le statut particulier de directeur d’une entreprise familiale. «Quand j’achète quelque chose, je me dis que dans 20 ans, cela va encore servir. Celui qui regarde au centime parce qu’il doit atteindre des résultats donnés par le propriétaire, il ne pourra pas faire ça.» Accompagnée de responsabilités. «Si vous perdez de l’argent, vous perdez votre argent.»
Je ne suis que le porteur de la flamme. Je suis celui qui s’occupe des lieux pendant une certaine période. Durant laquelle j’ai pris comme mission de garder les idées de mes ancêtres et de les pérenniser.
Sa femme l’a rejoint il y a quatre ans. Elle s’occupe du personnel d’entretien des chambres, après un parcours dans l’orfèvrerie et plusieurs années comme mère au foyer. Des missions bien différentes des siennes, qui ne créent pas de difficultés au niveau de la gestion.
La tentation de l’armée
L’homme à la tête de l’hôtel familial porte un regard satisfait sur son parcours. «Je suis content de faire de l’hôtellerie et j’espère que je vais pouvoir encore le faire pendant 10 ans, jusqu’à ma retraite.» Le choix n’a pourtant pas toujours été évident. Après une école de commerce et de gestion, le jeune garçon hésite entre le service militaire et l’école hôtelière. «Je tanguais plutôt vers l’armée parce que j’aime bien les armes, les voitures, le sport, la camaraderie. Et puis mon père m’a dit ‘Fils, tout ce que tu me dis là, une fois que tu seras dans l’hôtellerie, tu gagneras de l’argent et tu auras peut-être le temps de le faire aussi’.» Il l’écoute et s’inscrit à l’école hôtelière de Lausanne, en Suisse. Après quoi «j’ai un petit peu bourlingué», avec des expériences à l’étranger, comme au Peninsula à Hong Kong. «Pas longtemps, malheureusement, parce que papa avait besoin de moi ici. Je suis revenu au Luxembourg et j’ai commencé à m’acclimater au travail d’une entreprise familiale, où il faut tout faire, de caviste à réceptionniste.» Son unique sœur, de quatre ans son aînée, s’est tournée vers le secteur de l’enfance.
Quand j’achète quelque chose, je me dis que dans 20 ans, cela va encore servir.
Passionné, Carlo Cravat a su transmettre son goût du métier à son plus jeune fils. Ce dernier a choisi la même école que lui, où il étudie en deuxième année. Ses deux grandes sœurs ont pris d’autres chemins: l’ingénierie de gestion pour l’une et la médecine pour l’autre. «On a toujours dit à nos enfants qu’ils pouvaient décider de ce qu’ils voulaient faire, on n’imposera jamais.» Le père de famille pousse d’ailleurs son successeur potentiel à voyager avant de revenir, s’il le souhaite, dans l’hôtel familial. Dans le cas contraire, «dire que je ne serais pas déçu serait mentir», admet-il. «Mais je serais beaucoup plus déçu s’il me disait dans 10 ans qu’il a fait cela parce que je voulais qu’il revienne. Le plus important, c’est que nos enfants soient heureux dans le travail qu’ils font.»
Il vise une transition en douceur. «Je veux éviter les conflits de générations. C’est difficile, quand on est vieux et qu’on sait que ce que le jeune veut faire va capoter. On ne veut pas lui faire perdre de temps, mais il faut qu’il essaie. Ma femme et moi avons décidé que si notre fils veut reprendre, je resterai avec lui pendant un certain temps pour qu’il s’acclimate et ne prenne pas la grosse tête.» Une transmission un peu différente de celle avec son prédécesseur. «De ce temps-là, les anciens décidaient et les générations suivantes exécutaient.»
De ce temps-là, les anciens décidaient et les générations suivantes exécutaient.
Familiale, mais pas intouchable, l’entreprise subit de plein fouet la pandémie. Après avoir survécu à deux guerres mondiales et à la crise financière de 2008, elle espère bien surmonter celle du Covid-19.