En 1889, l’Athénée de Luxembourg siégeait dans l’ancien collège des jésuites, dans la ville haute. Point stratégique, près duquel l’ancien enseignant Pierre Ernster a donc choisi d’installer sa boutique de livres scolaires. Trois décennies et générations plus tard, la librairie trône toujours à l’angle de la rue du Fossé. Le bâtiment a été détruit entre-temps, mais rebâti au même endroit. Il a survécu aux guerres, avec une période où on ne pouvait vendre que des livres allemands. Il ne se limite plus aux manuels scolaires. Et a fait des petits, puisque le groupe compte un total de neuf sites, où il emploie 94 salariés et réalise un chiffre d’affaires annuel de 20 millions d’euros. Et toujours en famille.
Le sens des affaires
Pierre Ernster a cédé ses affaires à son fils, Ferdinand, dans les années 20. Repris en 1958 par Pit Ernster, le père de , qui a racheté les parts de son frère et de sa sœur.
«Moi, je me destinais plutôt à une carrière mécanique», admet le fils, devenu directeur. «Mon père m’a toujours appris que, si on veut plus que le minimum, il faut se retrousser les manches. À 14 ans, j’avais déjà un petit atelier où je réparais des vélos pour me faire de l’argent de poche. À 16 ans, j’ai fait pareil avec des bécanes.» À l’amour des motos s’ajoute une «fibre commerciale». L’adolescent travaille l’été à la librairie familiale. «J’avais développé des compétences. Quand mon père a refusé d’augmenter mon salaire d’étudiant, je l’ai surpris en souscrivant un contrat dans une station d’essence», dit-il en souriant.
Il se décide à 18 ans. «J’ai dit à mon père que je m’imaginais bien rentrer dans l’entreprise. À deux conditions: la première, que mes deux sœurs ne s’y intéressent pas. Elles avaient déjà choisi des voies plutôt artistiques. Et la deuxième, qu’il me permette, à l’âge de 40 ans, d’être majoritaire dans l’entreprise et de prendre mes propres décisions.» Un choix guidé par son «goût des affaires».
Deal accepté, il oriente ses études vers l’économie et le droit, puis réalise un stage de six mois dans une librairie à Munich. Pour faire ses preuves dans l’entreprise, à partir de 1984. Il est à l’origine de l’installation du premier magasin du groupe dans un centre commercial, la Belle Étoile. «À l’époque, cela fut regardé de manière très hostile» par d’autres commerçants, qui, des années plus tard, ont migré vers ces centres commerciaux. «Des collaborateurs ont quitté l’entreprise parce qu’ils pensaient que c’était le début de la fin. Mon père m’a fait confiance, et je lui en suis reconnaissant. Je regrette qu’il ne puisse pas l’entendre.»
La bataille de l’informatique
Ce passionné d’informatique se félicite aussi d’avoir automatisé les processus internes. «J’ai introduit le premier ordinateur pour le calcul des salaires. À la Belle Étoile, je me suis battu pour avoir un système de gestion des stocks automatisé. J’ai eu gain de cause avec un bémol: mon père m’a dit de m’occuper du nouveau magasin pendant que lui restait en ville», raconte-t-il. «Le jour où il a vu que l’informatique était bénéfique, il m’a demandé de l’introduire en ville.» Il accepte à une condition: la prise de responsabilités, aussi dans le magasin de la rue du Fossé. Mais tout ne se passe pas comme prévu. «Les collaborateurs savaient pour quelle décision venir me voir et pour laquelle consulter mon père. Et nous n’avons pas toujours su accorder nos violons.»
Mon père m’a fait confiance, et je lui en suis reconnaissant. Je regrette qu’il ne puisse pas l’entendre.
Et les négociations reprennent: «Je lui ai dit: ‘Si tu veux rester le capitaine à bord, je retourne à la Belle Étoile, et le jour où tu es prêt, appelle-moi.’ Il m’a demandé de lui proposer une alternative. Alors, je lui ai dit: ‘À 18h, tu appelles tout le monde au rez-de-chaussée, tu te mets sur l’escalier, tu leur expliques qu’aujourd’hui, même si tu dis quelque chose, c’est moi qui prends les décisions. Si tu veux.’ Et il a voulu.» Fernand Ernster a racheté progressivement ses parts, pour devenir majoritaire à 33 ans.
Sa mère travaillait aussi dans l’entreprise. Âgée de 83 ans, elle aide encore aux emballages cadeaux à la période de Noël.
Une relève prometteuse
Tout en faisant grandir la librairie, Fernand Ernster a fondé sa propre famille. Son épouse, rencontrée au lycée, fait partie du comité dit «atelier» de direction. Après des études dans l’informatique, elle s’occupe des ressources humaines et des livres scolaires. Des tâches distinctes qui font que «nous ne nous rencontrons pas si souvent en entreprise».
Les collaborateurs savaient pour quelle décision venir me voir et pour laquelle consulter mon père. Et nous n’avons pas toujours su accorder nos violons.
Ensemble, ils ont eu trois fils. Pit, 28 ans, travaille dans une entreprise informatique à Zurich (Suisse). Max, 22 ans, va compléter d’un master son bachelor en ingénierie financière. Entre les deux, Paul, 26 ans, travaille depuis deux ans et demi dans l’entreprise familiale. «Il s’occupe de plusieurs projets, comme l’édition», décrit son père. «Il se prépare certainement à prendre ma place un jour.» Avant cela, il a fait des études d’économie à Munich (Allemagne).
«Il a du potentiel, il a un sens très social et commercial. Il faut encore travailler le management», estime son père. Sans fermer la porte à ses deux frères. «Aucun n’a dit que l’entreprise ne l’intéressait pas. Mais on peut s’intéresser à une entreprise à différents niveaux. S’ils veulent en vivre tous les trois, il va falloir qu’ils tournent la vis de la rentabilité.» En tout cas, pas de jaloux. Si personne ne suit les pas de Paul et qu’il «veut, comme moi, être seul, il faudra qu’il reprenne des parts».
La transmission devrait être différente. «J’ai une devise: j’aimerais partir avant que les autres se disent qu’il serait bien que je parte», insiste l’homme de 61 ans. Pour ne pas l’oublier, il a créé une société de participation appelée «PPM, des trois premières lettres des prénoms de mes enfants. Ce qui me rappelle que l’entreprise ne m’appartiendra pas, à terme.»
J’aimerais partir avant que les autres se disent qu’il serait bien que je parte.
Il livrera tout de même un conseil à la future génération: «J’ai eu la chance de mettre souvent mon nez en dehors de l’entreprise. Les décisions stratégiques ne se prennent pas lorsqu’on a la tête dans le guidon.»