Aujourd’hui, l’Europe et le monde font face aux conséquences du conflit en Ukraine, et notamment à la très forte hausse des prix de l’énergie. Quelle est la stratégie de la Commission européenne?
. – «Tout d’abord, tous les pays sont frappés par cette crise, tous sans exception. Le grand enjeu, c’est de trouver des solutions pour amortir les chocs. Il y a notamment un choc économique pour des secteurs qui ont beaucoup de difficultés à gérer ces prix de l’énergie qui sont hors marché. Il y a également un impact social, qui est considérable avec l’envolée des factures énergétiques, mais pas uniquement. Les prix de l’alimentation augmentent aussi, donc cela pèse sur les budgets familiaux, surtout des plus modestes, mais aussi de la classe moyenne. L’Europe doit tout mettre en œuvre pour que les États essaient de tempérer, d’amortir ces chocs. Nous avons déjà fait un certain nombre de propositions. On va soumettre maintenant des réformes des marchés énergétiques pour agir sur cette flambée, notamment des prix de l’électricité (voir encadré sur le plan énergie de l’exécutif européen, ndlr).
Est-ce à l’Europe d’agir?
«L’Europe ne peut pas résoudre seule ce problème. Je vois que certains pays ont mis en œuvre – ou l’envisagent – des paquets pour amortir ces chocs. C’est le cas en Allemagne, en France. Le grand problème, c’est que tous les États ne sont pas égaux pour amortir ces chocs. Dans le cadre du Covid-19, nous avions mis en place le plan de relance Next Generation UE, dont le montant était de 750 milliards d’euros (adopté le 21 juillet 2020 par les Vingt-Sept, ndlr). On revient un peu dans une situation analogue, certains pays peuvent mieux aider leurs entreprises ou leurs citoyens que d’autres, pour des raisons budgétaires évidentes. Donc se pose de nouveau la question d’un instrument de solidarité européen pour qu’il y ait un peu plus d’équilibre. Ce sera un débat que l’on aura dans les prochains mois…
Craignez-vous une crise sociale?
«Oui, je la crains, et il faut l’éviter par tous les moyens, parce que nous ne sommes pas uniquement dans une crise énergétique et d’inflation, nous sommes dans un cas de guerre. Nous sommes déjà en partie dans une économie de guerre, parce que ce conflit a une influence considérable sur beaucoup de secteurs, notamment à cause du manque d’approvisionnement de certaines denrées, de l’interruption de chaînes de valeur et du prix de l’énergie. Et celui qui est de l’autre côté, Poutine, joue aussi sur la crise sociale, sur la division entre Européens et sur la division au sein des pays. Les Russes essaient d’influencer les élections politiques en utilisant le malaise social, la peur, les divisions. Tout cela est devenu une arme dans les mains de Poutine. Il mène une sorte de guerre hybride contre les Européens principalement, et c’est un élément sur lequel il faut agir. Donc, le social, ce n’est pas juste aider les plus démunis, essayer de garder une cohésion sociale. C’est aussi se défendre, parce qu’effectivement, la crise sociale pourrait affaiblir les États européens, avoir des incidences politiques qui pourraient jouer dans l’intérêt des Russes. Donc, je pense que ce sera un des éléments les plus cruciaux dans les mois à venir.
La Commission passe d’une crise à l’autre…
«On ne l’a pas choisi, mais oui, la Commission a été confrontée, juste quelques mois après son entrée en fonction, à la pandémie de Covid-19. Alors même que nous faisions déjà face à une crise longue et structurelle qui est celle du climat, il ne faut pas croire que cette dernière a disparu. Se posait déjà cette question d’une crise sociale, de l’augmentation des inégalités, de la précarité. Est ensuite apparu le Covid-19. À présent, on se trouve dans une situation encore totalement nouvelle, qui est une guerre majeure sur le continent européen, avec des conséquences économiques et sociales considérables. Là aussi, l’Europe doit faire preuve à la fois de solidarité, d’innovation et d’action rapide et dans l’urgence, parce que nous n’avons pas des mois ou des années pour prendre une décision. Il faut aussi garder la cohésion des Vingt-Sept, et c’est effectivement un travail difficile, mais on doit montrer que l’Europe apporte les bonnes réponses.
Alors que nous étions dans une sorte d’illusion de paix, de tranquillité, où tout le monde commerçait avec tout le monde et tout le monde était gentil et sympathique, on se rend compte, comme l’a dit un ami démocrate italien, que l’on est dans un monde de brutes, et je crois que l’on avait oublié cela, on avait fermé les yeux. Il y a un réveil maintenant, et il faut réagir, ça ne vaut pas la peine de ressasser le passé, mais il faut maintenant se tourner vers l’avenir et construire un peu une autre Europe sur les plans économique, social, géopolitique, mais aussi de la sécurité. Nous avons cru que nous pouvions bénéficier des dividendes de la paix, durablement. Malheureusement, ce n’est pas le cas.
La directive relative à des salaires minimaux adéquats, que vous avez portée, a été votée en plénière la semaine dernière (voir encadré). Lors de l’accord politique, trouvé début juin, entre le Conseil de l’UE et le Parlement européen, la Suède et le Danemark s’y étaient opposés. Comment l’expliquez-vous?
«La Suède et le Danemark ont en effet voté contre, c’était regrettable, mais prévisible. La Hongrie s’est, elle, abstenue. Il y a eu un débat assez mouvementé en Suède et au Danemark, à mon avis pas toujours basé sur les faits, mais plus sur des émotions, et les deux gouvernements ont pris cette position, tout en approuvant, au final, l’idée de meilleurs salaires. Mais ils avaient la crainte qu’une directive sur des salaires minimaux puisse un jour transformer leur propre système de marché du travail. Cette crainte n’était pas véritablement justifiée, pour moi.
Certains observateurs estiment que la directive n’est pas assez contraignante. Que leur répondez-vous?
«Il n’y a pas de contrainte immédiate quantitative, mais la directive contient tout de même une obligation juridique de travailler sur l’adéquation des salaires minimaux. Il y a effectivement deux critères ou indicateurs qui ne sont pas des indicateurs absolument obligatoires, mais les traités ne nous donnent pas le droit de fixer directement ou indirectement le niveau des salaires. Donc, nous n’avons pas pu dire: “Dans chaque pays, au moins le salaire minimum devrait être de tant.” Malgré tout, on oblige les États à vérifier, à travailler, à consulter, à avoir des instances de consultation, à étudier l’évolution des salaires minimaux par rapport à l’évolution générale des salaires, et c’est d’actualité par rapport à l’évolution des prix, etc. La directive n’est quand même pas purement indicative, il y a des obligations juridiques, mais elles ne sont pas quantitatives, elles sont plutôt largement procédurales avec l’objectif de faire en sorte que les salaires minimaux soient adéquats et permettent une vie décente, et que le travail paie de manière correcte.
Pensez-vous que tous les pays, notamment la Hongrie par exemple, vont suivre la directive?
«Ils doivent la transposer, même s’ils se sont abstenus, en droit national. Ils ont un salaire minimum statutaire, contrairement à la Suède, le Danemark, l’Autriche ou l’Italie. Ils sont obligés d’appliquer une certaine méthode pour voir si le salaire minimum est adapté. Il y aura des débats avec les partenaires sociaux, puisque c’est un autre volet important de la directive. Et il ne faut pas oublier que cette directive est aussi une directive sur la négociation collective, puisqu’on pousse beaucoup dans la promotion de la négociation collective, qui est très faible dans beaucoup de pays. Elle est élevée dans des pays comme la Suède, le Danemark, ou l’Autriche. Elle a beaucoup faibli dans d’autres, comme l’Allemagne, donc nous avons intégré, dans la directive, des dispositions pour promouvoir la négociation collective.
Six États de l’Union européenne (Autriche, Chypre, Danemark, Finlande, Italie et Suède) ont des niveaux de salaires déterminés par des négociations de branche, cette manière de faire est-elle meilleure que d’instaurer un salaire minimum national unique?
«A priori, on dirait que s’il y a de bonnes négociations collectives, c’est le modèle préférable. Pour certains, le salaire minimum, c’est la convention collective de ceux qui n’en ont pas, parce que c’est leur seule garantie d’avoir un salaire qui évolue. Et, effectivement, on peut estimer que l’établissement des salaires par convention collective correspond davantage aux réalités du terrain, par exemple pour l’industrie. Mais c’est toujours aussi une question de rapport de force entre employeurs et employés. Et ça, ça présuppose un bon dialogue social, des syndicats assez puissants, on peut avoir des systèmes de négociation collective qui aboutissent finalement à des salaires très bas, cela existe aussi au sein de l’Union européenne.
Et les Vingt-Sept ont quasiment tous des systèmes différents, qu’ils aient un salaire minimum statutaire ou non. Chypre est en train d’évoluer, l’Italie aussi, mais il faudra voir après les élections. La Finlande n’a pas le même système que la Suède. L’Autriche a, de son côté, le niveau de couverture le plus élevé avec pratiquement plus de 90% des gens couverts par une convention collective.
Au début des discussions autour de ce projet de directive, l’idée d’un Smic européen avait été évoquée par certains. Mais c’était finalement une formule non appropriée?
«Oui, et encore aujourd’hui, j’entends quelques fois des critiques disant que nous n’avons pas créé de Smic européen. Mais comment aurions-nous pu créer cela? Primo, les traités européens ne nous le permettent pas. Secundo, quel serait-il? Il ne pourrait y avoir tout au plus qu’un Smic minimum, puisqu’il y a par exemple un ratio d’à peu près un à sept entre le Luxembourg et la Bulgarie (en juillet 2022, le salaire minimum dans les États membres de l’UE allait de 363 euros par mois en Bulgarie à 2.313 euros par mois au Luxembourg, selon les chiffres d’Eurostat, ndlr), donc, où se situerait le Smic européen? Si la Bulgarie devait adopter les salaires du Luxembourg, son économie cesserait d’exister du jour au lendemain.
Certains voient, dans cette directive, un symbole politique plutôt qu’une mesure forte, dont la portée opérationnelle sera limitée. Que leur répondez-vous?
«Il y a toujours un côté symbolique qui n’est pas négligeable. Je pense que c’est un symbole fort pour marquer clairement que des salaires décents sont importants. C’est un peu un retournement aussi du point de vue des approches, puisqu’il y a 10-15 ans, on aurait probablement mal imaginé l’Europe préconiser une telle directive, voire promouvoir des salaires décents. À l’époque, les discours étaient plutôt: “Il faut baisser les salaires, penser à la compétitivité, etc.” Donc il y a à la fois une forte valeur symbolique politique, et, malgré tout, des instruments, donc il n’y a pas que du symbole, il y a aussi un suivi. Les États sont en observation, il y a un dialogue. L’idée est également de donner un instrument aux partenaires sociaux, et aux salariés, donc c’est plus que symbolique. Mais la symbolique a sa valeur.
Que pensez-vous de pays qui, comme le Luxembourg, indexent les salaires et les pensions sur l’inflation? Est-ce un bon modèle?
«On reconnaît dans la directive le système d’indexation, qui n’existe pas dans tous les pays. Chaque pays a son histoire, ses traditions, donc je ne dis pas que l’indexation est une bonne solution pour tout le monde. Mais il est clair qu’au Luxembourg, d’après ce que j’ai appris (Nicolas Schmit a notamment été ministre du Travail de 2009 à 2018 au sein du gouvernement, ndlr), c’est un élément central, notamment lorsqu’il y a une poussée inflationniste comme c’est le cas aujourd’hui. Alors c’est un système qui permet de garder le niveau des salaires, mais ça pose problème justement quand il y a une accélération de l’inflation. C’est pour cela qu’il y a débat. On voit que cela oblige à débattre sur la façon dont appliquer le système en cas d’accélération de l’inflation, mais ça ne remet pas en cause, à mon avis, l’utilité et l’attachement que le pays a pour son système.
Si vous aviez été à la place du Premier ministre Xavier Bettel (DP), vous auriez également annoncé le report de l’indexation en mars dernier?
«Je ne suis pas à sa place, donc je ne peux pas répondre.
De nombreux pays évoquent ou expérimentent des modalités de travail plus flexibles, dans le but que les salariés aient un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée, avec une semaine de quatre jours par exemple. Va-t-on vers une certaine flexibilisation du temps de travail?
«Tout d’abord, la work-life-balance est dans une directive européenne qui est entrée en vigueur. Mais l’Europe n’a pas le pouvoir de fixer les modèles ou la limite, nous avons une directive sur le temps de travail qui fixe les limites supérieures du temps de travail. On pourrait discuter un jour de savoir si elles sont encore adaptées. Moi, je considère que la semaine de 40 heures, avec le modèle assez rigide, qui date de plusieurs décennies, est très liée à l’ère industrielle, à une certaine forme de travail. Actuellement, nous sommes plutôt dans une situation de pénurie de main-d’œuvre qualifiée, mais ça ne doit pas nous empêcher de réfléchir à de nouveaux modèles, qui répondent d’ailleurs à des aspirations des nouvelles générations. Les jeunes ont une autre attente par rapport à la qualité du travail, de la work-life-balance. Il n’y a pas que le salaire. Donc, je crois que ce débat sera là, et il est déjà là. Il faut aborder cela de manière ouverte, avec les partenaires sociaux, avec des modèles qui peuvent être pilotes, selon l’entreprise, selon l’organisation salariale. Moi, en tout cas, j’encouragerai cela. On ne fera pas de directive là-dessus demain, mais il est clair que ce débat est ouvert.
Cela pose aussi la question de la durée du travail…
«Absolument, il faut voir jusqu'à quel âge nous allons et pouvons travailler. Il faut prendre en compte la pénibilité de certains emplois, tout le monde n’est pas égal dans le travail et dans la prolongation de la vie active. Je crois que cette flexibilité du monde du travail, de l’organisation, doit être envisagée de manière beaucoup plus globale. Il y a aussi le droit à la déconnexion.
Que pensez-vous de l’idée de créer un statut européen du frontalier?
«Le Luxembourg est concerné, mais d’autres pays le sont aussi. Nous sommes en train de regarder à ça. Il y a deux volets: le volet fiscal et le volet sécurité sociale. Sur ce deuxième point, nous pourrions proposer des solutions. Mais si vous créez un statut, où commence et s’arrête le transfrontalier? Il y a des choses à clarifier, mais j’ai pris l’engagement que nous allons travailler là-dessus, et nous allons essayer de trouver des propositions sur ce sujet. Il faut davantage adapter les législations en matière sociale aux réalités du terrain, à l’interpénétration de nos économies, notamment dans des contextes régionaux comme ceux que l’on a ici. Le volet particulier des travailleurs transfrontaliers doit être amélioré, c’est certain.
Comment vous sentez-vous dans votre poste de commissaire européen?
«Je trouve qu’il y a une bonne ambiance de travail, de bons échanges avec mes collègues. Il n’y a pas fondamentalement une opposition à faire avancer le social en Europe. Sur les grands dossiers, salaire minimum, plateformes, qui sont quand même des grands sujets, il y a eu consensus. Il n’y a pas eu d’affrontements entre commissaires, donc je me sens très à l’aise dans cette commission, y compris avec la présidente, qui a toujours soutenu les grands projets sociaux.
Comment qualifieriez-vous le management d’Ursula von der Leyen?
«C’est une ancienne collègue, puisqu’elle a été ministre fédérale du Travail en Allemagne, mais je n’ai pas à qualifier son management, chacun a son management propre, elle est la présidente et je travaille bien avec elle.
Votre mandat s’achève en 2024, peut-on vous imaginer revenir au Luxembourg?
[Rires] «Non, vous avez vu mon âge? D’abord, je ne fais jamais de projections. Mais, non, je ne reviendrai pas à la politique nationale. Il y a des personnes très bien qui font ça très bien, ils n’ont plus besoin de moi.
Souhaitez-vous continuer la politique européenne?
«Je ne fais pas de projections.