L’heure de vérité approche pour les fonds d’investissement qui se présentent comme «durables» en Europe. Sous la pression réglementaire croissante et face à un sentiment de marché changeant, des centaines de ces fonds ont déjà décidé de retirer toute référence «verte» de leur appellation.
Selon les données du bureau d’études Morningstar, plus de 640 fonds européens ont déjà changé de nom en 2024 et au premier trimestre 2025. Parmi eux, plus de 590 fonds ont éliminé toute référence à la durabilité. Ce mouvement de «rebranding» a concerné environ 14% de l’univers des fonds durables européens sur les 15 derniers mois, avec 12% ayant modifié ou supprimé le langage lié à l’ESG.
Ce ne sont pas de simples ajustements cosmétiques. Les régulateurs européens, menés par l’Esma, intensifient leur combat contre le greenwashing. De nouvelles règles, entrées en vigueur pour les nouveaux fonds fin 2024 et s’appliquant à l’ensemble des fonds dès le 21 mai, exigent des preuves tangibles de durabilité. Les fonds utilisant des termes ESG (environnement, social, gouvernance) doivent justifier qu’au moins 80% de leurs placements correspondent aux caractéristiques ou objectifs de durabilité revendiqués. Ceux mentionnant «social/sociétal», «gouvernance» ou «environnement» dans leur nom doivent également appliquer des critères d’exclusion (sur les armes ou le tabac, par exemple).
L’Esma estimait dans une analyse publiée le 10 avril que le «E» d’ESG entraînait directement une augmentation de 2,2% des actifs sous gestion au cours du premier trimestre suivant et de 8,9% sur un an principalement tirée par le «E» (+16%).
Face à ces exigences rigoureuses, les gestionnaires ont passé leurs offres au crible. Les fonds non conformes ont deux options: modifier leur nom ou revoir la composition de leur portefeuille. Morningstar anticipe une hausse significative des changements d’appellation en avril et mai 2025. Au premier trimestre 2025, on a déjà assisté à un doublement de ces changements par rapport au trimestre précédent. Les ajustements ont principalement concerné les fonds indiciels passifs. Rien qu’au T1 2025, plus de 180 fonds ont retiré des termes comme «ESG», «sustainable» ou «sustainability» de leur nom. «ESG» a été le terme le plus abandonné, notamment par des stratégies passives gérant 94 milliards de dollars d’actifs. Pour remplacer ces termes politisés, des mots comme «screened», «transition», «climate» et «committed» gagnent en popularité, signalant une orientation stratégique différente tout en cherchant à retenir les investisseurs sensibles aux critères ESG.
Ce retrait des labels durables coïncide avec une autre tendance marquante observée par Morningstar: une inversion des flux de capitaux. Au premier trimestre 2025, les fonds durables en Europe ont subi des sorties nettes de capitaux de 1,2 milliard de dollars. C’est une première depuis que Morningstar a commencé à mesurer ces données en Europe en 2018. Cette inversion est d’autant plus notable qu’elle contraste avec les entrées de 18,1 milliards de dollars enregistrées mondialement par ces mêmes fonds au dernier trimestre de 2024. Au T1 2025, les sorties de capitaux ont atteint 8,6 milliards de dollars à l’échelle mondiale, marquant les rachats trimestriels les plus élevés jamais enregistrés pour les fonds durables ouverts et les ETF. Les États-Unis ont vu leur dixième trimestre consécutif de sorties, s’élevant à 6,1 milliards de dollars. Seuls le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont enregistré des entrées, attirant environ 300 millions de dollars chacun.
L’Europe, longtemps considérée comme le chef de file de l’investissement ESG mondial, signale désormais un repli. Au T1 2025, ce sont principalement les stratégies actives qui ont souffert, perdant 5 milliards de dollars. Bien que les fonds passifs ESG aient réussi à attirer 3,7 milliards de dollars, il s’agit d’un niveau historiquement bas pour eux, représentant une chute de 72% par rapport au quatrième trimestre 2024. Le taux de croissance organique des fonds durables mondiaux est ainsi passé de +0,54% au T4 2024 à -0,27% au T1 2025, tandis que l’univers des fonds dans son ensemble affichait une croissance positive.
Plusieurs facteurs expliquent cette tendance négative, selon le rapport de Morningstar. Le renforcement de la surveillance du greenwashing est un moteur majeur. Mais il y a aussi les performances décevantes de certains fonds durables, notamment après l’invasion de l’Ukraine qui a favorisé les entreprises énergétiques moins durables. La récente course aux armements a encore creusé cet écart de performance. Les vents contraires politiques et l’incertitude réglementaire pèsent également. Le retour de Donald Trump aux États-Unis et le mouvement anti-ESG, particulièrement fort outre-Atlantique, impactent désormais le sentiment en Europe. La méfiance croissante des investisseurs européens, déjà confrontés à l’évolution de leur propre cadre réglementaire (comme l’omnibus de la Commission européenne), s’accroît. Le manque de leadership audacieux et l’érosion de l’alignement mondial sur les objectifs climatiques ont diminué la confiance dans l’ESG en tant que thèse d’investissement cohérente.
Au Royaume-Uni, les nouvelles exigences de divulgation (SDR), pleinement effectives en avril 2025, ont ajouté une couche de complexité. Seulement 94 fonds y ont adopté l’un des quatre labels officiels de durabilité, représentant 47 milliards de dollars d’actifs. En contraste, 376 fonds ont opté pour des divulgations sans label formel, dont environ la moitié continuent d’utiliser des termes liés à l’ESG comme «responsible» ou «climate». Le dispositif britannique prévoit un «consumer-facing disclosure» de deux pages, assez clair pour que n’importe qui puisse le comprendre et qui comporte des KPI pour que l’investisseur puisse vérifier les allégations du fonds.
Malgré ces défis et ces sorties de capitaux, les fonds durables continuent de gérer pas moins de 3.160 milliards de dollars d’actifs dans le monde. Cependant, selon Hortense Bioy, responsable de la recherche en investissement durable chez Morningstar Sustainalytics, ce trimestre signale «un changement, non seulement dans les flux, mais dans la manière dont les stratégies d’investissement durable sont perçues et positionnées sur le marché». L’appétit des investisseurs pour les fonds ESG continuera d’être testé dans les mois à venir par un paysage réglementaire en évolution et des tensions géopolitiques croissantes.
«Nous observons une gamme croissante et de plus en plus diversifiée de produits d’investissement ciblant la transition. Certains de ces produits investissent dans des entreprises axées sur le développement de capacités énergétiques bas carbone. D’autres privilégient les entreprises qui facilitent la transition, par exemple dans les secteurs des matériaux, de l’industrie et des technologies. D’autres encore investissent dans des leaders de la transition, c’est-à-dire des entreprises ayant des objectifs de décarbonation et des plans de transition crédibles. D’autres encore investissent dans des obligations vertes. Il existe un large éventail de stratégies. Nous avons identifié plus de 1.600 fonds communs de placement et ETF dans le monde ayant un mandat lié au climat, représentant environ 570 milliards de dollars d’actifs», a-t-elle aussi dit dans un échange avec le président de Sustainalytics, Ron Bundy.