Le trio composé par Daniel Nepgen, Lynn Warken et Melody Hansen, à la tête de la nouvelle version du Journal. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Le trio composé par Daniel Nepgen, Lynn Warken et Melody Hansen, à la tête de la nouvelle version du Journal. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

De «radio personality» chez RTL Radio à managing director aux Éditions Lëtzebuerger Journal aujourd’hui, Daniel Nepgen s’intéresse au futur des médias depuis quelques années. Le quotidien paraîtra aujourd’hui pour la dernière fois au format imprimé, et passera en 100% digital. Échange d’e-mails.

De : <> à : <> (15.12.2020, 15h27)

En 2016, vous avez publié «une étude de faisabilité d’un portail audio pour un journalisme de qualité». Sur une soixantaine de pages, vous proposez une «investigation empirique au Luxembourg». Et, déjà à l’époque, vous défendiez l’idée du «slow journalism» comme, en gros, «RTL reste trop à la surface, et 100,7 ne maîtrise pas ses formats pour toucher un public plus large». Qu’avez-vous pu tirer de votre étude pour nourrir le projet du futur média en ligne Journal.lu?

De : < Daniel Nepgen> à : < Mike Koedinger> (18.12.2020, 15h45)

Permettez-moi de citer les dernières phrases de mon étude de 2016: «La situation actuelle au Luxembourg est comparable à la libéralisation des radiofréquences dans les années 1990, lorsque les nouveaux fournisseurs de médias ont pu pénétrer le marché. À l’époque, le monopole de la radiodiffusion fut aboli; aujourd’hui, ce sont les barrières techniques et donc financières qui disparaissent. Il n’a jamais été aussi facile de produire du contenu audio et d’atteindre l’auditeur. La question n’est pas de savoir s’il y aura d’autres players dans le paysage médiatique luxembourgeois, mais quels formats seront attrayants.» Même si je faisais référence au journalisme audio, le «crowdfunding» pour Reporter.lu l’année suivante, avec sa promesse d’offrir un journalisme différent, a fourni la preuve de ma thèse. J’ai beaucoup de respect pour le courage et l’esprit de pionnier dont Christoph Bumb et son équipe ont fait preuve. D’autant plus qu’il ne faut pas oublier que Reporter.lu a d’abord été moqué par une grande partie des journalistes au Luxembourg. En fait, je me serais attendu à ce que nous voyions davantage de projets de ce type dans les années suivantes.

Si vous voulez, mon regard sur les médias n’a pas changé depuis 2016. Mais aujourd’hui, je suis plus convaincu que jamais des conclusions que j’ai tirées à l’époque. L’une d’entre elles est la suivante: les gens sont prêts à payer pour la qualité, y compris la qualité journalistique. Aujourd’hui encore plus que dans le temps, grâce à la prise de conscience que ce qui est affiché sur un écran a aussi de la valeur. Mais si vous promettez du premium, vous devez également offrir du premium. Et il faut tenir compte des habitudes des gens pour les atteindre. J’ai le sentiment que cela est perçu comme de la prostitution dans certains milieux journalistiques. Pourquoi, par exemple, la page imprimée est-elle vénérée comme un sanctuaire? Quand je vais dans ma boulangerie préférée au coin de la rue, le dimanche, et que je regarde le petit kiosque à journaux qui se trouve à l’entrée, là, bien en évidence, à portée de main et à une hauteur idéale, il n’y a pas de médias de qualité, mais les publications de Jean Nicolas. «I love print?» Dans ce cas, la réponse est évidemment non. Pourquoi parle-t-on toujours de la forme de présentation dans de tels discours? C’est une question de contenu. Bien entendu, la forme de présentation ne doit rien enlever d’essentiel au contenu transmis. Un article journalistique ne perd rien de sa qualité en étant présenté sur un écran; il peut même être complété par le multimédia et acquérir ainsi une dimension supplémentaire. Ne perd-il pas plutôt en qualité s’il est imprimé sur du papier de piètre qualité, qui finit tôt ou tard à la poubelle? Il existe des médias imprimés de haute et de basse qualité, tout comme il existe des médias en ligne de haute et de basse qualité.

Pour en revenir à mes conclusions de l’époque, et surtout à l’aspect des habitudes des gens, la qualité l’emporte de nos jours, et non la quantité. Regardez comment les gens passent leur temps à faire du «doomscrolling», en parcourant les fils d’actualité sur les différents canaux des réseaux sociaux jusqu’à ce que leurs yeux saignent. Nous vivons quotidiennement une sursaturation d’impressions, d’images, de sons et de nouvelles. C’est du «fast food» qui ne satisfait pas notre besoin d’informations réelles, et la plupart des choses que nous voyons, entendons ou lisons ne nous atteint même plus vraiment, mais rebondit à la surface. Le défaut de la presse d’aujourd’hui est qu’elle se joint à cette course pour inonder les gens d’encore plus d’informations. Mais bien au contraire, le public a en fait envie de petits morceaux de filets fins. Désolé, Mike, mais en ce moment, les comparaisons à la nourriture s’accumulent, et je ne peux rien y faire. Et d’ici janvier, je crois que mes habitudes alimentaires resteront probablement perturbées. Mais je ne me plains pas du stress. Je suis en mission.

De : < Mike Koedinger> à : < Daniel Nepgen> (20.12.2020, 18h30)

Vous êtes en mission et vous semblez vouloir garder le secret de cette mission jusqu’au lancement du site le 1er janvier prochain. À chaque interview que vous avez précédemment accordée, vous refusez de livrer les chiffres de votre modèle économique. De livrer vos objectifs en termes de nombre d’abonnés, de chiffrer les différents revenus. En plus des revenus des lecteurs via les abonnements, Journal.lu publiera également des contenus sponsorisés de partenaires – que, par ailleurs, vous préférez ne pas citer – et bénéficiera des financements de l’État par l’aide à la presse. Votre approche semble exactement à l’opposé de Reporter.lu qui, pour sa campagne de «crowdfunding», jouait sur la transparence pour enrôler les abonnés. À l’inverse de cette start-up, Journal.lu dispose de sérieuses réserves financières, notamment des actifs dans l’immobilier. Est-ce que cette approche n’est pas en contradiction avec vos principes annoncés? Vous vous dîtes e.a. «moderne», «humain» et «indépendant». Bref, quels chiffres et objectifs pouvez-vous livrer à nos lecteurs, sachant que ce texte ne sera publié que le 31 décembre?

De : < Daniel Nepgen> à : < Mike Koedinger> (21.12.2020, 11h19)

Secret? Quel secret? Le fait qu’aucun contenu du nouveau concept ne sera en ligne d’ici le 1er janvier 2021 n’a rien à voir avec un soi-disant secret. J’ai rejoint le Journal le 1er juillet 2020, avec l’objectif de transformer un quotidien print en un média en ligne qui puisse avoir un avenir, et ceci au bout de six mois. Mon nom a également été mentionné dans la presse en juin, en rapport avec la mission «Journal goes digital», donc je ne comprends pas où vous voulez en venir. La mission a été clairement communiquée il y a plus de six mois. Au fil des mois, un trio s’est formé au Journal qui a pu faire avancer le projet et donner vie aux idées initiales abstraites. Lynn Warken a rejoint le Journal en tant que directrice de contenu pour produire des contenus audiovisuels et aura également en charge la relation et l’élaboration du contenu des partenaires stratégiques. Avec Melody Hansen, le Journal a une nouvelle rédactrice en chef qui a fait des études de journalisme en ligne et s’est notamment fait remarquer par son engagement au sein du Conseil de presse et de l’Association luxembourgeoise des journalistes professionnels. Notre petite équipe de dix personnes a beaucoup travaillé pour pouvoir lancer le concept à temps, le 1er janvier 2021. Il n’était tout simplement pas possible de publier du contenu plus tôt.

Le Journal passera dans un format 100% digital dès le 1er janvier.  (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Le Journal passera dans un format 100% digital dès le 1er janvier.  (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Vous nous accusez de ne pas être transparents? Les neuf principes que nous avons annoncés sur notre page indiquent clairement ce que sera le nouveau Journal: des «slow news». Notre «output» sera petit, mais chaque article/contenu aura sa raison d’être. Dans votre question, vous nous reprochez de ne pas commencer avec des caisses vides. Est-ce que cela signifie qu’on ne peut pas être indépendant simplement parce qu’on a des réserves à sa disposition? Pour moi, indépendant signifie que nos journalistes sont libres de faire leur travail sans subir de pression externe, et que personne ne peut acheter l’influence de l’extérieur. Notre modèle commercial est très simple, et je ne comprends pas où réside le grand secret. L’équipe est présentée sur notre site. Près de 90% de nos dépenses sont directement consacrées au contenu, c’est-à-dire au travail journalistique.

Et en ce qui concerne les recettes, il y a trois sources à exploiter. La nouvelle aide à la presse est la plus importante, si elle est effectivement mise en œuvre sous la forme prévue. La deuxième source de revenus, ce sont les abonnés, que nous devons convaincre de notre travail. De toute façon, nous ne pouvons pas exister sans le soutien de nos lecteurs. Et, en troisième lieu, il y a encore les recettes provenant de partenaires stratégiques. Comme nous renonçons à la publicité traditionnelle sur nos plateformes, le Journal travaille avec un cercle restreint de partenaires de ce type pour garantir un minimum de revenus jusqu’à ce que le nombre d’abonnés augmente, en échange de visibilité à travers des articles du type «sponsored content». Je souligne clairement que ce type de contenu est strictement séparé du travail des journalistes qui ont une carte de presse. Les journalistes n’ont absolument rien à voir avec notre contenu sponsorisé. Ce contenu est produit avec l’aide de free-lances et supervisé par Lynn Warken et moi-même. Ni Lynn ni moi n’avons de carte de presse, et notre mission se limite donc aux contenus non journalistiques, en partie orientés vers l’«infotainment». Les partenaires stratégiques seront annoncés en janvier car, pour l’instant, toutes les négociations ne sont pas encore terminées. Encore une fois, cela n’a rien à voir avec un secret qu’on voudrait garder.

Cependant, je peux déjà annoncer que le soutien financier de ces partenaires nous permettra d’offrir aux jeunes jusqu’à 25 ans un abonnement à un prix préférentiel. Et j’insiste encore une fois: avec ces partenaires, on produira des contenus clairement marqués comme étant des contenus sponsorisés, mais dont nos lecteurs devraient également tirer une valeur ajoutée. Comme nous les produisons en collaboration avec les partenaires, nous avons une influence sur la qualité du contenu. Et nous parlons d’une moyenne d’un à deux contenus par semaine, ce qui est très peu par rapport à notre production de contenu globale. Et n’oubliez pas ce que cela signifie à l’inverse: si vous consommez l’un de nos contenus journalistiques «normaux» sur les plateformes du Journal, vous ne rencontrerez aucune publicité dans ces articles. Nos journalistes apprécient vraiment cette approche, et je pense que les lecteurs aussi. Notre premier objectif est de rentabiliser le Journal d’ici 2023, et le second est de ne plus dépendre des revenus de partenaires stratégiques, mais de pouvoir nous financer uniquement grâce aux abonnés et à l’aide à la presse. Si nous pouvions atteindre les 2.000 abonnés d’ici 2023, je considérerais cela comme un succès.

De : < Mike Koedinger> à : < Daniel Nepgen> (22.12.2020, 9h55)

Vous faites référence au projet de loi relatif à un régime d’aide en faveur du journalisme professionnel dont discute actuellement la commission des médias du Parlement. Le ministre (DP) reconnaît dans ce texte le rôle que les médias en ligne jouent aujourd’hui, mais reconnaît-il aussi le rôle que les médias en ligne joueront demain? Un quotidien imprimé pourra toucher jusqu’à 1,6 million d’aide, alors qu’un quotidien digital sera plafonné à 550.000 euros. Quel est votre avis sur ce projet de loi? Et à quoi ressemblera le paysage médiatique en 2030?

De : < Daniel Nepgen> à : < Mike Koedinger> (24.12.2020, 16h14)

On pourrait bien sûr parler des sommes qui sont en jeu dans le cadre de cette loi, notamment du montant prévu par journaliste. Surtout en les comparant avec l’argent qui transite vers les médias ayant une mission de service public. Y a-t-il un réel équilibre? Mais cela ne changerait rien à la condition de base. L’appui des lecteurs est une nécessité. Toute autre discussion est superflue. L’aide publique est loin de compenser les pertes financières des éditeurs dues à la baisse des recettes publicitaires. Le business model qui repose sur le financement par la publicité est, à mon avis, à quelques exceptions près, terminé. Si le pluralisme de la presse doit être préservé au Luxembourg – et c’est une pierre angulaire très importante dans une démocratie saine –, alors les lecteurs doivent être conscients que cela ne sera possible que s’ils ouvrent leur portefeuille. Et je veux ici défendre toutes les maisons d’édition: chacun peut trouver un support de presse à son goût au Luxembourg. Et si tout le monde souscrivait un seul abonnement, où que ce soit, nous n’aurions pas à nous soucier de ce que l’on appelle le quatrième pouvoir, qui est essentiel. Mais c’est aussi un fait qu’en tant que média, vous devez évoluer avec le temps.

L’exemple du Lëtzebuerger Journal montre que même un quotidien bien fait n’a pas pu survivre sur un petit marché comme le Luxembourg. Depuis des années, Claude Karger et son équipe produisaient un journal visuellement pétillant et audacieux, dont le contenu était une réelle alternative aux autres quotidiens. Je tire mon chapeau à cet engagement, qui a été fait avec beaucoup de cœur et d’âme. Malheureusement, les lecteurs avertis des quotidiens print représentent aujourd’hui une minorité de plus en plus petite. Le coût de production d’un quotidien n’est également plus proportionnel aux recettes.

Pour le Journal, compte tenu également de la nouvelle aide à la presse qui sera bientôt accordée, la décision de passer au numérique à 100% était la seule façon de pouvoir survivre. Et pour moi, cette aide à la presse vise clairement à renforcer le pluralisme de la presse. Les petits acteurs émergents du secteur seront les grands gagnants. Il y aura des niches plus clairement définies dans les années à venir. Le Journal a également été conçu dans cette optique. Le fait qu’il existe de nombreux médias qui écrivent et rapportent tous la même chose, mais avec une tournure légèrement différente, ne peut plus être la voie à suivre. Il faut donner au consommateur hybride d’aujourd’hui des alternatives claires. Et il faut s’orienter par rapport aux habitudes de consommation des médias. C’est pourquoi Netflix et compagnie gagnent contre la télévision linéaire, même si les prix d’abonnement des géants du streaming vont inévitablement devenir beaucoup plus chers. C’est pourquoi Spotify et compagnie gagnent contre les stations de radio traditionnelles. Si vous regardez ce qui se passe dans le monde des podcasts, c’est aussi beaucoup plus passionnant et créatif que ce que vous voyez sur la radio traditionnelle. Je généralise maintenant, mais le fait est que les gens d’aujourd’hui ne veulent pas être simplement bombardés par le contenu, ils prennent des décisions conscientes.

Donc, ma prédiction pour le paysage médiatique en 2030 serait qu’il y aura beaucoup de petits médias avec des niches clairement définies, et qu’il n’y aura plus de distinction entre texte, audio et vidéo dans les contenus produits, et que nous ne parlerons plus d’un «journal» ou d’une «station de radio», mais plus généralement de «maisons de médias». Et surtout, je suis fermement convaincu que nous continuerons à avoir un journalisme de qualité et que celui-ci sera également récompensé (financièrement) par le public.