L’ancien Premier ministre a témoigné mercredi dans le cadre du procès du Srel, sans livrer d’information décisive.

Appelé à témoigner avant même les enquêteurs, comme c’est traditionnellement le cas, a répondu aux questions du juge à la suite des trois prévenus. L’audition de ces derniers a renforcé l’idée d’une intervention cruciale du ministre d’État dans la procédure de déclenchement d’une écoute par le Srel. Il doit en effet leur donner son aval par écrit lors de la procédure normale, qui conduit la demande d’écoute devant trois juges, comme lors de la procédure d’urgence, pour laquelle les juges n’interviennent qu’en cas de volonté de prolonger l’écoute.

«La procédure d’urgence n’était pas de la routine», souligne Frank Schneider, ancien chef des opérations au Srel. «J’en ai connu moins d’une demi-douzaine. C’est au directeur et au ministre d’État de décider du caractère urgent d’une écoute, personne d’autre.»

Et il y avait urgence selon les dires des anciens agents du Srel puisqu’au soir du 26 janvier 2007, André Kemmer a réussi à récupérer le dont Loris Mariotto lui parlait depuis décembre 2005 – un CD portant copie d’un appareil Cryptobox installé dans le bureau du Grand-Duc, selon les deux personnes qui l’ont donné à M. Mariotto et se présentant comme faisant partie de l’équipe de sécurité du palais.

MM. Mille, Schneider et Kemmer avaient informé M. Juncker de l’existence de cet enregistrement dès décembre 2005. «Nous en avions parlé au ministre d’État pour connaître sa première réaction si nous lui apprenions l’existence d’un enregistrement d’un colloque singulier avec le Grand-Duc», indique M. Mille. «La conversation ne s’est pas bien passée. M. Juncker n’était pas dans un bon jour.» Ils étaient repartis avec l’injonction de récupérer le CD.

J’ai expliqué notre stratégie au Premier ministre, après quoi il a autorisé et ordonné l’écoute d’urgence.

Marco Milleancien directeur du Srel

Or, au soir du 26 janvier 2007, le CD semble vide lorsque l’ingénieur du Srel l’insère dans son ordinateur. Il est en réalité crypté. «J’ai appelé sans attendre le ministre d’État pour lui dire que l’on était en possession d’une possible preuve. Vu que le CD s’est avéré être vide, notre réaction était d’interpeller Loris Mariotto par téléphone. J’ai expliqué notre stratégie au Premier ministre, après quoi il a autorisé et ordonné l’écoute d’urgence.»

20 appels, aucun de satisfaisant

Le Srel enregistre la conversation entre MM. Mariotto et Kemmer le soir même, sans résultat, puis met sur écoute la ligne privée de l’informateur, mais aucun des 20 appels intervenus durant le week-end ne leur apporte satisfaction.

«Nous avions également émis l’hypothèse à l’époque que quelqu’un essayait de nous manipuler pour influencer l’enquête et le procès du Bommeleeër», souligne M. Mille. Lequel a enregistré sa conversation avec M. Juncker le lundi suivant «afin de voir sa réaction», en particulier en souvenir du rendez-vous houleux de 2005 au cours duquel le directeur du Srel aurait été «sérieusement injurié», ainsi que son épouse, par son interlocuteur.

Tout repose donc sur le témoignage de M. Juncker, arrivant en milieu de séance, souriant mais toujours gêné dans ses déplacements par sa sciatique. Il refuse toutefois le siège que lui propose le président du tribunal.

Il est plausible que nous ayons eu une conversation, mais je ne m’en souviens pas concrètement. En tout cas, je n’ai pas autorisé d’écoutes.
Jean-Claude Juncker

Jean-Claude Junckerancien ministre d’État, ex-président de la Commission européenne

«J’ai essayé de reconstituer [mon agenda le 26 janvier 2007] pour répondre aux questions de la police judiciaire en 2012», commence-t-il. «C’était un vendredi. J’avais conseil de gouvernement le matin, une conférence de presse l’après-midi sur la prochaine réunion de l’Eurogroupe – que je présidais, et nous étions au début de la crise financière – deux jours plus tard, une réunion encore le samedi matin. J’avais beaucoup de choses en tête. M. Mille m’a téléphoné deux fois. Il est plausible que nous ayons eu une conversation, mais je ne m’en souviens pas concrètement. En tout cas, je n’ai pas autorisé d’écoutes.»

L’ancien chef de gouvernement confirme toutefois qu’il était «fermement décidé à surveiller M. Mariotto» puisque les «rumeurs pouvaient nuire gravement au fonctionnement de l’État». «J’ai demandé à ce que le CD soit déchiffré», poursuit-il, évoquant même la possibilité de faire appel à d’autres services de renseignement pour y parvenir. «À la seconde où j’aurais entendu [ce qu’il contenait], j’aurais pu dire s’il s’agissait d’un faux.» 

Pour moi, cet enregistrement n’était pas une écoute au sens de la loi.
Jean-Claude Juncker

Jean-Claude Junckerancien ministre d’État, ex-président de la Commission européenne

L’ancien ministre d’État joue en tout cas la confusion concernant l’écoute de M. Mariotto que les prévenus disent avoir effectuée avec son autorisation expresse. «Pour moi, cet enregistrement n’était pas une écoute au sens de la loi», dit-il, faisant une distinction entre l’enregistrement d’une conversation sur un téléphone portable et la mise sur écoute d’une ligne téléphonique. «Mais il se peut que je l’aie mal qualifié. C’était ma perception. (…) Je sais que ce genre d’enregistrements se sont souvent produits dans cet État.»

Une sanction aurait provoqué des remous

Interrogé sur l’enregistrement de leur conversation du 31 janvier 2007 par M. Mille à son insu à l’aide de la fameuse montre, M. Juncker suggère une autre question: «Pourquoi M. Mille a-t-il enregistré cette conversation et pas une autre?» Sous-entendu: le directeur du Srel n’avait pas obtenu d’autorisation en bonne et due forme trois jours auparavant et devait pousser le ministre d’État à la confirmer.

L’ancien ministre d’État explique enfin pourquoi la découverte de l’enregistrement de la montre – dont il est informé par André Kemmer en 2009 – n’a conduit à aucune sanction à l’encontre de M. Mille: «J’étais furieux mais une sanction aurait provoqué des remous sur le Srel et les autres services de renseignements à l’étranger, et une plainte aurait entraîné un cortège de conséquences telles qu’elles auraient posé des questions existentielles tant au niveau national qu’à l’étranger.» Effectivement, .

Jean-Claude Juncker avait joué à cache-cache avec les photographes et n’était pas entré dans la salle du tribunal pour le début de l’audience. Il n’a pas échappé à la presse en sortant. (Photo: Paperjam)

Jean-Claude Juncker avait joué à cache-cache avec les photographes et n’était pas entré dans la salle du tribunal pour le début de l’audience. Il n’a pas échappé à la presse en sortant. (Photo: Paperjam)

Libéré après 50 minutes d’interrogatoire – très limité pour les avocats de la défense, Me Pol Urbany estimant toute question inutile si le témoin ne se souvient aucunement du 26 janvier 2007 –, M. Juncker est reparti souriant, serrant les mains du procureur et de M. Schneider. «L’audience fut correcte. Je repars avec le même sentiment qu’en arrivant», glisse-t-il à la presse audiovisuelle avant de s’engouffrer dans l’ascenseur avec ses gardes du corps, visiblement fatigué.

Au programme des prochaines audiences: la très attendue écoute de l’enregistrement de la montre et l’audition des autres témoins, avant le réquisitoire du Parquet et les plaidoiries. Le tribunal a choisi de n’examiner les divers incidents exposés lors de la première audience (délai déraisonnable, comparution de M. Juncker comme témoin et non prévenu) qu’au moment de délibérer.