Juncker a quitté l'Hôtel de Bourgogne d'un pas alerte. Il a eu le temps d'en connaître les recoins et les coulisses. (Photo: Christophe Olinger)

Juncker a quitté l'Hôtel de Bourgogne d'un pas alerte. Il a eu le temps d'en connaître les recoins et les coulisses. (Photo: Christophe Olinger)

L ’enregistrement que Marco Mille, l’ancien directeur du Service de renseignement de l’État (Srel), fit en janvier 2007 d’une conversation avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker, dans le bureau de ce dernier, puis la révélation de son contenu, auront été les éléments déclencheurs de la chute de la maison CSV et de son chef.

La commission d’enquête parlementaire sur les dysfonctionnements du Srel a cherché, bien que mollement, le motif ayant poussé un homme aussi intelligent et futé que Marco Mille à la faute: emprunter une montre du service pour voler une conversation sensible avec le Premier ministre, du fichage des citoyens à la chasse aux gauchistes dans les années 1980. Dans ses auditions devant les membres de la commission d’enquête, M. Mille a tenté de justifier son acte en racontant qu’il avait cherché ainsi à protéger son service. Il s’agissait, pour lui, d’obtenir de Jean-Claude Juncker la preuve que ce dernier avait bien autorisé, au préalable, la mise sur écoute du fameux «Monsieur M.» (en l’occurrence Loris Mariotto), pour tenter de percer le mystère d’un CD crypté relatif à une audience que le Premier ministre avait eue avec le Grand-Duc Henri au Palais, vraisemblablement en 2006, dans le contexte de l’affaire du Bommeleeër.

Pour rappel, l’enquête sur les attentats à la bombe des années 1980 avait été relancée après le témoignage d’un homme ayant aperçu le Prince Jean, frère du souverain, à proximité d’un endroit où une explosion eut lieu. Ce témoin est aujourd’hui décédé. La vraie raison de l’enregistrement de Mille avec Juncker serait toutefois à chercher ailleurs, plus précisément dans la défiance que le chef du renseignement luxembourgeois avait envers le Premier ministre, son supérieur hiérarchique direct. Pourquoi? Le motif tiendrait à la personnalité même de Jean-Claude Juncker et à un de ses travers: un mélange d’arrogance et d’agressivité que d’aucuns attribuent à des déjeuners parfois très arrosés.

Il y eut une cassure entre les deux hommes, au point que l’un ne fera plus confiance à l’autre. Cela remonte au début de l’année 2007, lorsque le Srel prit connaissance de l’existence de l’enregistrement au Palais grand-ducal et alla en informer le chef du gouvernement.

L’affaire de la montre

Un récit, encore à paraître, et dont paperJam a eu connaissance, sobrement intitulé «Die Sache mit der Uhr» (L’affaire de la montre), livre une version de ce qui s’est passé dans le bureau du Premier ministre un soir de 2007, aux alentours de 18h30. Son auteur est André Kemmer, ancien agent du Srel et ex-conseiller en sécurité au ministère du Commerce extérieur. L’homme est actuellement suspendu de ses fonctions pour avoir été l’un des protagonistes de l’affaire du Srel avec Marco Mille et Frank Schneider, ancien directeur des opérations du Service de renseignement. C’est d’ailleurs Kemmer qui révélera plus tard au Premier ministre l’existence de l’enregistrement entre lui et Mille et lui en apportera une copie. Juncker l’avait d’ailleurs perdue.

Tous les trois étaient dans le bureau du Premier ministre et la description que Kemmer a faite de cette réunion a été corroborée par Frank Schneider. Tous les deux affirment d’ailleurs avoir apporté leur témoignage lors de leurs auditions respectives devant les officiers de police judiciaire dans le cadre d’une enquête ouverte fin 2012 sur des écoutes présumées illégales.

L’ancien agent du Srel, dans son récit qui tient en 14 pages, remonte le fil du temps et évoque dans un premier temps le parcours du fameux CD crypté de la conversation de 45 minutes entre M. Juncker et le chef de l’État, tantôt en français, tantôt en luxembourgeois. Les circonstances dans lesquelles M. Mariotto dit en avoir eu connaissance restent encore assez floues: deux employés du Palais lui auraient fourni l’original de l’enregistrement qu’il a conservé et crypté (ce sera en quelque sorte son assurance vie) selon des procédés que l’ingénieur autodidacte avait acquis de ses contacts avec les milieux militaires italiens.

Au Srel, l’ingénieur ne remettra seulement qu’en 2008 une copie cryptée, que personne jusqu’à présent ne serait parvenu à déchiffrer, pas même des experts suisses mandatés en début d’année 2013 par la commission d’enquête parlementaire.

On ignore d’ailleurs quelles sont les mesures de contraintes que la justice a prises pour demander à M. Mariotto de rendre l’enregistrement lisible. Les enquêteurs disposent en tout cas du résumé qu’en fit l’ingénieur à André Kemmer, lorsqu’il fut enregistré par un téléphone du Srel. Cet enregistrement constitue l’une des pièces de l’instruction menée dans le cadre de l’enquête pénale sur les dérives présumées du Service de renseignement luxembourgeois.

Déballages

On ne sait pas non plus si M. Mariotto a été interrogé par la police. Il est probable que oui. En tout cas, la commission d’enquête parlementaire ne l’a jamais convoqué, sans doute pour ne pas créer d’interférence avec l’enquête judiciaire. L’ex-Premier ministre avait indiqué, pour sa part, aux membres de la commission que sa conversation au Palais n’avait pas porté sur des sujets «brisants».

Selon le récit qu’en fait André Kemmer, Loris Mariotto s’en fera une toute autre opinion. L’ingénieur fournira d’ailleurs à l’agent des mots-clés prononcés par le Grand-Duc et qui serviront au Srel à tester auprès de M. Juncker la crédibilité de ses informations. Dans le vocabulaire et les expressions choisis, Kemmer évoque le mot «tourbillon» qu’Henri aurait prononcé pour décrire la situation dans laquelle fut la famille grand-ducale après les révélations du témoin en 2006.

L’ex-agent du Srel raconte encore que la conversation au Palais aurait viré à un déballage d’une affaire d’État susceptible de faire sauter Jean-Claude Juncker de sa position et qui relevait des «affaires internes du CSV». On aurait donc évoqué au Palais une affaire «qui aurait coûté 300 kilogrammes de têtes de nègres». Derrière cette expression subodorant la supériorité occidentale (à moins qu’il s’agisse des fameuses têtes en guimauve enrobées de chocolat…), M. Kemmer y décrypte, dans son récit, une référence à l’affaire Lissouba, ancien président du Congo-Brazzaville, dont des comptes furent découverts au Luxembourg, ce qui valut d’ailleurs une autre visite de Marco Mille, Frank Schneider et André Kemmer chez Jean-Claude Juncker. Une réunion à laquelle participa d’ailleurs l’ancien ministre CSV de la Justice et des Finances, Luc Frieden.

L’enregistrement au Palais, selon ce qu’en avait rapporté M. Mariotto à M. Kemmer, évoque aussi une conversation insolite que Jean-Claude Juncker aurait eue avec Jean-Claude Trichet (gouverneur de la Banque centrale européenne) dans un endroit tout aussi insolite. Bref, il n’y aurait pas eu que des échanges de banalités entre le chef de l’État et le Premier ministre d’alors. André Kemmer écrit qu’un des points abordés aurait pu, s’il avait été révélé, coûter définitivement son mandat à M. Juncker.

Agressivité et propos en dessous de la ceinture

C’est donc dans le but d’évaluer le risque que ce CD était susceptible de faire peser sur le Luxembourg et ses dirigeants que Marco Mille, accompagné d’André Kemmer et de Frank Schneider, prit rendez-vous avec Jean-Claude Juncker, un soir de janvier 2007, après les heures de bureau.

M. Kemmer fait alors le récit d’une scène qu’il n’a pas osé révéler lors de ses auditions devant les membres de la commission de contrôle parlementaire: Jean-Claude Juncker était sans doute sorti d’un déjeuner bien arrosé, car il est décrit titubant. Mais il va surtout déverser pendant plus de 10 minutes des torrents d’agressivité contre Marco Mille et invectiver ce dernier avec des propos en dessous de la ceinture.

paperJam reproduit ci-dessous, et dans la langue originale du récit, la scène que vécurent les trois hommes du Srel, et que l’auteur du récit a appelée «Das Treffen mit dem Staatminister. ‘Das Aus’». En sortant du bureau de Jean-Claude Juncker, Marco Mille sera blanc comme un linge et surtout furieux: «Je vais le tuer», aurait-il alors dit à ses deux acolytes, tandis que Frank Schneider tentait de calmer le jeu et les esprits. «Juncker s’est forgé lui-même un solide ennemi», écrit l’ancien agent, qui dit comprendre pourquoi son directeur est allé plus tard enregistrer une de ses conversations dans le bureau du Premier ministre.

L'extrait explicite du récit d'André Kemmer (cliquer pour agrandir)

André Kemmer indique que c’est à partir de cet épisode que Jean-Claude Juncker a perdu toute autorité et la confiance de son chef du renseignement. La maison Juncker connut là sa première fissure sérieuse. On connaît la suite…