Franz Clément: «Certains frontaliers préfèrent gagner moins et perdre moins de temps dans les transports.»  (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Franz Clément: «Certains frontaliers préfèrent gagner moins et perdre moins de temps dans les transports.»  (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Franz Clément, chercheur au Liser depuis 1996, est notamment spécialiste de la question des travailleurs frontaliers. Il plaide pour l’instauration d’un véritable traité de la Grande Région afin que les accords, qui sont majoritairement bilatéraux actuellement, deviennent globaux. Et ce, pour répondre de manière uniforme aux enjeux transfrontaliers.

La Grande Région est vécue au quotidien notamment par plus de 200.000 travailleurs frontaliers. Cet espace de coopération devrait-il être institutionnalisé pour qu’il fonctionne mieux?

Franz Clément. – «Oui, cela fait longtemps que je plaide pour l’instauration d’un véritable traité de la Grande Région, qui n’est pas incompatible avec l’Union européenne. En 2021, nous avons célébré le centième anniversaire de l’Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL), qui existe donc toujours malgré la création de l’Union européenne. Je me demande s’il ne serait pas opportun, au niveau de la Grande Région, d’avoir une sorte de traité équivalent, pour essayer de faciliter la prise de certaines décisions. Cela permettrait de passer d’un espace de coopération à un espace d’intégration politique.

Qu’est-ce que cela changerait?

«Collaborer, c’est très bien, mais quand on regarde les décisions qui sont prises, c’est toujours du bilatéral. Et il n’y a pas de véritables grandes décisions qui emportent l’ensemble des entités membres de la Grande Région. Je me demande si la période que l’on vit avec la crise du Covid-19 ne devrait pas servir de détonateur pour ce genre de choses. Parce que si l’on ne tire pas les conclusions de ce que nous sommes en train de vivre, alors je crois qu’on ne les tirera jamais, notamment en ce qui concerne le télétravail.

Que manque-t-il alors?

«Il manque une véritable volonté politique de la part des entités membres, mais surtout, à mon avis, le nœud gordien du problème consiste à essayer de faire en sorte que tout cet espace ait des entités qui soient traitées sur un pied d’égalité. Le nombre de jours de télétravail autorisés – hors accords actuels dus à la pandémie – est de 34 pour les frontaliers belges et français, 19 pour les Allemands, donc on traite au cas par cas, alors que c’est un espace dans lequel les entités sont devenues tellement interdépendantes qu’elles devraient s’accorder.

Malgré l’augmentation constante du nombre de frontaliers, certains font pourtant le choix de retourner travailler dans leur pays de résidence…

«Ce phénomène pourrait effectivement s’accentuer si le Grand-Duché continuait à faire appel à de la main-d’œuvre frontalière sans régler les problèmes de mobilité. Ce qui motive le choix de ces frontaliers, c’est qu’ils n’en peuvent plus de passer trois heures par jour dans leur voiture dans les bouchons. Ils préfèrent gagner moins et perdre moins de temps dans les transports.

Si le Grand-Duché veut maintenir son niveau de développement économique actuel, on estime qu’il faudra de nouveaux travailleurs étrangers à raison de 9.700 personnes par an d’ici 2030.
Franz Clément

Franz ClémentChercheurLiser

Quelle serait la solution?

«Pour la mobilité pure, il y a des solutions comme augmenter la capacité des trains, ou leur fréquence. Concernant la voiture, nous avons notamment assisté à des fiascos comme la bande de covoiturage sur l’E411 entre Arlon et la frontière, qui a coûté 17 millions d’euros et qui n’est pratiquement pas utilisée. Et il y a toujours le serpent de mer de l’A31 bis du côté lorrain. Je dirais donc que c’est un problème qui est difficilement soluble, sauf par le recours au télétravail. D’après les prévisions les plus optimistes, si le Grand-Duché veut maintenir son niveau de développement économique actuel, on estime qu’il faudra de nouveaux travailleurs étrangers à raison de 9.700 personnes par an d’ici 2030. Donc cela posera un problème, non seulement de mobilité vers le Luxembourg, mais il faudra aussi prévoir des lieux de travail pour ces personnes dans le pays. Aux Pays-Bas ou à Monaco, ils ont réussi à gagner des terres sur la mer, mais cela n’est pas possible chez nous.

Potentiellement, on pourrait imaginer que ces nouveaux travailleurs étrangers vivent au Luxembourg?

«C’est certain, mais là nous allons tomber sur un autre problème, qui est celui du coût du logement. Aujourd’hui, résider dans le pays devient même très compliqué pour des Luxembourgeois, et il y a donc le développement depuis plusieurs années des frontaliers luxembourgeois dans leur propre pays (des Luxembourgeois résidant en dehors de leur pays, mais travaillant au Luxembourg, ndlr).

Même si le logement était plus acces­-sible au Luxembourg, il faudrait s’assurer d’un nombre suffisant de logements, qui manquent déjà cruellement. Compte tenu de ces goulets d’étranglement, peut-on être pessimistes pour l’avenir de la Grande Région?

«Oui, absolument, si l’on continue à ne rien faire et à travailler comme on l’a toujours fait, le Grand-Duché va étouffer purement et simplement, et les régions avoisinantes aussi.

Pour le moment, les accords bilatéraux concernant la fiscalité et la sécurité sociale des frontaliers sont reconduits depuis deux ans, mais faudrait-il un accord global?

Oui, il faut que tous les frontaliers aient les mêmes droits, car à long terme, cela pourrait entraîner un problème de cohésion sociale dans la Grande Région. Ils sont traités différemment en ce qui concerne le télétravail, et les inégalités se produisent dans un espace grand comme un mouchoir de poche.

Les Français représentent plus de 50% des frontaliers, je ne vois pas pourquoi on ne mettrait pas en commun un système uniforme de rétrocession fiscale.
Franz Clément

Franz ClémentChercheurLiser

Au-delà des droits individuels des personnes, il y a aussi les différences de traitement entre les pays au niveau de la rétrocession fiscale…

«Oui, la Belgique, en l’occurrence, bénéficie d’une rétrocession fiscale, aussi appelée «Fonds Juncker-Reynders» (du nom de l’ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker et de l’ancien ministre belge des Finances, Didier Reynders, ndlr), héritage d’une négociation belgo-­luxem­bourgeoise. La Belgique est un partenaire privilégié du Luxembourg à cause du traité UEBL de 1921. Maintenant, nous sommes en 2022, les Français représentent plus de 50% des frontaliers, je ne vois pas pourquoi on ne mettrait pas en commun un système uniforme de rétrocession fiscale. Il faut prendre les décisions ensemble, et non pas chacun de son côté, car on le voit bien, l’espace devient invivable, on étouffe et on va sur-étouffer.

Faut-il s’inspirer du modèle suisse?

«On dit parfois que la Suisse rétrocède à la France, mais ce n’est pas tout à fait vrai. C’est vrai de Genève vers l’Ain et la Haute-Savoie, mais ce n’est pas vrai pour les cantons de l’arc jurassien, où les frontaliers français sont imposés en France, et cette dernière reverse aux autorités fiscales suisses 4,5% des salaires bruts des frontaliers.

Comment cela se passe-t-il exactement en ce qui concerne la rétrocession fiscale avec la Belgique?

«Le montant de base a été porté à 48 millions d’euros, selon le nouvel accord signé le 31 août 2021, et sera majoré de 5% par an. Chaque commune perçoit une compensation proportionnelle à son manque à gagner fiscal. Logiquement, les communes qui touchent le plus sont celles où résident le plus de travailleurs frontaliers. Arlon, ville comptant le plus grand contingent de frontaliers (avec plus de 16.000 d’entre eux), recevra 8,657 millions d’euros.

Où en est-on côté français?

«Il faut trouver un modus vivendi. En mai 2019, les maires de Metz et Trèves, et les deux dirigeants des districts de Trèves-Saarburg et de l’Eifel-Bitburg-Prüm ont adressé un courrier à leurs chefs d’État afin d’entamer des discussions, en vue de l’établissement d’une compensation financière provenant du Luxembourg au profit de l’Allemagne et de la France. Le montant réclamé par la France s’élevait ainsi à près de 600 millions d’euros annuels. Le Luxembourg y avait opposé une fin de non-­recevoir.

Pour le moment, le Grand-Duché procède différemment d’avec la Belgique et dit qu’il ne donne pas d’argent, mais contribue à des investissements en France. C’est une autre manière de procéder, et je ne suis pas tout à fait pour ce système de rétrocession fiscale, quand on voit la manière dont l’argent est utilisé par les communes belges. Chacune fait sa petite cuisine, mais je ne vois pas de projets communs pour essayer, par exemple entre les communes de l’arrondissement ­d’Arlon, de faciliter les choses en matière de mobilité. Au contraire, ça bloque, comme avec le P+R de Viville, et je ne trouve pas cela normal.

Le Grand-Duché, dans la Grande Région, est le pays qui progresse le plus au niveau démographique, donc forcément les besoins en personnel de santé sont de plus en plus importants.
Franz Clément

Franz ClémentChercheurLiser

Le recours à la rétrocession fiscale serait trop évident?

«Sur le principe, je suis d’accord, mais je trouve trop facile de frapper à la porte du Luxembourg et de dire: ‘Par ici la monnaie’. Quand je vois qu’en France, il y a plus de 36.000 communes, avec des communautés de communes, des agglomérations, etc. Tout ce millefeuille coûte beaucoup d’argent, et il faudrait déjà faire un effort de fusion des communes.

Sur le plan économique, pensez-vous que l’instauration de zones franches, une idée régulièrement évoquée dans le débat public, ait du sens?

«Dans la logique des choses, je dirais pourquoi pas, mais attention, car cela va déplacer le problème ailleurs. Imaginons que l’on transforme en zones franches le nord des départements de la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle, ou l’arrondissement d’Arlon. Des entreprises viendront s’y installer en masse, mais on va reporter le problème de l’autre côté de la zone franche; c’est un phénomène ‘tache d’huile’. Mais c’est une solution qui permettrait de gagner du temps.

Le «mur des pensions» luxembour­geoises est un gros problème qui se rapproche également…

«Oui, c’est un problème au sujet duquel il y a aussi une position doctrinaire, car le patronat est pour changer les choses, mais les syndicats sont contre. Cela fait des années que l’Union européenne, dans ses recommandations annuelles, demande au Luxembourg d’augmenter le taux d’emploi des travailleurs âgés, et d’améliorer la viabilité à long terme du système de pension, y compris en limitant davantage les départs à la retraite anticipés. Le sujet des retraites est une question politique. À moyen terme, il n’y a pas de problème pour que les réserves se reconstituent, mais à long terme il faudra prendre le sujet à bras-le-corps.

Il est parfois reproché au Luxembourg de «prendre» les travailleurs de ses pays voisins dans certains secteurs-clés comme la santé, l’informatique ou la finance. Comprenez-vous ce reproche? 

«Oui et non. Évidemment, vu le développement économique du pays, il a forcément besoin de compétences. La Commission européenne explique dans ses recommandations que la de­mande de soins de santé émanant d’une population vieillissante au Grand-Duché devrait augmenter, et le départ à la retraite d’entre 59% et 69% du personnel médical est prévu au cours des 15 prochaines années. Le Grand-Duché, dans la Grande Région, est le pays qui progresse le plus au niveau démographique, donc forcément les besoins en personnel de santé sont de plus en plus importants. Il est clair qu’un pays qui prend pratiquement le leadership en matière économique a tous les atouts pour favoriser son développement par rapport aux autres.»

Cette interview a été rédigée pour l’édition magazine de  parue le 30 mars 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

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