Le projet d’une A31 bis, qui vise à réduire la congestion sur l’A31 est dans les cartons depuis plus de 40 ans. Depuis début mars le tracé historique traversant Florange est abandonné. (Photo: Christophe Lemaire/Maison Moderne/Archives)

Le projet d’une A31 bis, qui vise à réduire la congestion sur l’A31 est dans les cartons depuis plus de 40 ans. Depuis début mars le tracé historique traversant Florange est abandonné. (Photo: Christophe Lemaire/Maison Moderne/Archives)

Comment planifier le développement économique de la Grande Région pour en faire un laboratoire de l’économie du futur? Les chambres de commerce luxembourgeoise, française et belge ne livrent pas une réponse uniforme à cette question, mais une série de possibilités qui illustrent la richesse de ce bassin d’emplois et de compétences singulier.

«Dire où l’on sera dans 30 ans, j’en suis incapable, mais si on continue à travailler ensemble, à échanger, à avoir des liens d’amitié, je pense clairement qu’on peut être une des régions ­d’Europe qui comptera parmi cet ensemble-là», résume Fabrice Genter, président de la CCI (Chambre de commerce et d’industrie) Moselle Métropole Metz, lorsqu’on lui demande sa vision d’avenir de la Grande Région. Les responsables des chambres professionnelles de part et d’autre des frontières n’ont pas de boule de cristal pour prédire l’avenir de l’espace transfrontalier à l’échelle de 2030 voire 2050.

Mais des certitudes pointent à un horizon de plus en plus proche: la crise climatique doit se préparer, les collaborations doivent se renforcer et les spécificités de chacun doivent être utilisées à bon escient. «Nous avons tous les mêmes défis à relever pour l’avenir: climat, développement durable, développement de l’intelligence artificielle, digitalisation… On se doit donc de ­pousser nos entreprises, mais il faut le faire avec ces objectifs en tête», déclare Bernadette Thény, directrice générale de la Chambre de commerce et d’industrie du Luxembourg belge. 

Un terreau fertile existant

De l’avis de tous, les choses bougent d’ores et déjà sur le terrain, et la cartographie des spécia­lisations par territoire est clairement identifiée. Le terreau serait déjà propice aux prochaines collaborations. «Peu de régions en Europe peuvent jouer sur une telle complémentarité que nous devons activer intelligemment», estime , directeur général de la Chambre de commerce du Luxembourg. Qu’ils soient dédiés aux clusters ou qu’ils fassent l’objet du travail des centres de recherche, les sujets d’étude et de prospection partagés sont exploités, comme les écotechnologies, l’ICT ou encore les matériaux innovants. Faut-il, sur cette base, créer des hot spots spécifiques et mieux visibles à l’international?

La réponse tient, là aussi, dans la collaboration autour d’un meneur de projets selon le secteur ou la thématique. À l’instar du réseau transfrontalier d’incubateurs, d’accélérateurs et de structures dédiés à l’innovation EU-Tribe, monté à l’initiative de la House of Startups, elle-même fondée par la Chambre de commerce luxembourgeoise. Et Fabrice Genter de citer l’Euro-Accélérateur, structure mise en place en Lorraine pour accélérer les projets d’entreprise avec l’appui du secteur de la recherche, des universités, des investisseurs.

«On le fait déjà avec le Luxembourg, quatre comités d’accélération se sont tenus, et on a des entreprises, qui sont luxembourgeoises ou lorraines et qui travaillent des deux côtés, qui présentent des projets, et ce sont nos deux chambres de commerce mosellane, luxembourgeoise, avec Luxinnovation, qui servent de tuteurs à cet ensemble-là, ajoute le président de la CCI Moselle. C’est un accélérateur énorme, parce que ça ouvre beaucoup de possibilités, et c’est une initiative privée. Les ­Sarrois viennent actuellement en observateurs, mais la prochaine étape, ce sera d’avoir aussi des entreprises sarroises qui vont pouvoir présenter des dossiers, dès cette année.» 

Réussir une double transition

La volonté est affirmée, du côté des chambres patronales, d’identifier les opportunités communes et de franchir les frontières administratives. «Nous faisons tous face à un problème d’attraction de talents, en particulier dans l’économie de la connaissance, ajoute Carlo Thelen. Dans cette Grande Région, qui n’est pas si grande en réalité, nous devons tirer profit de cette concentration de clusters que l’on ne retrouve pas ­ailleurs pour réussir tous ensemble la double transition environnementale et digitale.» 

Et pourquoi pas lancer de nouveaux centres de formation communs pour préparer les colla­borateurs aux métiers de demain, et surtout anticiper les besoins d’une économie décarbonée qui est aussi synonyme de nouveaux développements pour la Grande Région? «Nous devons miser sur les bonnes pratiques et à nouveau les complémentarités. Si nous y parvenons, nous pourrions envisager de belles collaborations dans les écotechnologies ou dans l’exploitation de l’hydrogène en tant qu’alternative aux carburants fossiles, ajoute Carlo Thelen. Nous ne devons pas non plus oublier l’enjeu de la réindustrialisation en Europe dans le sillage des crises que nous vivons, pour ramener des capacités de production et moins dépendre de la Chine ou de la Russie.» La crise du Covid et l’invasion russe en Ukraine entraînent des discussions que d’aucuns n’envisageaient plus de façon structurelle.

«Quand on regarde ce que les entreprises font de part et d’autre de la frontière, on se rend compte que ça bouge, il y a de la vie. Et, pour moi, c’est l’élément le plus important, parce que ça montre la perception qu’ont les entreprises dans différents domaines d’activité, le commerce, le BTP, l’automobile, dans certains domaines industriels. Il y a vraiment des éléments partagés», ajoute Fabrice Genter. Et de citer la présence en Moselle de 241 entreprises luxembourgeoises pour 15.000 emplois. «Parce que les discours, c’est important, ça donne des intentions, mais la réalité, on la voit au quotidien, et on voit de plus en plus d’entre­prises visualiser leur marché et leur potentiel au travers de cette Grande Région.» Un message à destination des élus à qui il revient de gérer des problématiques concrètes et récurrentes comme la mobilité et, plus récemment, le cadre ­législatif propre aux travailleurs frontaliers. 

Luxembourg, ambassadeur à Paris, à Bruxelles et à Berlin

Faudrait-il, dès lors, institutionnaliser la Grande Région pour en améliorer le fonctionnement? «Vouloir institutionnaliser est très compliqué, tranche Fabrice Genter. Beaucoup d’initiatives sont prises dans différentes branches d’activité, et je pense qu’il ne faut pas avoir une vision qui englobe tout le monde dans un même carcan. Au contraire, il faut agréger les différences, c’est ça la force de la Grande Région. On arrive également à transformer des initiatives privées qui vont souvent bien plus vite que ce que peuvent légiférer les États, et c’est normal, je ne leur en fais pas grief. Donc, créer une institution complé­mentaire, ça ne nous fera pas forcément avancer au bon rythme, parce qu’il faut aller très vite.» 

Reste que l’économie dépend aussi des décisions prises au niveau politique. Face au mille-feuille que connaissent les partenaires français, belge ou allemand, le Luxembourg peut ainsi jouer un rôle privilégié d’ambassadeur en tant que seul État souverain de l’ensemble transfrontalier. «Le Luxembourg peut continuer à sensibiliser Berlin, Paris et Bruxelles sur la réalité de cette région formidable et sur le fait qu’il est dans l’intérêt des responsables concernés d’y investir de manière intelligente, avec peut-être même un retour sur investissement qui sera plus grand que dans d’autres régions», mentionne Carlo Thelen.

La gestion depuis les capitales n’étant pas forcément synchronisée avec la réalité du terrain, la création d’un fonds propre aux enjeux et investissements transfrontaliers suit son chemin. Une idée qui pourrait ­permettre de résoudre la question du financement ­d’infrastructures communes. Et remiser les doléances sur de potentielles rétrocessions ­fiscales en compensation de l’impôt perçu par le Luxembourg sur les salaires des frontaliers. «Ce fonds de coopération bilatérale serait ­alimenté équitablement par tous et nous pourrions ­décider ensemble des projets ‘win-win’ à financer, explique Carlo Thelen. Il y a peut-être une certaine autonomie à donner aux régions concernées qui savent le mieux ce dont elles ont besoin pour permettre le développement commun avec le Luxembourg.» 

Un rôle d’ambassadeur pour le Grand-­Duché qui résume bien son statut au sein de l’espace transfrontalier. «Si le Luxembourg n’était pas ce qu’il est aujourd’hui, on ne parlerait sans doute pas de cette Grande Région, appuie Bernadette Thény. C’est vraiment lui qui impulse une certaine dynamique. Nos entreprises regardent beaucoup en direction du Grand-Duché. Elles sont interpellées par la croissance que certaines entreprises réussissent à obtenir. Elles travaillent également de plus en plus en synergie avec leurs voisins grand-ducaux. Je les vois se rapprocher. Je trouve même qu’elles se complètent à merveille parfois.»

À une certaine forme d’inégalité ressentie par les régions voisines (surtout quant à la capacité du Luxembourg à attirer la main-d’œuvre) et d’autres points de divergences devrait succéder une volonté de continuer à imaginer un destin partagé pour cette communauté de territoires à l’histoire commune. L’enjeu climatique, le besoin de souveraineté industrielle retrouvé, l’autonomie énergétique et la concurrence accrue en Europe sur l’économie du savoir suffiront largement à mobiliser les énergies publiques et privées.

Ces chantiers de mobilité qui n’ont pas (encore) abouti

 Le P+R de Viville: évoqué depuis 2014, le projet de P+R d’Arlon-Viville, à destination des frontaliers belges, a été remisé au placard par le ministre fédéral de la Mobilité Georges Gilkinet (Ecolo) en juin dernier, alors que le gouvernement luxembourgeois le juge prioritaire.

La bande de covoiturage sur l’E411: la bande de covoiturage entre Arlon et Sterpenich est un flop à 17 millions d’euros. Selon une étude de 2020, entre 20 et 30 véhicules l’empruntaient chaque jour en 2019. En attendant qu’elle soit prolongée côté grand-ducal…

L’A31 bis: ce projet qui vise à réduire la congestion sur l’A31 est dans les cartons depuis plus de 40 ans. Dernier fait en date: le comité de pilotage réuni début mars a définitivement écarté le tracé historique traversant Florange.

La ligne Bruxelles-Luxembourg: débutés en 2007 côté belge, les travaux visant à moderniser la ligne ferroviaire Bruxelles-Luxembourg, devraient durer au moins jusqu’en… 2028. Le Luxembourg a déjà annoncé qu’il n’aidera pas à supporter les futurs coûts du chantier, estimés à au moins 300 millions d’euros.

3 questions à Jean Rottner, président de la région Grand Est

Jean Rottner: «Il faudrait peut-être un changement d’identité à travers un nom, un espace mieux défini et compris par la population qui permettrait à la Grande Région d’avoir encore plus de force.» (Photo: Twitter)

Jean Rottner: «Il faudrait peut-être un changement d’identité à travers un nom, un espace mieux défini et compris par la population qui permettrait à la Grande Région d’avoir encore plus de force.» (Photo: Twitter)

Qu’est-ce qui pourrait faire que la Grande Région fonctionne mieux?

«Elle ne fonctionne pas mal. Elle pourrait être plus efficace, mieux intégrée. Même s’il se trouve qu’elle n’a pas mal fonctionné en période de crise. Il y a des perspectives, maintenant il faut la rendre peut-être encore plus simple dans sa gouvernance, encore plus évidente. Quand on parle de Grande Région, pour le commun des mortels, ça ne signifie pas grand-chose. Il faudrait peut-être un changement d’identité à travers un nom, un espace mieux défini et compris par la population qui permettrait à la Grande Région d’avoir encore plus de force.

Avez-vous l’impression que le Luxembourg «prend» les travailleurs lorrains de certains secteurs-clés comme la santé, l’informatique, la finance?

«C’est évident, mais je ne m’en plains pas. Nous allons augmenter notre quota de personnes formées. Certaines iront au Luxembourg, d’autres resteront en France. Mais celles qui iront au Grand-Duché continueront de dormir chez nous, consommer chez nous et faire tourner l’économie locale.

Vous vous êtes récemment rendu à Micheville. Où en est ce projet?

«J’ai fait le point avec l’opérateur, les ministres, pour voir où en étaient les perspectives, pour pouvoir lancer un projet de mission commune des deux côtés des territoires. Cela me semble essentiel si l’on veut faire progresser tout ce territoire nord lorrain juste en face d’Esch-Belval. Il y a une nécessité de changer de paradigme, de réfléchir de façon différente, urbaine, économique, durable. C’est surtout de l’aménagement urbain, du service à la population qui est en train d’être mené.»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de Paperjam du mois d’avril 2022 parue le 30 mars 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam. Votre entreprise est membre du Paperjam Club? Vous pouvez demander un abonnement à votre nom. Dites-le-nous via