«Il existe une aggravation sur certains aspects, notamment au niveau des lois sur le droit d’asile, qui sont de plus en plus restrictives. (Photo: Andres Lejona/Maison Moderne)

«Il existe une aggravation sur certains aspects, notamment au niveau des lois sur le droit d’asile, qui sont de plus en plus restrictives. (Photo: Andres Lejona/Maison Moderne)

Réfugiée en provenance du Rwanda qu’elle a fui en 1994 avec sa famille, Sandrine Gashonga est devenue une citoyenne à part entière.

Engagée dans la lutte contre ce sujet rampant, mais tabou qu’est le racisme dans une société d’abondance, elle est devenue le visage du mouvement Black Lives Matter au Luxembourg.

Vous êtes présidente et cofondatrice de l’association féministe et antiraciste Lëtz Rise Up créée en septembre 2019. Quelle est sa particularité?

Sandrine Gashonga. – «Cela rentre dans le cadre d’une évolution du militantisme antiraciste depuis les années 2000, et dont la base est le travail sur la reconnaissance des conséquences dramatiques de la colonisation, notamment sur les descendants des personnes qui ont été colonisées. Que ce soit en France, en Belgique ou en Allemagne, de plus en plus de mouvements sont composés de personnes qui subissent directement les discriminations. Avec un groupe d’amies racisées, nous voulions créer une association qui nous ressemble et nous ne trouvions pas d’offres ici.

Car les associations traditionnelles ne sont pas composées des personnes qui subissent le racisme. Leurs stratégies ne peuvent donc pas correspondre aux besoins de celles-ci. Donc il fallait absolument créer une association qui soit composée de ces personnes. Parce que nous sommes les seules susceptibles de trouver les solutions aux problèmes que nous rencontrons.

Lëtz Rise Up a organisé en juin dernier devant l’ambassade des États-Unis. À quel point la mort de George Floyd vous a-t-elle affectée?

«Quelqu’un m’a envoyé la vidéo et je n’ai pas pu la regarder jusqu’au bout. C’était trop violent. C’est vraiment la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Plusieurs événements avaient déjà annoncé ce trop-plein: cette femme à New York, Amy Cooper, qui avait appelé la police parce qu’un homme noir lui demandait de tenir son chien en laisse. Puis ce joggeur tué dans un quartier riche par un père et son fils blancs qui lui ont tiré dessus parce qu’ils considéraient qu’il n’avait rien à faire là. Ces deux événements ajoutés à la mort de George Floyd, c’était trop. Il y a toute cette charge raciale qu’on accumule pendant des semaines, des mois, des années, et là on se dit: c’est trop. Beaucoup de personnes noires dans mon entourage ont eu le même sentiment que moi. C’était vraiment une sorte de dépression, comme après un choc, avec des symptômes de stress post-traumatique.

Les mobilisations après ont eu lieu aux États-Unis, mais aussi dans le monde entier, en Europe et même au Luxembourg, alors que la situation au sujet du racisme paraît très différente d’un continent à l’autre. Comment expliquez-vous cela?

«Les conditions ne sont pas les mêmes, ce n’est pas la même violence, c’est sûr. Mais les conditions de possibilité d’une mort existent car le racisme structurel est bien présent. Ainsi, quand un Noir recherche un logement ici, il doit attendre plus longtemps qu’une personne blanche. Si on a une situation précaire, si on a un travail avec un salaire minimum, si on est une femme avec des enfants, c’est encore pire. Et alors que la situation économique générale au Luxembourg est plus favorable que dans les autres pays, par contre, au niveau du racisme ressenti, la situation n’est pas meilleure, voire pire.

C’est ce que soulignait une étude européenne, Being Black in the EU, publiée il y a environ un an par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne.

«Nous avons constaté un réel déni lors de la conférence sur cette étude, organisée par l’Asti en novembre 2019. La ministre de la Famille et de l’Intégration, (DP), est complètement tombée des nues face à ce qu’elle entendait. Mais elle a tout de même continué à minimiser les résultats de l’étude en prétendant que l’échantillon n’était pas assez représentatif, alors qu’il s’agit du même pour toutes les études européennes.

Il existe un réel déni du passé colonial du pays.
Sandrine Gashonga

Sandrine GashongaPrésidente et cofondatriceLëtz Rise Up

Comment expliquez-vous la difficulté à aborder ce sujet?

«Par le manque de débats sur la question. Par exemple, l’UE a demandé à chaque pays d’établir un plan d’action pluriannuel contre le racisme. Mais, au Luxembourg, ce plan ­d’action n’est pas contre le racisme, mais pour l’intégration. L’intitulé même pousse à ne pas voir l’existence du racisme dans la société…

On parle toujours d’interculturalité, de ­différences culturelles, sans jamais parler de différences de conditions sociales, qui sont liées à la race. Et à travers l’interculturalité, on part du principe qu’il ne faut pas juger les ­comportements des personnes, mais toujours considérer qu’on les juge à partir de notre bagage culturel. En oubliant alors l’histoire de la colonisation, et par conséquent les rapports de force et de domination qui en découlent et qui sont toujours présents dans notre relation avec les autres. Tout cela fait qu’il y a un manque de conscience des problèmes que les personnes noires rencontrent ici.

L’implication du Luxembourg dans la colonisation belge du Congo est-elle aussi un sujet tabou?

«Oui, il existe un réel déni du passé colonial du Luxembourg, qui a pourtant participé à la colonisation belge. Le Luxembourg a accueilli deux expositions coloniales sur son territoire, des zoos humains — il y en a même eu un à la Schueberfouer. Tout cela s’est passé au Luxembourg, mais on n’en parle pas, la plupart des personnes ne sont pas au courant. Souvent, l’argument consiste à dire qu’il s’agissait d’initiatives privées, de personnes qui décidaient d’y aller par elles-mêmes. Mais il y avait quand même une promotion, des recrutements qui étaient faits pour que des personnes aillent au Congo belge. Ces personnes sont revenues avec une certaine image du Noir. De même pour les personnes qui allaient visiter les zoos humains.

Je ne pense pas qu’il n’y ait pas de violences policières au Luxembourg.
Sandrine Gashonga

Sandrine GashongaPrésidente et cofondatriceLëtz Rise Up

Les violences racistes, policières ou autres semblent épargner le pays jusqu’à présent…

«Sincèrement, je ne pense pas qu’il n’y ait pas de violences policières au Luxembourg. Mais cela n’arrive pas aux oreilles du public. Des méca­nismes sont présents qui font qu’on ne s’en ­saisit pas, et que cela n’arrive pas dans le débat.

Une des difficultés de la lutte antiraciste n’est-elle pas que ces événements tragiques sont souvent sujets à interprétation et qu’il est difficile de les quantifier?

«C’est amplifié par le fait qu’on ne puisse pas faire de statistiques basées sur l’ethnie ou la race. En Europe, je crois que seul le Royaume-Uni le fait, et cela révèle des inégalités flagrantes. Des statistiques ethniques et des études sur le sujet sont nécessaires, parce qu’avant ­d’élaborer des stratégies, il faut savoir où sont les problèmes et où commencer à agir.

Craignez-vous une aggravation de la situation?

«Il existe une aggravation sur certains aspects, notamment au niveau des lois sur le droit d’asile, qui sont de plus en plus restrictives. Un exemple tout simple: le délai pour les ­personnes en centre de rétention a été prolongé de 6 à 9 mois, ce qui en fait le plus long de toute l’Europe. Quand vous avez des ­personnes qui doivent attendre encore plus longtemps avant d’être libérées, cela peut augmenter les tensions dans les lieux de ­rétention.

Selon vous, quelles mesures permettraient d’améliorer la situation générale face au racisme dans le pays?

«Il faudrait commencer par l’éducation, en favorisant l’entrée dans le système éducatif, en tant que professeurs, de personnes afro-­descendantes ou racisées. Une chose, facile à faire, serait de prévoir des programmes spéciaux à destination de cette communauté, comme au Québec. Parce que ce n’est pas que ses représentants ne veulent pas accéder à ces filières, mais ils ont parfois l’impression que cela ne leur est pas accessible. Puis, une fois à l’intérieur, il faut que l’atmosphère soit vivable. Ce qui passe par la sensibilisation des enseignants sur la question du racisme et la façon dont ils reproduisent des compor­tements qui sont gênants pour les personnes racisées. Lëtz Rise Up a d’ailleurs un projet, soutenu par le gouvernement, de formation sur le racisme à destination du personnel associatif, des enseignants et des travailleurs sociaux1.

Et au niveau du programme éducatif? Que pourrait-on apprendre aux enfants?

«À l’école, on évite le sujet du racisme. Les philosophes qui ont travaillé sur ces sujets ne sont pas étudiés. Il faudrait faire étudier ­l’histoire coloniale du Luxembourg, qui n’est pas racontée aux enfants, et celle de la relation entre les peuples. Et aussi raconter l’histoire de l’Afrique de façon positive, les avancées auxquelles les personnes racisées ont contribué, ce qui n’est pas encore fait.

L’apprentissage de la langue luxem­bourgeoise est-il un facteur essentiel d’intégration?

«S’il y avait une cohérence dans les demandes d’apprentissage de la langue luxembourgeoise, ce serait super! Mais à qui adresse-t-on cette exigence? Aux classes populaires. On ne demande pas au directeur de la banque untel d’apprendre le luxembourgeois, ni aux fonctionnaires européens. On demande toujours aux personnes les plus fragiles et les plus précaires. Pourtant, ce sont celles qui sont le plus à même de participer à la vie politique et sociale. Donc j’ai toujours eu un problème avec cette exigence parce qu’elle s’adresse uniquement à certaines parties de la population.

L’éducation est primordiale, mais ses effets se produisent sur le long terme. Que proposez-vous pour les générations actuelles? Par exemple, pour le logement?

«Il faudrait faire des testings pour voir quelles sont les agences immobilières qui font des sélections. Et mettre en place des sanctions pour celles qui font des discriminations. Cela peut aussi passer par des mesures plus structurelles, comme la mise en place d’un revenu universel, qui bénéficierait non seulement aux personnes racisées, qui représentent une grande part de la population précaire, mais aussi à toutes les personnes en situation de précarité.

Et pour l’accès à l’emploi?

«Des quotas dans les administrations et dans les entreprises devraient être mis en place. La Charte de la diversité existe, mais honnêtement, je n’y crois pas du tout, ce n’est pas contraignant. Or, l’aspect contraignant est nécessaire, avec par exemple des amendes si les quotas ne sont pas respectés.

Les méthodes de recrutement pourraient être modifiées. Une option recommandée par l’Enar (European Network Against Racism) est de recruter en fonction de langues rares parlées: à compétences égales, embaucher la personne qui pratique une langue rare. C’est une façon de diversifier les recrutements.

De même en ce qui concerne les promotions: des critères autres que la compétition pourraient être promus, par exemple la capacité à rassembler ou la sociabilité. Ce sont des aspects importants pour l’entreprise, mais qui ne sont pas mis en avant.

J’ai connu plus de racisme dans le milieu associatif que dans l’entreprise.
Sandrine Gashonga

Sandrine GashongaPrésidente et cofondatriceLëtz Rise Up

La discrimination dans l’entreprise est-elle un problème majeur selon vous?

«J’ai travaillé dans des sociétés où il y avait beaucoup de diversité. Mais celle-ci se limite toujours au niveau des employés. Quand on arrive aux fonctions managériales, il y en a beaucoup moins. Pourtant, j’ai rencontré des femmes et des hommes très talentueux, sans jamais les retrouver après dans les fonctions managériales.

Mais je dois avouer que j’ai connu plus de racisme dans le milieu associatif que dans l’entreprise. Il y a beaucoup de pragmatisme au niveau des entreprises. Et peut-être aussi plus d’éducation sur ce sujet que dans les milieux associatifs dans lesquels j’ai évolué.

Monter sa propre entreprise vous paraît-il une solution pour éviter de potentielles discriminations dans le monde du travail?

«Il faut savoir que, toujours selon la même étude européenne, 40% des femmes noires chercheuses d’emploi disent avoir été discriminées durant les six dernières années. Pour ces femmes-là, une solution pour survivre est de devenir entrepreneur. Mais s’il y a des exemples de réussite au Canada, aux États-Unis et même en Afrique, il est difficile, pour l’Europe, de voir ces modèles. Ils sont présents, mais pas visibles.

Comme au sein de Lëtz Rise Up nous ­voulons faire de l’empowerment des personnes qui subissent le racisme, nous allons organiser des master class avec des femmes entre­preneurs à succès, du Luxembourg et de ­l’étranger, afin que celles qui veulent être entrepreneurs et qui n’ont pas de modèle puissent les rencontrer. Avec la chance d’avoir à l’affiche des femmes très successful, comme Rokhaya Diallo2.

Certains partis politiques ou décideurs politiques vous paraissent-ils dangereux?

«Dans une perspective décoloniale, ce ne sont pas vraiment les partis d’extrême droite qui sont les plus dérangeants. Ce sont ces personnes ou ces partis qui sont au pouvoir à l’heure actuelle, qui font les politiques actuelles, et qui pensent qu’ils représentent l’universel, que toutes les problématiques se ressemblent et qu’ils sont représentatifs. Alors qu’en réalité, ils ne considèrent pas les besoins des personnes les plus précaires et refusent de voir le passé colonial et le racisme structurel. C’est plutôt cela pour nous qui est dangereux finalement.

La Chambre des députés ne vous paraît pas représentative?

«Non, pas du tout. Déjà, 50% de la population du pays n’est pas luxembourgeoise, donc non. Et il n’y a aucune diversité en son sein ni au gouvernement. Cela pose question quand même…

À quand un décideur politique racisé?

Honnêtement, c’est important, mais ce n’est pas cela qu’il faut prioriser par rapport au reste. D’ailleurs, il y en a un ou deux qui sont présents à certains niveaux. Mais s’ils font des politiques qui sont défavorables aux personnes précaires, donc aussi aux personnes racisées, cela n’en vaut pas la peine.

Vous pensez à la députée européenne ? Sa présence n’est-elle pas positive?

«Je ne la connais pas personnellement, donc je ne peux pas juger ce qu’elle fait de façon personnelle. Par contre, ce que je constate, c’est que son intérêt pour le racisme est né juste après le mouvement George Floyd. Elle ne militait pas contre le racisme auparavant, et je ne pense pas que le sujet l’intéressait. C’est bien qu’il y ait une prise de conscience si elle est authentique et réelle. Mais il y a d’autres personnes qui sont sur le terrain pour lutter contre le racisme.

Vous avez vous-même été candidate aux dernières élections européennes, sur une liste du parti Déi Lénk. Allez-vous persévérer dans cet engagement?

«Non, plus maintenant. C’est fini pour moi, la politique. Il y a trop de concessions à faire. Et sur les questions d’antiracisme et de justice sociale, pour vraiment pouvoir dire les choses telles qu’elles sont, on ne peut pas faire de la politique. Par contre, influencer des stratégies politiques, oui, bien sûr.

Le milieu associatif vous paraît plus efficace pour lutter contre le racisme?

«Absolument. Si des mouvements politiques beaucoup plus populaires et démocratiques émergeaient, cela aurait du sens. Mais telle que la politique est faite à l’heure actuelle, ce n’est pas possible.

Les nouvelles générations vous paraissent-elles plus aptes à accepter la diversité?

«Pas forcément de manière générale. Ce que je vois, c’est le désir des jeunes racisés que cela change. Lors des manifestations Black Lives Matter, ils constituaient la plus grande partie des personnes qui étaient là. Des jeunes que je ne voyais nulle part ailleurs en manifestations. Ils ont montré qu’ils étaient capables de se mobiliser pour des choses politiques qui les concernent.»

Cette interview a été rédigée pour l’édition magazine de  qui est parue le 28 octobre 2020. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine, il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

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