Les panellistes de gauche à droite: Claudio Borio (BIS), Jean Tirole (Toulouse School of Economics), Gita Gopinath (FMI), Gaston Reinesch (BCL), Maurice Obstfeld (University of California, Berkeley), Hélène Rey (London Business School), Philip Lane (BCE) et Benoît C œ uré (BCE). (Photo: BCL)

Les panellistes de gauche à droite: Claudio Borio (BIS), Jean Tirole (Toulouse School of Economics), Gita Gopinath (FMI), Gaston Reinesch (BCL), Maurice Obstfeld (University of California, Berkeley), Hélène Rey (London Business School), Philip Lane (BCE) et Benoît C œ uré (BCE). (Photo: BCL)

Réuni à Luxembourg le 17 septembre, un panel d’économistes a analysé les risques et les opportunités de l’essor des cryptomonnaies, et de la Libra en particulier. Selon eux, elles font peser un risque sur la stabilité du système monétaire international.

L’hégémonie du dollar est bel et bien faite pour durer. Et ce ne sont pas les monnaies «alternatives» qui risquent de lui faire de l’ombre, estiment plusieurs économistes venus disserter de l’avenir du système monétaire international sur invitation de la Banque centrale du Luxembourg et de la Toulouse Business School, le 17 septembre.

«Nous avons besoin de basculer vers un monde plus multipolaire, plus équilibré dans son utilisation des monnaies», affirme pourtant Gita Gopinath, cheffe économiste du FMI (Fonds monétaire international).

Gains d’efficacité

Dans ce contexte, quel potentiel recèlent les «stablecoins» (monnaies adossées, par exemple, au dollar ou à l’euro)?

Selon Gita Gopinath, ces monnaies génèrent des gains d’efficacité évidents, mais impliquent des risques pour la stabilité du système (écarts de liquidités, problèmes de substitution à d’autres monnaies, etc.).

Elle est rejointe par tous les panellistes de la soirée, qui reconnaissent que l’essor de nouvelles monnaies correspond aux changements de comportement des consommateurs (commerce transfrontalier, paiements en ligne), mais que les incertitudes sous-jacentes à une éventuelle utilisation massive demeurent trop élevées.

«En ce qui concerne les cryptomonnaies, les problèmes qu’elles résolvent sont clairs, mais les problèmes qu’elles créent ne le sont pas», résume Hélène Rey, professeur d’économie à la London Business School. Elle poursuit: «Au vu de la volatilité des cryptomonnaies, il s’agit plus de produits que de devises» (it’s more commodities than currencies).

Pénurie d’actifs

«Les cryptomonnaies posent des problèmes de gouvernance et de stabilité des prix. Comme elles peuvent être très volatiles, cela peut conduire à un phénomène de bulle», confirme Jean Tirole, économiste et prix Nobel d’économie.

De nombreux challenges se posent aux autorités politiques et aux régulateurs, comme le respect des données personnelles, la consommation d’énergie, la protection des investisseurs et consommateurs, ou encore la sûreté informatique.

, monnaie cryptée de Facebook, doit être lancée au premier semestre 2020. Et elle ne cesse d’interroger les économistes.

Facebook a par exemple annoncé que la Libra sera «protégée par une réserve d’actifs réels», y compris par des obligations d’État à court terme. Les utilisateurs de la Libra sont ainsi censés investir dans des actifs à faibles risques qui produisent des taux d’intérêt, lesquels permettent de financer ensuite les services.

Problème: «Cela risque d’exacerber la pénurie mondiale d’actifs sûrs, et de diminuer la liquidité mondiale», prévient Maurice Obstfeld, économiste et professeur à l’université de Berkeley (Californie).

Problématiques transfrontalières

Ces ovnis des monnaies restent difficiles à appréhender pour les pouvoirs publics, comme pour les économistes: «La Libra n’est ni stable, ni crypto, ni monnaie», concède Maurice Obstfeld.

Ce dernier s’est néanmoins livré à l’exercice de confronter les promesses faites par Facebook au lancement de la Libra à la réalité. Il pointe notamment du doigt une promesse qui sera probablement difficile à tenir pour le réseau social, à savoir celle de pouvoir transférer facilement des fonds d’un pays à l’autre, ce qui pose des problèmes de coûts et de régulation. Mais aussi de différence de régime de protection des données personnelles selon les pays.

«Hormis certains acteurs du retail,  le paiement et le règlement transfrontaliers restent problématiques. La coordination entre les systèmes nationaux nécessiterait des accords intergouvernementaux en matière d’interopérabilité, de réglementation, etc», déclare Maurice Obstfeld.

L’inconnue demeure également sur le coût de transferts internationaux, alors que Facebook annonce une monnaie low cost.

Pays émergents ciblés

«Je vois trois scenarii possibles: le premier est le statu quo, en partie lié aux pressions visant à protéger les consommateurs. Le deuxième pourrait voir l’émergence d’une monnaie digitale émise par les banques centrales. Le troisième consisterait dans la naissance de zones, régionales ou globales, utilisant des monnaies digitales. Il s’agirait alors d’un paysage beaucoup plus complexe», détaille Benoît Cœuré, économiste et membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE).

Si les monnaies «alternatives» ne concurrenceront pas de sitôt le dollar ou l’euro dans les économies avancées, elles pourraient néanmoins faire leur terreau dans les économies émergentes et/ou dans les pays qui connaissent de fortes volatilités de leur devise.

«Ce sont des économies plus petites, plus pauvres, plus ouvertes qui risquent la ‘Libraisation’», avance Maurice Obstfeld. D’autant plus que Facebook cherche une manière de contrer la baisse de l’utilisation de son réseau social dans les économies avancées.

Une chose est sûre: ces nouvelles monnaies embarrassent les pouvoirs publics. «La réticence des autorités est justifiée. Nous avons certes une nouvelle technologie, mais les fondamentaux économiques sont toujours là. Ne l’oublions jamais», a conclu Jean Tirole.