Pierre Moscovici, de passage à Luxembourg, a accordé un entretien exclusif à Paperjam. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Pierre Moscovici, de passage à Luxembourg, a accordé un entretien exclusif à Paperjam. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Premier président de la Cour des comptes en France, ancien commissaire européen en charge des Affaires économiques et financières dans l’équipe de Jean-Claude Juncker, Pierre Moscovici était de passage à Luxembourg, la semaine dernière. Il a rencontré Paperjam en exclusivité.

Quelle est la raison de votre passage à Luxembourg?

«Je suis Premier président de la Cour des comptes depuis juin 2020 et, à ce titre, il y a un lien avec la Cour des comptes européenne qui se trouve ici, à Luxembourg. Avec la crise sanitaire, je n’avais pas encore pu faire le déplacement afin de rencontrer Klaus-Heiner Lehne, son président – que je connais par ailleurs puisque nous avons été collègues au Parlement européen. Cette rencontre et ce déjeuner de travail sont à la base de mon déplacement. L’objectif est de discuter d’une meilleure coopération entre nos institutions, d’échanger sur nos expériences. Je vais en profiter pour rencontre quelques autres personnes connues dans des ‘vies antérieures’, comme , que j’ai connu 5 ans au sein de l’Eurogroupe, , à la présidence de la CJUE et à la représentation des entreprises.

Vous n’aurez pas le temps de voir Jean-Claude Juncker, avec qui vous avez des liens forts?

«J’ai demandé à le voir. Il n’est pas à Luxembourg aujourd’hui, mais à Bruxelles je pense.

On avait pris l’habitude des présidents de la Cour des comptes qui communiquaient de manière très ponctuelle, souvent à l’occasion du rapport annuel. Or, ces dernières semaines, on entend beaucoup parler de votre institution, on peut lire beaucoup d’articles. Cela traduit une volonté de communiquer plus, de compter sur l’échiquier politique?

«Pierre Jox, Philippe Seguin ou Didier Migaud parlaient régulièrement, d’autant que la Cour des comptes a beaucoup changé. J’y suis entré en 1984 et, depuis lors, nous contrôlons les entreprises publiques. On a créé les Chambres régionales des comptes, on assiste le Parlement dans sa mission, le Haut Conseil de finances publiques a vu le jour et donne un avis sur les lois de finance ou les lois de finance rectificatives, et c’est moi qui le préside... La Cour des comptes s’est modernisée, son existence est maintenant inscrite dans la Constitution et elle remplit aussi une mission d’information du citoyen quant aux évaluations des finances publiques. Nous publions donc 70 rapports par an en moyenne qui, certes, n’ont pas tous le même impact sur l’opinion publique. Néanmoins, la Cour des comptes est maintenant une institution connue, avec 90% de notoriété, et respectée, avec 70% de bonnes opinions.

Quand on dépense beaucoup, il faut dépenser bien.
Pierre Moscovici

Pierre MoscoviciPremier président de la Cour des comptes (France)

Comment pourrait-on imager son rôle?

«C’est une boussole. Nous vivons tout de même une période assez troublée, la pandémie a bouleversé le monde, nous avons dépensé des masses considérables d’argent comme il fallait le faire dans ces circonstances. La Cour des comptes doit donc aussi servir de repère alors qu’il y a beaucoup de désinformation, de ‘fake news’... et que le citoyen attend des explications sur les finances publiques, notamment car c’est son argent qui est utilisé. Quand on dépense beaucoup, il faut dépenser bien. Je veux donc une Cour des comptes plus moderne, plus citoyenne, plus contemporaine en étant plus dans le temps de la décision avec des études plus rapides – 8 mois au lieu de 15 par exemple –, des audits flash…

C’est possible, d’un point de vue technique?

«Oui, on l’a déjà fait notamment pour la réponse du ministère de la Culture à la crise Covid ou dans le cadre de ‘MaPrimeRenov’’, ou encore en ce qui concerne l’innovation et la recherche dans le cadre de la lutte contre la pandémie, ce qui a été très impactant. Un autre objectif est de rapprocher les Chambres régionales de la Cour des comptes. Enfin, il y a une dimension internationale, européenne, qui est forte. Nous appartenons à un réseau supérieur de contrôle, dont la Cour des comptes européenne, aussi à l’European Fiscal Board…

La Cour des comptes française devrait, sous peu, être aussi choisie comme auditeur des comptes des Nations unies. Nous sommes aussi impliqués dans la Cour pénale internationale, le Programme alimentaire mondial ou l’OSCE. Mais surtout, nous ne voulons pas participer au débat politique, car c’était une autre vie, pour moi…

 Un retour en politique?  Pierre Moscovici explique: «Mon mandat court jusqu’en septembre 2026. Ne me faites pas faire de promesse éternelle mais, aujourd’hui, je suis à la tête d’une institution impartiale, indépendante, et je m’interdis toute participation au débat politique au sens du débat partisan.» (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

 Un retour en politique?  Pierre Moscovici explique: «Mon mandat court jusqu’en septembre 2026. Ne me faites pas faire de promesse éternelle mais, aujourd’hui, je suis à la tête d’une institution impartiale, indépendante, et je m’interdis toute participation au débat politique au sens du débat partisan.» (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Elle est finie, cette vie-là, vraiment?

«Tant que je serai là, elle ne se déroulera pas. Mon mandat court jusqu’en septembre 2026. Ne me faites pas faire de promesse éternelle mais, aujourd’hui, je suis à la tête d’une institution impartiale, indépendante, et je m’interdis toute participation au débat politique au sens du débat partisan. En revanche, nous devons contribuer au débat public. Et c’est en ce sens que j’ai lancé le projet des notes structurelles en amont de la campagne présidentielle, avec le souci de ne pas participer, mais peut-être d’éclairer les enjeux.

La Cour des comptes veut donc être présente dans le débat?

«Oui, mais elle n’est candidate à rien, si ce n’est à améliorer le débat public et le rendre plus éclairé, plus objectif dans un pays effervescent et compliqué.

Mais cette simplification des enjeux, pour les rendre accessibles aux citoyens, est-elle compatible avec la réelle complexité des finances publiques?

«Un rapport, selon moi, ne doit pas être trop long. Tout d’abord au niveau de sa pagination, pour que cela reste lisible et consultable. D’ailleurs, je souhaite que tous les rapports de la Cour des comptes soient accessibles aux citoyens, c’est une exigence de transparence importante. Ensuite, il ne faut pas que le rapport soit trop long dans le temps. Un rapport de 15 mois parfaitement léché – et, à la Cour des comptes, nous avons un très grand sens et un soin du mot –, c’est précieux, mais nous ne devons pas non plus apparaître comme des inspecteurs des travaux finis ou arriver après la bataille. 15 mois, c’est trop long. 8 mois, c’est bien. Parfois, il faut même aller plus vite. J’ai été frustré de voir, en arrivant en juin 2020, que nous n’avions pas fait de travaux sur la crise Covid alors que d’autres en avaient fait une dizaine.

Aller parfois vite, c’est se rapprocher du citoyen?

«En effet. C’est, en anglais, ce qu’on appelle les ‘Value for Money Reports’… que vaut mon argent? Se rapprocher du citoyen, c’est donc aussi être plus bref dans la longueur et dans la durée.

Ce n’est pas dangereux?

«Nous ne perdons rien, je pense, en qualité, et nous sommes soucieux de la collégialité, de notre indépendance sans oublier que nous soumettons notre rapport à la contradiction avec nos contrôles.

Il faut, à un moment, reprendre la maîtrise de la dette, du déficit, et adopter en même temps une stratégie dynamique en appuyant sur l’investissement.
Pierre Moscovici

Pierre MoscoviciPremier président de la Cour des comptes (France)

C’est d’autant plus important de rapprocher citoyen et institution, alors que d’autres assises de la société se délitent?

«Dans le cadre de cette crise, en France mais aussi dans pas mal de pays, on a redécouvert les vertus de la puissance publique. Si elle n’avait pas été présente, la société n’aurait pas tenu aussi bien, l’économie non plus, les individus n’auraient pas été aussi résilients... On a donc dépensé beaucoup. Mais une fois que l’on sort de la crise, il faut reprendre le chemin qui est celui du sérieux des finances publiques. La France sort de celle-ci avec un déficit de quelque 8% en 2021, 5% en 2022, et une dette publique qui est à 115%. Le pays peut assumer, les taux d’intérêt sont bas, mais savons-nous de quoi demain sera fait? Et donc, il faut, à un moment, reprendre la maîtrise de la dette, du déficit, et adopter en même temps une stratégie dynamique en appuyant sur l’investissement. Pour cela, il faut une Cour des comptes qui ne fait pas de politique mais rappelle des vérités et des réalités aux citoyens. Je ne crois pas au gouvernement des juges, mais il faut parfois rappeler des choses.

La dette publique inquiète?

«La dette publique, si, à un moment, vous ne la traitez pas, elle finit par se venger. Il ne faut pas se nourrir d’illusions. Il y en a, par exemple, une qui est séduisante mais qui est fausse: la dette publique ne sera pas annulée. On peut la gérer, l’allonger, l’alléger... mais, à la fin, on la rembourse. Et qui la rembourse? Les générations futures. Ce n’est pas une vérité d’autorité, qu’on assène, c’est juste un élément que nous mettons à disposition du débat public.

Elle peut être dite, mais elle doit être entendue. Or, on voit que les candidats à la présidentielle ne sont pas sur ce mode-là…

«La politique, je n’en fais plus, mais cela m’intéresse, évidemment. Je voudrais quand même dire que nous ne sommes pas en campagne en France, mais en précampagne. Nous ne connaissons pas les programmes, rien n’est précis, chiffré... Je pense que, dans un grand pays démocratique, on finit toujours par choisir entre des candidats sérieux et des options précises. Dans ce contexte, les éléments que la Cour des comptes met sur la table ne sont pas inutiles.

La vérité : non, je n’ai pas participé à un livre sur le président Macron.
Pierre Moscovici

Pierre MoscoviciPremier président de la Cour des comptes (France)

Cela ne vous fâche pas que cet emballement se fasse trop tôt? Ce qui est dit tombe dans l’oreille des citoyens, tout de même?

«L’élection est plus tard, ne l’oublions pas. Gardons un peu de calme, ne participons pas – en tout cas, je ne le ferai pas – à l’emballement général.

Mais quand vous parlez aux journalistes du Monde, aux auteurs de «Le traître et le néant – Macron: l’enquête», vous savez ce que vous faites, que ce livre aura un impact sur la scène politique?

«On apprend à tout âge! Puisque vous m’interrogez là-dessus, je voudrais apporter une précision importante: le Premier président de la cour des comptes n’a jamais parlé à ces journalistes. Il y a là une sorte de double détournement, temporel et d’objet. C’était un entretien donné en avril 2019 sur une situation d’avant 2017 qui ne concernait pas spécialement le président de la République; mais la situation de la gauche d’alors, et qui paraît à quelques encablures de 2021: cela ne trompe personne. C’est le seul commentaire que j’ai envie de faire.

La rencontre privilégiée a eu lieu dans les très beaux salons de la résidence de l’ambassade de France. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

La rencontre privilégiée a eu lieu dans les très beaux salons de la résidence de l’ambassade de France. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Quand ils évoquent le Premier président de la cour des comptes, c’est un peu vicieux...

«Personne ne s’y trompera. La vérité: non, je n’ai pas participé à un livre sur le président Macron.

Autre actualité: dès 2013, vous avez plaidé pour l’instauration des Registres des bénéficiaires effectifs, qui sont actuellement remis en question par des personnalités d’affaires devant la Cour de justice de l’Union européenne. Qu’en pensez-vous? D’autant que ces registres avaient, à vos yeux, un rôle décisif…

«Je ne veux commenter ni des événements du passé avec les yeux de maintenant, ni une situation luxembourgeoise qui est portée en justice. Mais j’ai consacré 7 ans de ma vie à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, mais aussi à la transparence qui est une cause que je crois importante et sensible pour les citoyens.

Le Luxembourg y a pris sa part?

«Le Luxembourg a participé à cette révolution de la transparence. Commissaire européen, j’ai fait voter 20 directives en matière fiscale, dont certaines très importantes — dont les deux directives Atad qui allaient plus loin que les mesures Beps de l’OCDE. Le Luxembourg, partant d’une situation difficile dénoncée dans les ‘leaks’, a participé au mouvement et n’a pas été une force de résistance. Tout n’est pas parfait, il y a des choses à améliorer, mais il faut le dire.

Je pense que l’accord de l’OCDE, dont le Luxembourg a d’ailleurs plutôt été un partisan assez fort depuis le début, va parachever ce qui est tenté depuis les dispositions Beps.
Pierre Moscovici

Pierre MoscoviciPremier président de la Cour des comptes (France)

On n’est plus dans le «trou noir fiscal» de l’Europe?

«Non, plus du tout. Le Luxembourg a joué le jeu, et cela a été une force politique à ce niveau, tant de la part des anciens dirigeants que des actuels. m’a choisi comme commissaire européen à la Fiscalité – alors que je ne fais pas partie de la même famille politique que lui – car, je crois, il voulait montrer que ce qui avait été fait au Luxembourg par le passé était mis de côté. Tout au long de ces années, il a été, pour moi, une aide puissante. Il m’a toujours encouragé, jamais freiné.

Par exemple?

«Quand on a créé la première liste noire de paradis fiscaux, il a voulu que je la fasse. Quand on a lancé le ‘Country by Country Reporting’, il a souhaité, comme moi, qu’il soit public. Il a fallu 5 ans pour que cela arrive, mais cela est arrivé. Et les actuels dirigeants luxembourgeois jouent aussi le jeu car ils ont compris que la transparence en matière fiscale était très importante en termes d’image pour un pays et que le dommage qui pouvait être lié à certaines affaires, révélées notamment par le travail du consortium des journalistes que je salue, pouvait être dommageable pour leur pays.

Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, a dit dans la foulée de l’accord de l’OCDE sur la taxation mondiale que les paradis fiscaux, c’était fini…

«Je pense que l’accord de l’OCDE, dont le Luxembourg a d’ailleurs plutôt été un partisan assez fort depuis le début, est une date importante et va parachever ce qui est tenté depuis les dispositions Beps et le début des années 2010. Avec un fil rouge important: chacun paye ses impôts là où il crée de la richesse, ce qui vaut aussi pour les multinationales et les Gafam. On poursuivait cet objectif via notamment deux directives sur le numérique que j’avais déposées, et auxquelles le Luxembourg ne s’était pas opposé. On a donc fait, depuis 10 ans, des pas de géant, et je me réjouis que le Luxembourg, qui n’était pas spontanément réputé être dans ce camp, ait joué le jeu.»