Robert Glaesener: «Avant que des mesures aboutissent sur le long terme, nous devons repérer les talents et les accompagner au plus tôt à l’école, dès le début du lycée, en leur donnant accès au code.» (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

Robert Glaesener: «Avant que des mesures aboutissent sur le long terme, nous devons repérer les talents et les accompagner au plus tôt à l’école, dès le début du lycée, en leur donnant accès au code.» (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

En septembre 2016, Paperjam mettait en lumière 50 start-up «made in Luxembourg» à suivre, dont Talkwalker. Cofondée par Thibaut Britz et Christophe Folschette en 2009, la société spécialisée dans la veille de réputation sur les réseaux sociaux fait figure de success-story. Dix ans et plusieurs bureaux à l’étranger plus tard, l’aventure se poursuit avec plus de 300 employés. Quelles sont les prochaines étapes de cette désormais «ex-start-up»?

Les données sont-elles au cœur de votre activité? Comment parvenir à gérer une masse exponentielle au service de vos clients?

– «Au-delà du volume de data qui entre dans nos outils, c’est l’image analytique que nous allons en tirer et que nous fournissons à nos clients qui est importante. Nous ne travaillons pas au service de business analysts mais bien de marketers, de spécialistes des relations publiques, des market researchers qui ne sont pas nécessairement des data scientists. Ils fondent leur analyse sur base des résultats que nous leur fournissons via le Talkwalker. C’est à nous de gérer la masse. Notre ambition est de proposer un outil facile à utiliser pour le client, mais en même temps très puissant.

Qu’implique la croissance exponentielle de la masse de données en interne?

«Cela implique des investissements en capacité de stockage et d’analyse, mais surtout en intelligence artificielle, que nous exploitons depuis 2015. Nous avons commencé avec des outils statistiques pour réaliser aujourd’hui une grande partie de notre analyse sur l’intelligence artificielle. Je pense à l’analyse de tonalité, à la traduction puisque nous couvrons 92 langues en traduction profonde, à la compilation en fonction de sujets… L’intelligence artificielle est donc essentielle dans ce que nous faisons.

Doit-on démystifier cette notion d’intelligence artificielle?

«On en parle beaucoup, mais pour nous, cela signifie fournir de meilleures analyses, plus fines, plus rapides. Nous aurons besoin, à terme, de moins programmer des algorithmes statistiques, car ceux de ­l’intelligence artificielle sont plus efficaces. C’est un facteur de changement dans la qualité et la rapidité de nos analyses.

Peut-on, en tant que start-up, investir dans l’intelligence artificielle sans bénéficier de l’appui d’un actionnaire de poids?

«Nous avons toujours voulu nous développer de façon organique. Notre investissement dans l’intelligence artificielle est moins lié à l’arrivée de Marlin Equity Partners dans notre actionnariat. Marlin Equity Partners est arrivé en janvier 2018 pour nous soutenir dans notre expansion internationale. Les choix technologiques sont effectués en interne, par nos équipes d’ingénieurs, qui savent très bien quelles sont les tendances et comment utiliser la technologie et innover au service de nos clients.

Grâce aux réseaux sociaux, des marques peuvent se distinguer par leur pertinence, par leur originalité ou par leur transparence.
Robert Glaesener

Robert GlaesenerCEOTalkwalker

Quant aux start-up plus petites, le développement coûte toujours, mais il est possible de s’investir dans l’IA. La clé est de compter sur des investisseurs ou des clients pour disposer des moyens nécessaires pour évoluer technologiquement.

Le marché du software nécessite avant tout une certaine souplesse. Comment parvenez-vous à la maintenir?

«C’est un marché fascinant et à haut potentiel, qui évolue vite. C’est un environnement compétitif. Pour nous, l’évolution du marché va vers une vue d’ensemble des conversations qui se passent à l’intérieur et en dehors des entreprises pour dégager la force des marques en termes de réputation puis la mesurer, la protéger et la promouvoir.

Avez-vous pris le pas sur des agences de communication dites traditionnelles avec vos outils?

«Nous sommes plutôt un éditeur de software et nous travaillons avec les grandes agences. Nous restons concentrés sur nos forces, à savoir l’analyse qui va permettre à nos clients de déployer leur stratégie et de la tester en direct via les mesures que fournissent nos outils. C’est finalement la démarche que les agences ont toujours empruntée, mais nous l’adaptons à l’environnement et aux nouvelles technologies pour les soutenir. Il restera cependant une part importante d’intuitif dans la création de communication.

Avec un déploiement de stratégies globales de la part de marques, tout en voulant toucher, pour certaines, des marchés en particulier…

«Certaines marques conservent une approche très horizontale, mais nous travaillons aussi avec leurs équipes globales, qui implémentent notre outil localement pour mesurer leurs actions sur place.

Certaines marques arrivent-elles à se faire une place dans cet univers?

«Grâce aux réseaux sociaux, des marques peuvent se distinguer par leur pertinence, par leur originalité ou par leur transparence. Si vous disposez d’une bonne communauté de fans, d’un bon produit et d’une bonne stratégie sociale, vous pouvez avoir beaucoup de succès en marketing.

Nous effectuons de la vente au Luxembourg dans les pays où nous ne sommes pas présents, mais nous cherchons à vendre localement autant que possible.
Robert Glaesener

Robert GlaesenerCEOTalkwalker

Vivons-nous dans le règne des influenceurs?

«Les marques ont besoin de ces influenceurs, qui sont un bon vecteur d’image, mais il y a aussi des influenceurs qui découvrent des marques.

Est-ce que l’ouverture de votre nouveau bureau à New York est le reflet de votre globalisation?

«Le marché américain a débuté en 2015 avec une petite antenne. Et grâce au bon retour du marché, nous avons ouvert un deuxième bureau à San Francisco, où nous comptons une dizaine de personnes. Le nouveau bureau à New York en compte quelque 70. La globalisation s’est vraiment marquée avec l’ouverture d’un bureau à Singapour il y a un an, ce qui nous permet de couvrir les principales zones géographiques du monde.

Quelles sont vos perspectives d’embauche pour accompagner votre croissance?

«Nous avons actuellement quelque 90 postes ouverts et, en 2020, nous allons encore embaucher une centaine de collaborateurs au Luxembourg, mais aussi dans nos autres localisations.

Dans quels profils?

«Il s’agit avant tout de profils techniques et aussi pour le service au client. Dans la vente également.

Avez-vous opté pour une organisation commerciale décentralisée?

«Nous effectuons de la vente au Luxembourg dans les pays où nous ne sommes pas présents, mais nous cherchons à vendre localement autant que possible. S’ajoute à cette organisation la localisation de toutes les fonctions finance, RH et développement de produits au Luxembourg.

On évoque souvent la difficulté, pour les chefs d’entreprise, à trouver les profils technologiques adéquats au Luxembourg. Vivez-vous aussi cette difficulté?

«Cela reste un enjeu. Il faut en partie attirer les talents de l’extérieur. Nous recrutons aussi beaucoup d’ingénieurs. Comme nous avons un produit assez visible, nous parvenons à attirer les ingénieurs qui s’identifient au produit.

L’importance que nous donnons à l’innovation est également un atout pour les attirer. Cela dit, nous devons investir à l’échelle du pays dans l’éducation en faveur des filières technologiques, par exemple en ayant des classes d’informatique au lycée de façon systématique.

Mais avant que des mesures aboutissent sur le long terme, nous devons repérer les talents et les accompagner au plus tôt à l’école, dès le début du lycée, en leur donnant accès au code. L’autre clé est l’attraction d’informaticiens à l’international. Le positionnement du Luxembourg devrait permettre à beaucoup de talents de venir ici.

Une stratégie n’est jamais un fil droit. Il faut tout d’abord que le marché soit porteur, que la technologie soit au point, que le produit fasse du sens, que l’on sache ce qui se passe dans le marché.
Robert Glaesener

Robert GlaesenerCEOTalkwalker

Et si l’aventure Talkwalker n’avait pas débuté ici…

«C’était possible ici, autant essayer ici. Nous sommes la preuve que cela était possible et le temps reste assez propice pour créer des entreprises et des start-up au Luxembourg. La compétence technique est présente et le marché local peut vous servir de laboratoire et de premier retour d’expérience avant que vous alliez rapidement à l’étranger. Ce qui veut dire que votre produit doit pouvoir se mesurer à d’autres dans des marchés plus grands. Et si cela marche, il est important de pouvoir aller aux États-Unis, qui continuent d’être le plus grand marché au monde.

Ne doit-on pas craindre un trop grand «choc culturel» avec les États-Unis?

«Il faut tout simplement s’adapter à la culture américaine. La priorité doit rester de comprendre, mais si le produit que l’on propose correspond au marché et si on dispose d’un avantage compétitif dans ce marché – d’où notre volonté d’avoir une filiale américaine qui est américaine, avec des managers locaux.

Ce succès international vous surprend-il ou reflète-t-il une stratégie clairement définie?

«Une stratégie n’est jamais un fil droit. Il faut tout d’abord que le marché soit porteur, que la technologie soit au point, que le produit fasse du sens, que l’on sache ce qui se passe dans le marché. Nous n’étions pas les premiers sur le marché en 2010.

Mais nous avons appris comment naviguer sur la vague du besoin, de la part d’entreprises, de comprendre les conversations qui les concernent sur le web et les réseaux sociaux pour prendre les vagues suivantes. Au début de l’aventure, on ne savait pas exactement où on serait dans 10 ans. Le cap était fixé, mais nous avons dû prendre des bifurcations qui n’étaient pas forcément attendues.

Aux États-Unis, si dix business models existent, vous pouvez être sûr que dix entreprises vont essayer chacun d’entre eux… et peut-être qu’un seul marchera.
Robert Glaesener

Robert GlaesenerCEOTalkwalker

Quelle sera la clé qui vous permettra de garder la longueur d’avance dans ce marché concurrentiel que vous décriviez?

«Cela restera de toujours bien connaître le marché et ses évolutions. Ensuite vient la bonne connaissance des clients et de leurs problématiques. J’ajoute aux éléments primordiaux une bonne organisation interne pour mettre en place des stratégies et, enfin, une certaine intuition et une créativité, tant dans la technologie que dans le marketing ou les ventes. Nous devons aussi continuer à expérimenter.

Aux États-Unis, si dix business models existent, vous pouvez être sûr que dix entreprises vont essayer chacun d’entre eux… et peut-être qu’un seul marchera. Dans les nouveaux secteurs d’activité liés à l’innovation, mieux vaut avoir 5, 10, 20 entreprises qui prennent le marché différemment et essayent. Toutes ne vont pas réussir, mais cela peut marcher à grande échelle, comme le montrent les Gafa.

La couverture de septembre 2018 de Paperjam, avec le cofondateur de Talkwalker, Thibaut Britz. DR

La couverture de septembre 2018 de Paperjam, avec le cofondateur de Talkwalker, Thibaut Britz. DR

L’Europe a-t-elle perdu la bataille technologique face aux autres grands blocs?

«Les blocs puissants sont en effet les États-Unis et la Chine, d’où les grandes entreprises sont originaires. L’Europe a un certain retard, qui est dû en partie à la structure des marchés, intrinsèquement plus petits. Nous avons de bons entrepreneurs, mais le marché est plus petit et l’accès au capital était moins évident. Mais cela change.

La première bataille n’a pas été à notre avantage, mais dans la technologie, il y a des batailles qui se refont tout le temps, c’est un mouvement constant. Le marché européen peut pourtant être considéré comme un marché en tant que tel. Quant à l’accès au capital, nous comptons une génération d’entrepreneurs qui ont déjà monté leurs entreprises, pour certains avec beaucoup de succès, et qui peuvent conseiller les nouveaux entrepreneurs. Aux start-up de profiter en quelque sorte de cette 'infra­structure humaine' pour tantôt se financer, tantôt apprendre via le retour d’expérience de ces entrepreneurs.

Quels sont vos projets pour 2020?

«Un grand chantier est de pouvoir soutenir la croissance. Nous allons continuer à développer notre intelligence artificielle de façon très poussée, nous voulons aussi développer le marché asiatique de façon importante.»