Nasir Zubairi prédit l’arrivée d’une obligation souveraine portée par la blockchain. «Quelques gouvernements travaillent pour être les premiers.» Une étape décisive pour la blockchain et les digital assets. (Photo: Matic Zorman / Archives)

Nasir Zubairi prédit l’arrivée d’une obligation souveraine portée par la blockchain. «Quelques gouvernements travaillent pour être les premiers.» Une étape décisive pour la blockchain et les digital assets. (Photo: Matic Zorman / Archives)

À quelques heures d’un dernier «Fintech Friday» à guichets fermés, le CEO de la Lhoft se pose pour une rétrospective inattendue et des prévisions documentées. «2020», assure Nasir Zubairi, «sera l’année des digital assets». Auxquels le secteur financier doit se préparer activement.

Le grand sapin blanc, dans l’entrée de la House of Start-ups, tranche avec l’ambiance de la Luxembourg House of Fintech. À 10 jours de Noël, si son cœur balance plutôt du côté du saumon que de la traditionnelle dinde, le CEO de la Lhoft, , et son équipe n’ont pas le temps de participer à la frénésie de décembre. Ils auront bientôt plus voyagé que le père Noël.

Au service de l’industrie financière – comme il le rappelle à chaque interview –, il doit être aux avant-postes de la finance de demain. Le plus Luxembourgeois des Britanniques espère que le père Noël apportera «une infrastructure managée à plusieurs pour accompagner le développement de l’économie de la ‘tokenisation’ des assets», un des pas qui pourrait suivre la création du centre d’excellence luxembourgeois pour la blockchain annoncée il y a peu.

Nasir, dans un monde qui bouge tellement vite, qu’est-ce que vous retiendrez de cette année 2019?

Nasir Zubairi. – «‘E-du-ca-tion’. Les talents sont le plus gros problème au Luxembourg dans les services financiers. Le message est devenu très clair. Il s’agit d’accéder aux talents et de pouvoir faire progresser les talents qui sont déjà là. Il existe déjà beaucoup de choses, mais nous avons essayé de combler des manques quand nous pensons qu’il y a un manque. Nous avons donc mis en place notre propre programme de workshops, plus centré pour les sociétés technologiques elles-mêmes, pour les aider à progresser.

Nous avons aussi monté des partenariats, comme le Centre for Finance, Technology and Entrepreneurship (CFTE), basé à Londres, pour monter une académie de la finance digitale, avec des cours en ligne qui proposent de la formation de base sur les fintech et l’intelligence artificielle, qui donnent des certifications et permettent de poursuivre. Il y a eu un grand intérêt de la place financière. Ce programme implique un panel global d’experts. Parfois, nous sommes limités dans ce que nous pouvons apporter au Luxembourg. En utilisant ces canaux digitaux, on peut aller beaucoup plus loin, des États-Unis à l’Asie, et la crédibilité est énorme. Plus de 50.000 personnes y participent, bien au-delà du Luxembourg.

Jeudi, nous avons annoncé le partenariat avec le Jack Welch College of Business & Technology (JWCoBT) de la Sacred Heart University (SHU) Luxembourg pour la première ‘Fintech Summer School’ pour les entrepreneurs. Douze semaines qui vont démarrer en juillet avec quelques cours intensifs et de longs week-ends aux États-Unis, ouverts aussi bien aux MBA qu’à des entreprises qui veulent y envoyer des salariés…

Nous avons aussi monté des projets pour la formation des plus jeunes, comme la Tech School. Nous développons un réseau, le Talent Bridge, avec les universités de la Grande Région, mais aussi à Londres, à Paris, à la Francfort Business School ou l’European Business School. Nous avons aussi lancé un outil de recrutement basé sur l’intelligence artificielle, pour que les services financiers aient accès à une large base de talents en Europe.

En dehors de ce que la Libra deviendra ou pas, cela a obligé les gens à s’arrêter et à regarder ce que Facebook allait faire avec ses partenaires.

Nasir ZubairiCEO de la Lhoft

Le succès de ces initiatives se mesurera avec le nombre de participants, mais pas seulement. Au printemps, on voudrait organiser une foire aux talents avec les universités du Talent Bridge, par exemple. On commence aussi à discuter avec la House of Training pour voir comment nous associer avec eux pour apporter de la variété au niveau des cours.

Le centre d’excellence dans la blockchain est un autre moyen de réunir toutes ces compétences un peu disséminées partout dans une équipe soudée. On discute de financement pour en faire non seulement un point central pour l’industrie ici, mais pour attirer des talents et de la recherche et développement depuis ailleurs.

C’est surprenant de vous voir retenir cette thématique comme la plus importante. Je pensais que vous alliez me parler de la blockchain, je ne sais pas, de nos start-up qui commencent à délivrer leurs produits appuyés sur la blockchain…

«Oui, il y a eu de gros développements. Nous sommes là aussi. Nous avons lancé le Blockchain Lab. Ces six à neuf derniers mois, il y a eu un changement majeur dans l’acceptation de cette technologie. Et le sérieux avec lequel la blockchain, et en particulier la tokenisation, a été appréhendée par l’industrie financière. Les annonces autour de la Libra ont beaucoup à voir avec cela. En dehors de ce que la Libra deviendra ou pas, cela a obligé les gens à s’arrêter et à regarder ce que Facebook allait faire avec ses partenaires. Quand tu as des partenaires comme ça autour de la table, c’est que c’est du sérieux! Entreprises, superviseurs, régulateurs, gouvernements, institutions, tout le monde a compris que les choses se passaient.

Je n’aurais jamais prédit cela il y a deux ans, mais quand nous parlions avec l’équipe des start-up qui progressaient le mieux, les quatre premières étaient quatre compagnies actives dans le domaine de la blockchain.

La chose qu’il faut suivre, c’est la tokenisation des assets. Probablement que dans la première partie de l’année, nous allons assister au lancement d’une obligation souveraine tokenisée. Il y a des pays qui y travaillent dur pour être les premiers au monde. Vous n’allez plus arrêter ce mouvement.

Et là encore, il y a un élément d’éducation, parce que Luxembourg dépend beaucoup de la manière dont les fonds se développent et opèrent leurs investissements. Ils vont devoir se positionner par rapport aux assets digitaux. Quand vous passez de produits traditionnels, comme des obligations ou des equities, vers des assets digitaux, ces sociétés doivent apprendre à les gérer. On peut parler de blockchain, mais la question est plutôt de savoir comment on va faire le custody de ces assets digitaux, basés sur des tokens. D’abord, il faut les éduquer, les aider à comprendre.

Un robot ne pleurera jamais… sauf si on le programme pour ça!

Nasir ZubairiCEO de la Lhoft

Après, il y a quelques options: soit développer des talents en interne, soit embaucher des blockchain developers, mais la plupart vont se tourner vers des solutions externes et acheter de la technologie ou monter des partenariats. On a regardé un peu partout les plates-formes technologiques qui sont basées sur la blockchain et qui visent spécifiquement le secteur financier.

Encore une fois, le centre d’excellence de la blockchain pourrait aussi être un environnement sûr dans lequel on peut tester des ‘proof of concept’. Tester des projets dans une blockchain ouverte et neutre, probablement sur la base d’Infrachain, pour voir si tout est en règle avec les questions de vie privée et de protection des données, ça peut aussi faire du sens. Il reste des questions, comment les investisseurs vont se saisir de ces assets, comme ils vont les échanger, comment ils vont les stocker…

Le Luxembourg accueillait cette semaine sa deuxième conférence sur la 5G, avant un lancement prévu dans le courant de l’année prochaine. Les opérateurs semblent tous déjà prêts. Ça sera aussi un sacré changement pour l’industrie financière, non?

«Oui, de plusieurs manières. La clé, ce sont les canaux de distribution. La 5G permet plus de connectivité, à la fois pour les appareils que nous avons déjà et pour ceux qui vont arriver sur le marché. Pensez aux véhicules autonomes ou à l’internet des objets. Quand tu vois les frigos intelligents capables de commander eux-mêmes ta nourriture sans que tu aies besoin de t’inquiéter…

Ces changements ne vont pas modifier seulement les comportements des consommateurs, mais aussi la manière dont ces consommateurs opèrent les transactions. On a déjà vu que les industriels de l’automobile achètent ou lancent des solutions de paiement. Pourquoi? Parce que les voitures vont payer elles-mêmes.

Si mon frigidaire achète de la nourriture pour moi, il devra payer. Je ne comprends pas tous ces problèmes que l’on se pose sur l’intelligence artificielle… Déjà, je n’aime pas cette appellation. Ça parle de tellement de choses, mais les gens croient que les robots sont capables de penser par eux-mêmes, etc. On est tellement loin de ça, à des milliers de kilomètres! Un robot ne pleurera jamais… sauf si on le programme pour ça! On est dans un monde d’intelligence assistée. Avec mon téléphone portable, je ne sais pas ce que je fais demain. Est-ce que je suis moins intelligent pour autant? Mon esprit est plus productif.

Les Jack Ma, Bill Gates, Jeff Bezos, il y a 10 à 15 ans, avaient une vision à moyen ou long terme, ils ont travaillé à arriver à cette vision du futur.

Nasir ZubairiCEO de la Lhoft

L’industrie financière n’est pas préparée pour la 5G. Ça me rend triste. Ce n’est pas le seul problème des financiers eux-mêmes, mais il y a des pressions externes, la politique monétaire, la régulation, surtout en Europe. Les CEO de banques et les leaders ne regardent pas au-delà du prochain trimestre. Où sont les visionnaires? Quelles sont les plus grandes compagnies du monde? Les Jack Ma, Bill Gates, Jeff Bezos, il y a 10 à 15 ans, avaient une vision à moyen ou long terme, ils ont travaillé à arriver à cette vision du futur.

Où sont ces gens dans l’industrie financière? Comment tiennent-ils compte que prochainement, nous vivrons peut-être 120 ou 130 ans? Qui se demande quels seront les impacts de la 5G dans les 10 prochaines années? De l’impression 3D? Des progrès de la santé? C’est comme au football: comment espérer développer une vision à long terme si tu vires ton entraîneur au bout de trois défaites… Aujourd’hui, plus personne ne regarde dans sa boule de cristal! Malheureusement.»