Des projets financés par la BEI en Ukraine, comme la modernisation des transports publics à Kharkiv, sont désormais vulnérables au risque de destruction. (Photo: Shutterstock)

Des projets financés par la BEI en Ukraine, comme la modernisation des transports publics à Kharkiv, sont désormais vulnérables au risque de destruction. (Photo: Shutterstock)

L’invasion russe de l’Ukraine actuellement en cours pourrait mener à un renversement du régime pro-européen de Kiev au profit d’un gouvernement pro-russe. Cette éventualité mettrait en péril les 8 milliards d’euros alloués par la BEI à l’Ukraine depuis le Luxembourg. En cas de non-remboursement ou de perte des fonds, les contribuables européens passeraient à la caisse.

«Je tiens à exprimer notre horreur face aux pertes de vies humaines et aux souffrances causées par l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, un acte que nous déplorons», s’exprimait le président de la Banque européenne d’investissement (BEI), , au lendemain de l’invasion russe. Et d’ajouter: «Nous sommes prêts à mobiliser d’urgence un soutien financier supplémentaire en faveur du pays dans le cadre de la réponse coordonnée de l’UE.»

Si Werner Hoyer se tient prêt à dénouer les cordons de la bourse dont il a la charge, il ne faut pas oublier que la BEI a déjà financé 54 projets sur le sol ukrainien depuis 2007, pour un montant total de près de 8 milliards d’euros. Pour comparaison, ce montant équivaut à près de deux fois le capital souscrit de l’Allemagne en tant que principal actionnaire de la banque d’investissement.

Rien qu’en 2021, la BEI a investi plus d’un demi-milliard d’euros en soutien à la croissance économique et sociale de l’Ukraine, plus spécifiquement dans le développement d’infrastructures vitales à travers tout le pays, ainsi que dans des PME, la résilience au Covid-19 ou encore la modernisation des transports et du système éducationnel. Avec l’ensemble de ces projets, l’Ukraine constitue le plus important pays bénéficiaire des investissements de la BEI dans son programme de voisinage oriental, totalisant plus de 60% des prêts de la banque.

La majorité des fonds alloués à l’Ukraine, soit près de 36%, concerne le secteur des transports. Parmi les projets phares, on retrouve la modernisation du métro de Kiev pour 100 millions d’euros, une enveloppe de 160 millions d’euros pour étendre une ligne de métro de la capitale, quelque 160 millions d’euros pour la poursuite du métro de Kharkiv, un budget de 300 millions d’euros pour améliorer les routes et les transports publics du pays ou encore l’amélioration du réseau national de chemins de fer, à hauteur de 150 millions d’euros.

Un sentiment profond de coopération

À en croire le témoignage d’un expatrié ukrainien au Luxembourg (au regard des circonstances dans son pays, il souhaite rester anonyme, ndlr) interrogé par Paperjam, le projet de modernisation du métro de Kiev a marqué les esprits: «La réalisation du projet du nouveau métro de Kiev a changé la vie de nombreuses personnes en améliorant leur quotidien.» Et il ajoute: «Au-delà de leur aspect neuf, le fait que les voitures ont été financées avec le soutien partiel de la BEI est tout à fait visible à l’intérieur de celles-ci grâce à des inscriptions qui le mentionnent.» Même chose à Kharkiv, où les transports publics étaient encore vétustes lorsque notre source y a effectué une partie de ses études, contrairement à aujourd’hui.

Autre fait saillant dans la liste des opérations ukrainiennes de la BEI, le programme Ukraine Recovery Programme, pour la somme totale de 340 millions d’euros, finance plusieurs centaines de projets de petite et moyenne taille au niveau local dans les régions de Donetsk et Lougansk, proches des républiques autoproclamées séparatistes pro-russes. Ces fonds devraient améliorer le quotidien d’une population de 13,7 millions d’habitants.

Notre source ukrainienne à Luxembourg connaît bien ces projets: «Sur place, les gens ont ressenti le soutien des donateurs internationaux. Avec ces investissements, la reconstruction des écoles, des jardins d’enfants et d’autres installations a été effectuée avec succès, parfois en repartant de zéro. Les gens ont progressivement commencé à croire qu’ils pouvaient commencer à construire quelque chose de bien avec l’aide des pays occidentaux.» Malgré cela, la menace d’une invasion russe du pays est arrivée: «D’après ce que j’ai compris, les gens sont un peu frustrés aujourd’hui parce qu’ils ont de nouvelles belles écoles, mais il existe maintenant la possibilité que ces installations soient détruites par l’action militaire russe ou occupées par l’administration des républiques indépendantistes.»

Un risque de destruction

Interrogée par Paperjam, la BEI a indiqué ne financer aucun projet sur le territoire contrôlé par les administrations des républiques séparatistes. Toutefois, les opérations militaires russes aussitôt déclenchées sur le sol ukrainien, la BEI n’a pas été en mesure de fournir des informations quant aux mesures qu’elle prendrait pour assurer la bonne continuité de ses projets en cas d’occupation du pays par la Russie. Une partie de leurs employés et consultants sur le terrain étant parfois difficiles à contacter en ce moment.

Avec des opérations financées sur l’ensemble du territoire ukrainien, une majorité des projets de la BEI se trouvent désormais sur des théâtres de guerre. La BEI n’a cependant pas pu nous expliquer la façon dont elle gère les risques géopolitiques – y compris le risque de conflit armé – dans l’implémentation de ses projets. En revanche, une source proche du dossier nous informe que le risque de guerre reste minime dans l’ensemble des opérations financées par la BEI.

Outre le risque que des réalisations financées par la BEI soient détruites, les médias internationaux ont rapporté que l’intention du Kremlin serait de renverser le régime ukrainien et d’y placer un gouvernement qui lui serait plus favorable. Dans pareil cas de figure, qu’adviendrait-il du remboursement des fonds déboursés? À cet égard, la BEI explique à Paperjam que ses opérations à l’extérieur de l’Union européenne, dont tous les prêts actuels en Ukraine, sont garanties par le budget de la Commission européenne. Dans ce cadre, le gouvernement ukrainien ne garantit pas les opérations de la BEI. En ce sens, un vent favorable nous laisse entendre qu’il est essentiel que le risque de conflit armé hors de l’Union européenne ne soit pas sur le budget de la BEI, car le principe fondamental de son fonctionnement se base sur son triple A qui lui permet d’emprunter sur les marchés des capitaux à de très bas taux et à des conditions favorables sur le long terme.

Un risque de détournement et d’obstruction

Au risque de défaut – ou de refus – de paiement en cas de mise en place d’un nouveau régime pro-russe à Kiev, s’ajoute celui que ce dernier détourne une partie des fonds alloués ou obstrue la supervision et les enquêtes menées par des instances européennes sur les budgets alloués. Interrogé par Paperjam à ce propos, l’office antifraude de l’Union européenne, l’Olaf, a répondu avoir finalisé six affaires liées à l’Ukraine entre 2015 et 2020, sans fournir davantage d’informations sur la teneur des dossiers.

Le gendarme européen indique toutefois monitorer de près les événements actuels et qu’il suivra les conséquences de ces événements pour la lutte contre la fraude. L’Olaf dispose d’ailleurs d’un officier de liaison en Ukraine. En plus de cela, l’organe antifraude européen a des accords de coopération avec plusieurs autorités policières et judiciaires ukrainiennes. Une coopération qui pourrait s’arrêter du jour au lendemain en cas de victoire de Moscou.

Du côté du Parquet européen (EPPO), basé à Luxembourg, en charge de poursuivre les crimes contre les intérêts financiers de l’Union européenne, il nous est opposé une fin de non-recevoir quant à la possibilité d’enquêtes en cours liées à l’Ukraine. Par contre, le Parquet européen confirme être actuellement engagé dans des discussions avec le bureau du procureur général ukrainien au sujet d’un possible accord en vue de faciliter la coopération en matière d’enquêtes liées à son mandat et ses compétences. Une coopération qui pourrait, quant à elle, ne jamais voir le jour.

L’hypothèse d’une victoire de Moscou dans son entreprise de conquête de l’Ukraine soumettrait donc à un risque les 8 milliards déboursés par la BEI pour l’amélioration du quotidien des Ukrainiens, l’État de droit, l’éducation et la modernisation du pays. C’est sans compter que le nouveau régime mis en place bénéficierait de tous ces avantages sans avoir déboursé un seul euro et sans aucune promesse de remboursement. Au-delà des fonds de la BEI, l’Ukraine bénéficie de projets financés par la Commission européenne dans le cadre de sa politique de voisinage, de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et d’organes nationaux de coopération au développement en provenance des États membres.