Zoe Leonard a passé plus de cinq ans à photographier les bords du fleuve Rio Grande, une œuvre picturale actuellement présentée au Mudam. (Photo: Zoe Leonard/Galerie Gisela Capitain, Hauser & Wirth)

Zoe Leonard a passé plus de cinq ans à photographier les bords du fleuve Rio Grande, une œuvre picturale actuellement présentée au Mudam. (Photo: Zoe Leonard/Galerie Gisela Capitain, Hauser & Wirth)

L’artiste Zoe Leonard présente au Mudam une série photographique de plus de 300 tirages dont le sujet est le Rio Grande, ce long fleuve qui marque la frontière entre les États-Unis et le Mexique, et dont le visage est multiple.

Cela fait plus de 30 ans que Zoe Leonard a acquis une place remarquable dans le monde de l’art contemporain, et plus spécialement de la photographie. Son travail est avant tout le fruit d’une longue démarche d’observation, qui oscille entre le travail plastique et l’approche documentaire. Pour cette nouvelle exposition «Al río/To the River» présentée au Mudam après une longue absence européenne (la dernière exposition de Zoe Leonard remonte à 2012 au Camden Art Centre à Londres), elle s’est concentrée sur un motif unique, mais très changeant: le fleuve Rio Grande, tel qu’il est appelé aux États-Unis d’Amérique, ou Rio Bravo, de son nom mexicain.

Un fleuve-frontière

Ce fleuve est devenu, depuis la fin du 19e siècle, la frontière naturelle, très surveillée à certains endroits, entre les États-Unis d’Amérique et le Mexique. Mais c’est aussi, dans d’autres zones, une rivière encore à l’état naturel, creusant son lit dans des paysages somptueux.

Il s’agit d’un travail sur la frontière physique, mais aussi sur l’observation d’une manière plus large, une invitation à regarder. Ces quelque 300 clichés sélectionnés par l’artiste sur les 500 existants sont le fruit de cinq ans de travail, une œuvre épique, à la fois par son échelle et par sa narration, qui couvre plus de 2.000km de berges, allant d’El Paso jusqu’au golfe du Mexique.

«L’artiste aborde toutes les facettes de ce fleuve, se confronte à toute sa complexité et n’hésite pas à déconstruire la vision binaire de la frontière», explique Christophe Gallois, commissaire de l’exposition.

Trois temps pour une exposition

Pour saisir toute la complexité de ce sujet, l’artiste a articulé l’exposition en trois parties: un prologue, composé de gros plans de l’eau; le corps principal, lui-même subdivisé en différentes séquences; et une coda qui ouvre encore un peu plus le propos du travail réalisé.

Après avoir passé le prologue, le fleuve est présenté, comme un personnage est introduit dans un récit. Zoe Leonard nous montre les stèles qui marquent la frontière, rappelle le volet historique de ce fleuve si indomptable, que l’Homme a pourtant cherché à canaliser, à rendre plus droit.

Elle veille toujours à photographier des deux côtés du fleuve et enregistre les actions qui se passent sous ses yeux: environnement bâti, voitures de la Border Patrol qui circulent ou attendent, paysages désertiques et montagneux, activités liées à l’agriculture, au commerce ou à l’industrie.

L’artiste n’hésite pas à utiliser le développement en séquences, dans une approche presque cinématographique, déjouant l’importance de l’instant décisif si cher à certains photographes. Elle enregistre les nombreuses infrastructures qui sont aménagées le long du fleuve et qui servent à réguler son débit ou à contrôler le passage des marchandises et des personnes: barrages, digues, ponts, routes, canaux d’irrigation, clôtures, postes de contrôle…

Elle capte également des scènes de la vie quotidienne, des familles qui profitent de la présence du fleuve pour se baigner, ou d’un éleveur qui déplace son troupeau de vaches en le faisant traverser la rivière. Ces clichés vont à l’encontre des images stéréotypées de ce fleuve que nous livrent généralement les médias.

 

À certains endroits, le fleuve, pourtant si fort et présent, devient tout petit pour ne devenir qu’un élément d’un paysage bien plus grand et imposant que lui. Il rejoint les éléments naturels, et on prend alors conscience de son rôle géologique, des plaines portant ce couloir du fleuve dessiné au fil des siècles. Mais c’est aussi un fleuve qui peut déborder et inonder les prairies qui l’entourent. Un fleuve qui peut devenir une menace, un être mouvant et changeant, mais aussi un réservoir d’eau dans cette région désertique.

Souvent, la notion de surveillance revient, que ce soit en voiture, en bateau, ou même en hélicoptère. Zoe Leonard photographie aussi les camps de réfugiés installés à la frontière, mais elle ne va jamais au-delà de là où sa citoyenneté le permet, elle ne se met pas en danger et ne fait que témoigner de la vie qui se passe autour du fleuve.

Une position assumée de photographe

Zoe Leonard matérialise aussi l’importance de la photo et laisse le cadre noir qui entoure le tirage photographique. Elle travaille avec un appareil argentique, tenu à la main, assumant une position physique par rapport au fleuve. Elle passe volontiers d’un bord à l’autre, changeant donc régulièrement de pays, et évite d’adopter un point de vue unilatéral. Elle rend au contraire tangible la multiplicité des forces et des influences qui traversent le fleuve, qu’il s’agisse des intérêts commerciaux et industriels, des histoires culturelles ou des liens familiaux qui se tissent par-delà la frontière.

La dernière salle est consacrée au fleuve, qui se jette dans la mer. Une vision presque romantique de l’eau, et sur laquelle l’artiste n’a pas voulu clôturer l’exposition. C’est pourquoi elle a décidé d’y apporter une autre conclusion: une coda composée d’images de vidéosurveillance issues des caméras placées sur les ponts qui enjambent le fleuve. L’espace numérique vient alors se superposer à notre monde réel, et déplace ainsi la question de la frontière, ouvrant un peu plus loin la réflexion et le propos.

Au Mudam, jusqu’au 6 juin 2022,