Bruno Colmant, professeur auxiliaire à la Luxembourg School of Finance et head of macro research chez Banque Degroof Petercam. (Photo: Degroof Petercam)

Bruno Colmant, professeur auxiliaire à la Luxembourg School of Finance et head of macro research chez Banque Degroof Petercam. (Photo: Degroof Petercam)

Depuis des mois, je m’interroge sur l’aboutissement des politiques monétaires des banques centrales, et plus spécifiquement sur celui de la BCE.

Cette dernière a injecté des quantités de monnaie inouïes au bénéfice principal des États membres de la zone euro dont les dettes deviennent insupportables. Ces injections monétaires devaient normalement servir l’économie réelle en soulageant les banques privées du financement des dettes publiques (puisque celles-ci sont en partie financées par la création monétaire). 

Quel sera le point d’atterrissage de cette injection monétaire sans précédent? Une inflation (et donc des taux d’intérêt) finalement embrasée par un afflux de liquidités dont la volumétrie dépasse la capacité d’absorption par l’économie réelle? Une remontée des taux d’intérêt entraînée par un arrêt graduel de ces politiques monétaires expansionnistes singulières? Une augmentation des taux d’intérêt qui serait déclenchée par une perte de la confiance dans la monnaie elle-même ou, plus généralement, une augmentation de la prime de risque, c’est-à-dire de la perception du risque associé au futur?

L’effet de ces politiques monétaires est, contre toute logique friedmanienne, déclinant.

Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles

Personne n’en a la moindre idée. Cette question doit être posée. Un arrêt prématuré de l’expansion monétaire précipiterait l’économie réelle et les marchés financiers dans la récession, tandis qu’une prolongation conduirait à un dévoiement inévitable de la monnaie.

Ce qui apparaît néanmoins, c’est que l’effet de ces politiques monétaires est, contre toute logique friedmanienne, déclinant. Leur efficacité semble s’émousser. À ce stade, les afflux de liquidités ne créent pas d’inflation, ce qui conduit d’ailleurs de nombreuses banques centrales à imposer des taux d’intérêt négatifs, ce qui s’apparente à une inflation imposée plutôt que suscitée. Au Japon, il n’y a aucune inflation malgré des afflux de liquidités.

Certains, dont l’économiste français Patrick Artus, postulent désormais l’irréversibilité des politiques monétaires. En langage simple: il n’est pas possible de s’arrêter et les assouplissements quantitatifs doivent se perpétuer sans cesse. Ce raisonnement n’est peut-être pas faux, mais si l’irréversibilité était constatée, cela conduirait à une précarisation de la monnaie dont la crédibilité s’estomperait.

Si les politiques monétaires étaient irréversibles, cela conduirait aussi à l’abandon de toute indépendance des banques centrales.

Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles

L’irréversibilité conduirait, comme Jacques Attali l’avait évoqué, à un Weimar planétaire (en référence à l’hyperinflation allemande de 1923), c’est-à-dire une impression monétaire illimitée afin de monétiser les dettes publiques et de les rembourser avec de l’argent déprécié.

Si les politiques monétaires étaient irréversibles, cela conduirait aussi à l’abandon de toute indépendance des banques centrales et à la juxtaposition financière des États et des banques centrales, puisque les États imprimeraient des dettes publiques qui seraient immédiatement transformées en monnaie imprimée.

En termes conceptuels, leurs bilans se fondraient et l’émission monétaire serait rythmée par le niveau de l’endettement public. Les banques privées seraient donc progressivement privées de leur rôle de créatrices de monnaie, sans compter l’érosion de leur rentabilité, grevée par des taux d’intérêt négatifs.

Si les politiques monétaires devenaient vraiment irréversibles, cela nous conduirait, sous une forme extrême, à une idée que l’économiste américain Irving Fisher (1867-1947) avait imaginé dans les années trente sous la symbolique du «plan de Chicago». Selon ce plan, qui relève de l’alchimie monétaire, tous les dépôts bancaires seraient inscrits au bilan de la banque centrale, à charge, pour cette dernière, de prêter ces dépôts aux banques privées.

Si la politique monétaire devenait irréversible, les banques privées en seraient donc réduites à un simple rôle d’intermédiation.

Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles

Les banques privées ne pourraient donc pas prêter plus que les dépôts reçus, ce qui s’assimilerait à une étatisation bancaire. Ce plan séparerait la fonction monétaire des banques de leur fonction de crédit. Ce serait un retour illusoire à ce que Keynes appelait une «économie de Robinson Crusoé». 

Si la politique monétaire devenait irréversible, les banques privées en seraient donc réduites à un simple rôle d’intermédiation. Seule la monnaie de base, créée à la discrétion de la banque centrale, pourrait être utilisée au travers du réescompte des dettes publiques ou d’autres actifs. 

En conclusion de cette réflexion, le point d’atterrissage des politiques monétaires sera un retrait graduel du soutien monétaire, dont il faut espérer qu’il soit coordonné et synchronisé par les banques centrales et surtout communiqué de manière graduelle aux marchés. Le seul facteur qui pourrait justifier l’irréversibilité temporaire des politiques monétaires serait l’impécuniosité des États qui seraient accablés par la déflation et la récession.

Mais, à un moment, la réalité reprendrait ses droits et les créanciers demanderaient une protection accrue sous forme de taux d’intérêt plus élevés. C’est pour cela que Mario Draghi répète sans cesse que la BCE ne peut pas tout faire. Quoi qu’il en soit, il faut adopter une posture de prudence: l’économie est entrée dans des territoires inconnus.