L’industrie de l’information est à plat. Le plan social chez Saint-Paul n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il y a urgence. (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

L’industrie de l’information est à plat. Le plan social chez Saint-Paul n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il y a urgence. (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

Alors que la commission de la digitalisation, des médias et des communications du Parlement continuera, cette semaine, ses débats autour du «projet de loi relatif à un régime d’aides en faveur du journalisme professionnel», il paraît utile de partager quelques observations qui ont accompagné le projet tout au long des sept ans de sa genèse. Explications.

Au lendemain de la constitution du premier gouvernement DP-LSAP-Déi Gréng en décembre 2013, le Premier ministre (DP), qui est aussi ministre des Communications et des Médias, annonce vouloir réformer l’«aide de l’État à la presse». Pour lui, qui avait réalisé sa première grande victoire politique en 2011 lors des élections municipales (qui l’avaient déclaré bourgmestre de la capitale), il était évident que la nouvelle génération de politiciens allait être élue par une nouvelle génération d’électeurs, eux, plutôt influencés par les médias en ligne et les réseaux sociaux que par la presse imprimée, qu’elle soit quotidienne ou hebdomadaire.

À la suite des élections législatives anticipées de 2013, Xavier Bettel est élu Premier ministre à 40 ans. Il se sent proche des lecteurs, toujours plus nombreux, qui préfèrent lire l’actualité sur écran, et de plus, souvent sur l’écran de leur mobile, alors que la presse en ligne, en 2013, reste exclue des aides de l’État à la presse. Sans oublier que 75% de l’aide qui devait «maintenir la diversité dans la presse d’opinion» vont à seulement deux groupes médias. Bettel annonce une réforme.

Dans un premier temps, toutes les entreprises médias déjà bénéficiaires de l’aide actuelle montent sur les barricades. Bettel avait annoncé vouloir considérer les médias en ligne dans la future loi sans pour autant vouloir augmenter le budget total. Erreur tactique. La presse reproche au ministre de menacer l’existence des titres les plus fragiles. Des discussions continuent en coulisses, mais les intérêts des éditeurs semblent trop divergents pour se mettre d’accord sur une revendication commune. En même temps, les services du ministère continuent leur travail, et une solution «à la luxembourgeoise» est présentée. On ne touchera pas (du moins, pour l’instant) à la loi actuelle, mais on ajoute un «mécanisme transitoire de soutien au développement de la presse en ligne» par simple règlement du gouvernement en janvier 2017.

Si ce nouveau mécanisme reconnaît enfin les médias en ligne, il n’abolit pourtant pas un traitement radicalement différent entre la presse imprimée et la presse en ligne. Ainsi, un quotidien imprimé peut toucher plus de 1,7 million d’euros par année, alors qu’un quotidien en ligne est limité à 100.000 euros. Allez comprendre pourquoi. Et c’est exactement ce que j’ai essayé de faire. Je commence par analyser la répartition de l’aide de l’État à la presse de 1976 à 2016: par organe de presse, par éditeur et par groupe de presse, tout en considérant l’évolution des audiences, et finalement les croisements des montants des aides et de l’évolution des audiences.

Ce rapport d’une vingtaine de pages, je l’adresse en avril 2017 au ministre Xavier Bettel. Il se clôture par une conclusion formulée en «huit recommandations pour une réforme équitable de l’aide à la presse». L’année suivante se tiendront les prochaines élections législatives. Je propose aux partis politiques, mais aussi aux entreprises et groupes médias, de les rencontrer pour discuter de mes huit recommandations et connaître leur point de vue sur l’évolution potentielle du cadre légal du soutien aux médias.

Le résultat est le rapport «Au nom du pluralisme de la presse – Pour une réforme urgente des aides de l’État à la presse», livré au ministre Xavier Bettel le 5 mars 2018. Il donne un contexte international (fin d’un modèle économique, le marché de la publicité en ligne est devenu un duopole opéré par Facebook et Google, fake news, la manipulation des masses), un contexte national (le pluralisme de la presse est menacé, selon le «Media Pluralism Monitor» de 2016, qui qualifie Luxembourg sous «high risk», une aide qui favorise la quantité au lieu de la qualité), il reprend bien évidemment et intégralement les prises de position de sept partis politiques et de sept entreprises et groupes médias, et il se termine à nouveau par une série de propositions à l’attention du ministre des Communications et des Médias.

Les services du ministre reprennent le dialogue avec les éditeurs. Des réunions de travail sont organisées. Tout le monde parle ensemble, et tout le monde parle aussi à tout le monde. De nombreux scenarii sont pensés en coulisses, chacun ayant sa calculette en main. Il faut moderniser cette loi de 1976 devenue obsolète et injuste, mais il faut aussi éviter que des titres disparaissent.

C’est finalement en juillet 2020 que le conseil du gouvernement approuve le «projet de loi relatif à un régime d’aides en faveur du journalisme professionnel». Les chambres professionnelles, les associations du secteur et le Conseil d’État rédigent leurs avis. Entre-temps, l’industrie de l’information est à plat. Après la concurrence des plateformes digitales, la perte des audiences pour la presse traditionnelle et la profonde remise en question du modèle économique, c’est la crise sanitaire et économique de 2020 qui vide les caisses des entreprises médias. Le plan social chez Saint-Paul n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il y a donc urgence.


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Pour rappel, je me permets de publier quelques extraits essentiels des recommandations de l’Association luxembourgeoise des médias d’information (Almi), qui regroupe 11 entreprises médias et 15 organes de presse.

1. Considérer comme une publication toutes les publications diffusées sur l’ensemble des canaux existants (presse imprimée ou presse en ligne) ou futurs sous une seule marque média.

2. Par conséquent, n’appliquer qu’un seul plafond par publication, à savoir 1.600.000 euros, et ceci sous la condition que l’entreprise média génère au moins 50% du montant de l’aide comme revenus propres par cette publication, et dans la limite du plafond de 2.500.000 euros par groupe de presse.

3. Avec pour but de renforcer le pluralisme des opinions et la pluralité des marchés, l’Almi plaide pour une «aide à l’activité rédactionnelle» proportionnellement plus importante aux rédactions de tailles petite et moyenne en instaurant un système dégressif avec des paliers (55.000 euros par EPT de journaliste professionnel pour les rédactions de 1-10 journaliste(s)/média; 45.000 euros pour les rédactions de 11-20 journalistes, et de 30.000 euros à partir du 21e journaliste/média).

Pour conclure, je me permets de partager ces réflexions personnelles:

1. Le texte du projet de loi est un vrai changement de paradigme en favorisant la qualité à la quantité, c’est-à-dire qu’il considère le nombre de journalistes salariés au lieu de celui des pages produites.

2. Le texte du projet de loi est déjà moderne. Il inclut les médias en ligne et les mensuels, il ne limite pas les entreprises médias à suivre un seul modèle économique, et il s’ouvre aux langues véhiculaires du pays (parlées par au moins 15% de la population).

3. Le texte du projet de loi doit maintenant devenir économiquement durable. Il est primordial pour le futur du paysage médiatique de ne pas discriminer la presse en ligne par rapport à la presse imprimée. Les habitudes de lecture évoluent rapidement, et les entreprises médias sont obligées de répondre aux attentes de leurs lecteurs, au risque de disparaître. Une transformation digitale des entreprises médias nécessite des investissements importants, récurrents et permanents. Vouloir continuer à favoriser la presse imprimée risque de ralentir la transformation digitale des entreprises médias, alors que celle-ci est essentielle et urgente. Une offre digitale professionnelle est très coûteuse et peut même dépasser les frais d’impression d’un hebdomadaire ou d’un quotidien moyen. Si le projet de loi applique bien un montant unique de 200.000 euros par publication, puis de 30.000 euros par journaliste, indépendamment du type de publication (imprimée ou en ligne), il y a toutefois une différence très substantielle dans la définition des caps des montants maximums attribués. Ceux-ci vont de 1.600.000 euros pour un quotidien imprimé à 550.000 euros pour un quotidien en ligne. Pour être économiquement durables, les entreprises médias doivent se décliner en digital. Et ce n’est pas une question d’idéologie opposant des technophiles aux amoureux du papier. On peut très bien apprécier de lire la presse imprimée le week-end chez soi, tout en suivant l’actualité chaude durant la semaine sur écran. Ce qui est certain, c’est que le pluralisme ne se décline pas en un seul canal. Et aussi, que ce sont les lecteurs qui choisiront. Aux entreprises médias d’être prêtes. Aux politiciens de les soutenir par un cadre légal moderne et durable.

Mike Koedinger, fondateur et président du conseil d’administration de Maison Moderne, directeur des publications Delano et Paperjam. Il est aussi membre du Conseil de presse et de l’Association luxembourgeoise des médias d’information (Almi).