Dans son rapport paru en juin 2021, State of Fashion: Watches and Jewellery, McKinsey estimait que le marché mondial de l’horlogerie pesait, en 2019, près de 49 milliards de dollars. (Photo: Maison Moderne)

Dans son rapport paru en juin 2021, State of Fashion: Watches and Jewellery, McKinsey estimait que le marché mondial de l’horlogerie pesait, en 2019, près de 49 milliards de dollars. (Photo: Maison Moderne)

Si les manufacturiers ne cessent d’innover sur le plan technique et technologique, ils cherchent aussi à tisser un lien plus direct avec leurs clients, soit par internet, soit en ouvrant leurs propres magasins. L’irruption des smart­watches et des magasins de seconde main, dans une moindre mesure, bouscule également les habitudes.

La pandémie lui aura coûté entre 25% et 30% de son chiffre d’affaires sur le plan mondial. Un manque à gagner qui ne se rattrapera pas. Mais l’industrie horlogère semble avoir retrouvé des couleurs. En Suisse, notamment, où les exportations ont atteint 22,3 milliards de francs suisses en 2021, selon Morgan Stanley. Un record absolu. Sur un an, la progression est de 31,2% et par rapport à 2019, de 2,7%.

Dans son rapport paru en juin 2021, State of Fashion: Watches and Jewellery, McKinsey estimait que le marché mondial de l’horlogerie pesait, en 2019, près de 49 milliards de dollars. Et tablait pour un retour à la normale d’ici 2025. Sous réserve que les voyages mondiaux retrouvent leur niveau d’avant pandémie, les achats effectués par les consommateurs en voyage à l’étranger représentant environ 30% du marché prépandémique.

Ceci dit, le marché restera en croissance au niveau mondial. Une progression annuelle moyenne de l’ordre de 1% à 3% qui sera ­portée par une augmentation de la demande de la part des jeunes consommateurs, par les achats domestiques dans un contexte de restrictions persistantes des voyages internationaux et par l’essor des zones détaxées en Chine. L’Asie, qui concentre environ 50% des ventes de montres, verra d’ailleurs son poids augmenter grâce à la demande chinoise.

L’essor du «direct to consumer»

Pour McKinsey, un tel taux de croissance constitue un challenge aux producteurs de montres qui vont devoir continuer à repenser leurs stratégies de mise sur le marché en privilégiant notamment la vente directe, que ce soit via des magasins physiques ou des plateformes digitales. 2,4 milliards de dollars de revenus seront transférés des détaillants aux horlogers, chiffre ainsi McKinsey. Une refonte de la distribution qui bouleversera fondamentalement la structure actuelle du secteur, obligeant d’une part les marques à tisser des relations plus étroites avec leurs clients, et d’autre part les détaillants multimarques à rechercher de nouveaux moyens d’apporter de la valeur ajoutée.

Traditionnellement, la vente de détail dans les magasins multimarques – qui avaient la main sur la relation avec le client – était le modèle de commercialisation pour l’industrie. Une époque révolue comme en atteste la multiplication des ouvertures de magasins monomarques à travers le monde. Phénomène qui se voit également au Luxembourg où trois des marques les plus emblématiques de l’industrie – Omega, Patek Philippe et Rolex – disposent de leur boutique. L’adoption de cette approche omnicanale résulte de la volonté des marques de mieux contrôler leur image, d’augmenter leurs marges, de mieux gérer les stocks et leurs relations avec les consommateurs sans intermédiaire.

La croissance annuelle moyenne des ventes de montres sous le modèle direct to consumer (DTC) devrait être de 7 à 9% entre 2019 et 2025, faisant passer celles-ci de 20% des ventes globales en 2019 à environ 30% en 2025.

La vente par internet devrait jouer un plus grand rôle à l’avenir, y compris pour les montres de luxe. McKinsey prévoit que d’ici 2025, les ventes de montres en ligne auront plus que doublé pour atteindre 6 milliards de dollars, soit 10 à 20% de la valeur totale du marché, contre 5% aujourd’hui. Un plus pour les fabricants en matière de datas.

Toutes les marques ne sont pas égales devant la vente en ligne. «Elles ne seront pas toutes en mesure de réussir le passage à la vente directe aux consommateurs. Elles perdraient l’avantage d’une pénétration plus profonde du marché où les partenaires de distribution ont prouvé que la compréhension des nuances locales et le savoir-faire du marché local peuvent donner un avantage significatif. Les marques du milieu de gamme, en particulier, auront du mal à mettre en œuvre une stratégie de vente directe au consommateur, en raison de leurs gammes de produits plus restreintes et de la faible différenciation de leurs marques à ce jour», note l’étude State of Fashion: Watches and Jewellery.

Le magasin physique, multi ou mono-marque – qu’il soit géré en direct ou avec le recours de partenaires locaux – devrait donc encore préserver quelque temps son rôle central dans la distribution. Deloitte estime d’ailleurs dans son étude 2021 sur l’industrie horlogère suisse que 53% des consommateurs privilégient les boutiques. Et 67% des dirigeants du secteur interrogés pensent que les boutiques traditionnelles physiques continueront à prendre le pas sur celles en ligne. Ils étaient 72% en 2020.

Mais les magasins multimarques vont devoir se réinventer, notamment en termes de services et d’offre de marques.

La Suisse domine le marché du luxe

Si on analyse le positionnement des produits, le marché évolue différemment selon que l’on est dans le segment dit «intermédiaire» – avec des prix qui évoluent entre 180 et 3.600 dollars – ou dans le segment du «luxe» et de l’«ultra-luxe».

C’est le segment intermédiaire qui est soumis aux plus grandes pressions. En bas de l’échelle, il doit faire face à la concurrence des montres connectées – qui connaissent une croissance fulgurante –, aux marques de mode qui développent une offre horlogère, et aux entreprises qui privilégient les canaux de vente en ligne. En haut de l’échelle, une grande partie des clients passent aux montres de luxe, aidés en cela par des griffes qui proposent des modèles à des prix «abordables».

Pour les fabricants de garde-temps de luxe et d’ultra-luxe, les perspectives de croissance sont meilleures: de 2% à 4% par an.

Ces deux segments sont dominés par un petit groupe de marques (350 en activité), pour la plupart basées en Suisse. Ces ­dernières représentaient, en 2019, 78% de la valeur au détail de l’industrie horlogère selon ­McKinsey. Et 53,6% pour les cinq marques de tête. Pourquoi les montres suisses ont-elles acquis une telle place centrale? «Le pays a su construire un bon nation branding autour de l’horlogerie et de ses traditions, qui remontent à 500 ans», explique Robert Goeres, managing director de Goeres Horlogerie. Il faut aussi savoir qu’il y a très peu d’entreprises de ce secteur qui dépassent les 2.000 salariés. Une grande ­partie de l’activité est sous-traitée à de petites PME, des entreprises familiales de 200 à 300 personnes non délocalisables. «C’est une spécificité que cette non-délocalisation.» Et une des raisons du succès de la Suisse.

Selon le rapport annuel sur l’industrie horlogère suisse que publie Morgan Stanley en collaboration avec le cabinet LuxeConsult, ­spécialisé dans le monde horloger, 2021 aura été une année exceptionnelle pour l’horlogerie helvète avec 22,3 milliards de francs suisses d’exportation – dont 21,2 milliards pour les montres-bracelets. Un record absolu.

Sept marques dépassent le milliard de francs suisses de chiffre d’affaires. Et la star du secteur, Rolex, reste de loin en tête avec un chiffre d’affaires, pour 2021, estimé à 8 milliards de francs suisses. Du jamais vu pour la marque lancée en 1905. Si on y rajoute les ventes de la marque «sœur», Tudor, on arrive à 8,5 milliards de francs suisses. «Aucune autre marque de luxe ne possède une position aussi dominante sur son marché», relève ­Morgan Stanley. Cartier, numéro deux, présente un chiffre d’affaires de «seulement» 2,39 milliards de francs suisses. Omega, troisième, avance un chiffre d’affaires de 2,2 milliards.

L’industrie est de plus en plus polarisée entre quelques marques qui surperforment et qui sont dans un cycle vertueux, ou le taux de croissance des marges est supérieur à celui du chiffre ­d’affaires – Rolex, Audemars Piguet, Patek ­Philippe et Richard Mille, suivies par Cartier, Omega, Longines et IWC – et les autres.

Autre fait saillant: la «premiumisation» – une montée en gamme de prix par une offre concentrée sur le haut de gamme et la rareté (réelle ou artificielle) de l’offre. Le segment des montres dont le prix de vente dépasse 4.000 francs suisses représente 16% des volumes, mais 82% des valeurs exportées.

L’essor du marché de la seconde main

L’engouement pour les montres d’occasion est un autre fait marquant de ces dernières années. Ce marché arrive aujourd’hui à maturité sous l’impulsion des acteurs en ligne. 30% des montres d’occasion couvrant les segments de valeur du haut de gamme à l’ultra-luxe sont désormais vendues par le canal digital et des sociétés comme Chrono24 (leader du marché avec 186.000 montres répertoriées et 9 à 10 millions de visiteurs uniques chaque mois), Watchfinder, Chronext ou Hodinke. Celles-ci ont connu une croissance à deux chiffres ces dernières années, indique McKinsey.

«Autrefois réservé aux revendeurs privés et aux petits détaillants, le marché des montres d’occasion est devenu de plus en plus attractif grâce à la numérisation, qui en a fait le segment le plus dynamique de l’industrie, celui qui connaît la plus forte croissance. Les ventes de montres d’occasion devraient augmenter de 8 à 10% par an de 2019 à 2025, passant de 18 milliards de dollars en 2019 à 29 ou 32 milliards de dollars en 2025, soit plus de la moitié du marché de la première main’, note McKinsey. Une croissance supérieure à celle de la vente des montres neuves. Le secteur est en pleine consolidation.

Les marques elles-mêmes commencent à s’intéresser à ce marché. Richemont a fait l’acquisition de Watchfinder & Co et Watches of Switzerland Group a annoncé, en 2020, l’acquisition d’Analog Shift, une société avec laquelle le groupe collaborait dans la montre de seconde main aux États-Unis depuis 2018.

Pour les marques, les enjeux sont multiples. Selon l’étude de Deloitte, 67% des cadres de l’industrie sondés voient ce marché comme une opportunité donnée à une nouvelle clientèle de vivre l’expérience de la marque ou d’entrer sur le marché du luxe en général. 67% le voient comme porteur d’une influence positive sur la perception et la valeur de la marque, et 63% le considèrent comme une source de notoriété et de visibilité pour l’ensemble du secteur. Pour McKinsey, se positionner sur ce marché permettrait aux manufactures de réaliser un bénéfice supplémentaire estimé entre 5% et 30% par produit.

Dans le même temps, les marques travaillent à établir une authentification de leurs produits en introduisant une garantie CPO (certified pre-owned watches). Un concept utilisé par l’industrie automobile depuis des décennies. Le CPO est un processus par lequel les marques ou les détaillants inspectent les montres, leurs mouvements et leurs composants pour confirmer leur authenticité, tester leur fonctionnement et effectuer les réparations nécessaires. Une manière, dans une certaine mesure, d’apaiser les craintes quant à la qualité, la fiabilité et l’authenticité de leurs montres sur le marché de la seconde main. Et de certifier au consommateur que son achat lui garantit bien un accès à un univers où plaisir, technologie et art de vivre s’entremêlent.

Cet article a été rédigé pour  paru le 27 avril 2022 avec  

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