«Nos gouvernements ont raté une formidable occasion de faire des investissements qui au­raient élargi les capacités de développement de leurs pays, et donc aussi à terme leurs recettes budgétaires», résume Anton Brender. (Photo: Jan Hanrion / Maison Moderne)

«Nos gouvernements ont raté une formidable occasion de faire des investissements qui au­raient élargi les capacités de développement de leurs pays, et donc aussi à terme leurs recettes budgétaires», résume Anton Brender. (Photo: Jan Hanrion / Maison Moderne)

L’Union européenne et les différents États ont pris rapidement des mesures pour contrer les effets de l’arrêt brutal de l’activité économique, éviter les faillites en cascade et se donner les chances de reprendre le plus vite possible. Chief economist chez Candriam, Anton Brender estime que ces dépenses colossales ne poseront pas de problème à l’heure des comptes. Il regrette que les États n’aient pas investi plus tôt pour éviter des dépenses dans l’urgence.

Avant la crise, on parlait de niveaux de dettes étatiques parfois insoutenables. Aujourd’hui, on a l’impression que plus personne ne compte ce qu’il dépense…

Anton Brender. – «Il n’y a pas de limite précise à l’endettement des États. Il y a 10 ans, des travaux académiques avaient contribué à ancrer l’idée qu’une dette publique dépassant 90% du PIB était annonciatrice de catastrophes. Depuis, le poids des dettes publiques des économies avancées est monté à 100% et le Fonds monétaire international estime qu’à la fin de l’année il passera, en moyenne, à 120%. Je suis con­vaincu que cette nouvelle hausse peut ne pas être source de plus de problèmes que la précédente! D’abord parce qu’il faut se souvenir que la dette des États n’a pas à être remboursée.

En principe, un État est éternel. Il peut chaque année emprunter et renouveler ses emprunts passés, pourvu seulement qu’il soit capable de payer les intérêts dus à ses créanciers. Et pour cela, il a le privilège de pouvoir décider, si son Parlement est d’accord, du taux de l’impôt et donc aussi du montant de son revenu, ce qu’aucun individu ni aucune entreprise ne peut faire.

Il n’y a donc pas de limite à leur endettement?

«Si, bien sûr. La première est de nature macroéconomique. Depuis une décennie maintenant, l’endettement des États a crû parce que les agents privés tendent à dépenser moins qu’ils ne gagnent. L’épargne des ménages est suffisamment importante pour que, même si certains d’entre eux empruntent, un large excédent subsiste. Normalement, cet excédent vient combler le besoin de financement des entreprises qui empruntent pour investir. Dans beaucoup d’économies toutefois, depuis le début des années 2010, les profits que conservent les entreprises suffisent largement à couvrir leurs dépenses d’investissement.

Si, pris tous ensemble, les agents privés ont pu dépenser moins qu’ils ne gagnent, quelqu’un doit avoir dépensé plus qu’il ne gagne! Ce ‘quelqu’un’, ce sont les États: leur endettement a permis d’éviter que l’activité ne soit déprimée par la tendance des agents privés à ne pas dépenser tout leur revenu alors même que les banques centrales maintiennent les taux d’intérêt à des niveaux désespérément bas pour les pousser à le faire! Tant que ce comportement des agents privés perdure, l’endettement des États peut continuer de croître sans générer de tensions macroéconomiques: un endettement public croissant est une contrepartie nécessaire à l’accumulation de placements financiers par les agents privés.

La crise actuelle n’a pas remis ce phénomène en question?

«Au contraire, la crise a provoqué un surcroît d’épargne des ménages. D’un côté, en effet, les États ont emprunté pour verser des allocations généreuses à ceux qui ont été mis au chômage; de l’autre, le confinement a forcé les ménages à dépenser moins: partout, leurs taux d’épargne ont explosé. Quant aux entreprises, leurs investissements ont profondément baissé. Les États ont ainsi pu s’endetter sans difficulté. Si demain ceux qui ont épargné pendant le confinement se ruent dans les magasins pour dépenser et que les entreprises se mettent à emprunter massivement pour investir, les choses pourraient bien sûr changer: une demande excessive des agents privés pousserait les prix à la hausse et con­duirait les banques centrales à monter — enfin! — les taux d’intérêt. Le moment sera alors venu pour les États de cesser de s’endetter.

Mais jusque-là, leur endettement ne pose aucun problème…

«Effectivement. Le fait que l’endettement public puisse augmenter cette année de 20 points de PIB dans les pays avancés, sans que rien de dramatique ne se passe, devrait faire réfléchir ceux qui, en France par exemple, n’ont cessé d’annoncer que leur État était en faillite.

Mais certains pays doivent quand même se montrer plus prudents que d’autres…

«Vous avez raison. Si la croissance de l’endettement des États ne bute pas sur une limite macroéconomique, la dette de certains d’entre eux peut poser problème. Certains en effet risquent demain de ne pas pouvoir dégager des ressources suffisantes pour faire face aux intérêts de leur dette. Ce sera le cas si les hausses d’impôts ou les baisses de dépenses nécessaires sont insupportables pour les citoyens. On l’a vu hier en Grèce et l’on pour­rait le voir demain en Italie. Le problème n’est pas le poids de la dette, mais la capacité qu’ont les gouvernements à garder le contrôle de son évolution: ceux qui leur prêtent doivent avoir confiance dans leur capacité à gérer leurs recettes comme leurs dépenses sans provoquer ni catastrophe économique ni révolution politique. En maintenant les taux d’intérêt bas, les banques centrales contribuent pour l’instant à ré­duire ce risque. Elles ne le font pas disparaître pour autant.

Ne pas avoir investi plus a été une des grandes erreurs de la politique budgétaire des États occidentaux.
Anton Brender

Anton BrenderChief economistCandriam

On pousse donc les gouvernements à s’endetter?

«Oui. Mais il est dommage qu’il ait fallu cette crise pour les persuader de le faire. Hier, ils se sont interdit, en Europe en particulier, d’emprunter pour améliorer la qualité de leur appareil éducatif ou celle de leur système de santé ou encore pour moderniser leurs infrastructures ou lutter contre le réchauffement climatique. Nos gouvernements ont raté une formidable occasion de faire des investissements qui au­raient élargi les capacités de développement de leurs pays, et donc aussi à terme leurs recettes budgétaires.

Ne pas avoir investi plus a été une des grandes erreurs de la politique budgétaire des États occidentaux. Depuis 10 ans, beaucoup ont même fortement réduit leur effort d’investissement. L’Espagne vient de connaître une crise catastrophique parce que son système de santé a été sous-financé depuis la crise de 2008. Les économies budgétaires d’hier conduisent aujourd’hui à des pertes de recettes et des hausses de dépenses dont l’effet sur l’endettement va être au total beaucoup plus élevé que les économies faites! Il en ira de même demain, au niveau de la planète cette fois, si l’on ne fait rien pour limiter le réchauffement climatique. Les catastrophes naturelles qui menacent coûteront très cher aux budgets des États. S’astreindre à limiter l’endettement public sans se demander quels coûts cela aura demain, c’est faire preuve d’une dangereuse myopie!

Un peu partout en Europe, les citoyens demandent justement à leurs gouvernants de mettre en place des mesures de relance qui soient «durables». Qui permettent notamment de mieux lutter contre le réchauffement climatique. C’est envisageable malgré la gravité de la crise que l’on observe?

«Oui, bien sûr. Je viens de critiquer la politique passée de nos gou­vernements, mais le plan ‘Next Generation EU’ que la Commission vient de proposer est un exemple de ce qui devrait se faire au niveau de la planète. Il part du principe que l’épargne massivement disponible ouvre des possibilités d’investissement. Le problème est de con­struire les canaux permettant de mobiliser cette épargne pour lui permettre de financer des projets d’avenir. C’est ce que la Commission tente de faire en mettant en place la «tuyauterie» financière nécessaire pour drainer, collectivement, cette épargne et l’allouer là où elle sera utile, sous forme de prêts, mais aussi, pour les deux tiers, de dons. Cela devrait permettre à des États vulnérables, comme l’Italie, de s’endetter un peu moins. Ce plan, s’il est accepté, permettra à l’Europe d’être en meilleur état dans 10 ans, lorsqu’il faudra commencer à rembourser – ou sans doute seulement renouveler – les emprunts faits. Des taxes nouvelles seront entre-temps créées pour faire face à cette charge commune. Une partie des investissements qui seront faits contribueront bien entendu à la lutte contre le réchauffement climatique.

L’enjeu pour l’Union européenne est maintenant d’un autre ordre: elle doit montrer jusqu’où elle est prête à avancer en matière de solidarité pour continuer d’exister.
Anton Brender

Anton BrenderChief economistCandriam

Dans le cadre de ce plan de relance européenne, comprenez-vous les réticences des États du nord de l’Europe à ne pas vouloir de dette commune européenne?

«On peut les comprendre. Leurs dirigeants et souvent aussi leurs populations ont le sentiment que les Italiens, par exemple, n’ont pas fait d’effort pour réduire leur dette publique alors qu’eux l’ont fait. Ils ne comprennent pas pourquoi ils devraient se porter garants d’emprunts que l’Europe va faire pour éviter que l’endettement de l’État italien n’explose. Mais l’enjeu pour l’Union européenne est maintenant d’un autre ordre: elle doit montrer jusqu’où elle est prête à avancer en matière de solidarité pour continuer d’exister. L’attitude de l’Allemagne a été significative. Personne dans le parti d’Angela Merkel ne s’est opposé au projet qu’elle a présenté avec le président Macron. La CDU, pourtant longtemps réticente à avancer dans cette direction, s’est vite convaincue que si l’Allemagne n’acceptait pas de faire preuve d’un surcroît de solidarité envers les pays les plus fragiles, c’est l’ensemble de la construction européenne qui était menacée. Je pense que les pays du Nord finiront par comprendre qu’il est dans leur intérêt de faire de même. Pour atténuer leur résistance, il a d’ailleurs été prévu qu’aucune aide ne viendra financer directement les budgets des États: tout ira au financement de projets d’investissement.

La question qui inquiète désormais les citoyens européens est de savoir qui, au final, paiera la note de toutes ces aides. Faut-il s’attendre à de nouveaux impôts?

«Il n’y aura pas forcément de note à payer. Tout va dépendre du rythme auquel nos économies vont revenir au plein emploi. Tant qu’aucune pression inflationniste ne se manifeste, la BCE gardera ses taux bas. Dans ce contexte, augmenter les impôts n’est pas une nécessité. On pourrait le faire de manière ciblée, en visant ceux qui ne dépensent pas une partie importante de leurs revenus – les plus riches donc – pourvu que cela ne freine pas l’activité. Pour l’instant, l’objectif doit rester de la stimuler, pour réduire le chômage et retrouver une trajectoire de croissance soutenue. Les choses seront différentes lorsque nos économies seront revenues au plein emploi. Les taux d’intérêt monteront et le temps sera venu pour les États de contribuer à freiner la demande, éventuellement par des hausses d’impôts. Mais on en est loin! Tant que l’endettement ne coûte rien, on n’a pas de raison de le réduire.»