Face aux intérêts américains et chinois, les Européens sont «des enfants de chœur» qui refusent de mieux défendre leurs intérêts malgré leurs compétences et leurs technologies, explique Luc Bretones. (Photo: Luc Bretones)

Face aux intérêts américains et chinois, les Européens sont «des enfants de chœur» qui refusent de mieux défendre leurs intérêts malgré leurs compétences et leurs technologies, explique Luc Bretones. (Photo: Luc Bretones)

Ex-vice-président responsable de l’innovation chez Orange et partner de Mandarina Group, Luc Bretones défend une sorte de «préférence européenne» pour les marchés publics. Mardi, au Luxembourg Internet Days, il parlera cloud, Gaia-X et souveraineté. Avant-goût musclé.

Il interviendra dès lundi matin aux . Quasiment dans la foulée du Premier ministre, (DP), et de la Commissaire européenne à l’innovation, Mariya Gabriel. Le Français Luc Bretones, qui a longtemps présidé aux destinées de l’innovation chez Orange, parle du cloud depuis longtemps. Pour dire que les Européens devraient montrer les muscles.

Homme de réseau pour  (un collectif d’entrepreneurs européens qui ont signé une charte dans laquelle ils s’engagent dans les trois ans à orienter 50% de leurs investissements IT dans des acteurs innovants européens),  (un groupe d’acteur du numérique français, dont 600 éditeurs de logiciels et de solutions numériques) et l’ (une communauté d’alumni des grandes écoles), le partner de Mandarina Group, occupé avec les nouveaux modèles de management, ne tarde pas à mettre les pieds dans le plat, là où tant d’autres jurent que Gaia-X est la clé de l’avenir du cloud européen.

Entre le plan d’investissement dans le cloud de près de deux milliards présenté par le président français Emmanuel Macron et l’initiative très positivement accueillie de SecNumCloud, la France semble avoir pris des options intéressantes, non?

Luc Bretones. - «L’élection présidentielle va arriver très vite en France, ce qui explique que la question de la souveraineté numérique se pose à nouveau… La semaine dernière, le gouvernement a annoncé débloquer 1,8 milliard d’euros, dont un peu plus de 1,1 milliard d’euros d’argent public, 660 millions d’euros de l’État français et 440 millions d’euros de l’Union européenne, le reste venant d’investissements privés. L’objectif est de renforcer la souveraineté industrielle numérique, avec un standard qui est promu par la France, le , qui certifie des solutions assurant la protection des données à l’égard des réglementations étrangères extraterritoriales, dont évidemment le Cloud Act. L’objectif est de protéger les données des citoyens, des entreprises et des institutions, avec des plateformes certifiées, à minima sur l’infrastructure. On sent bien qu’il y a un intérêt conjoncturel, mais il y a beaucoup de choses à faire pour aller plus loin que ce qui a été présenté.

OVH a été un des premiers en France à être certifié. Il a aussitôt lancé une marketplace avec des acteurs européens, dont huit applications, comme Saas Jamespot, Talkspirit, Whaller, Linagora, Netframe, Exo.

Là où le bât blesse est qu’il peut arriver que les Gafam, avec l’aide d’acteurs français, comme Orange-Cap Gemini avec Microsoft ou Thales avec Google, puissent, dans des conditions très particulières, proposer des solutions dites de confiance. La question que je pose est ce qui se passe le jour où Google décide de ne pas mettre à jour sa solution, ou quand X ou Y met des solutions qui sont difficiles à monitorer de manière parfaite et continue. Comment s’assure-t-on de l’indépendance, même si Thales se fâche avec Google ou Orange avec Microsoft? Rien n’est moins sûr. En tout cas, moi, je n’y crois pas. Cette souveraineté hybride pose question. Elle n’est pas très réaliste. La dépendance vis-à-vis d’un acteur extracommunautaire comme Google ou Microsoft persistera de manière forte. Cette dépendance peut, au moment venu, se transformer en pression des Américains ou des Chinois.

Dans les différentes instances où vous militez en faveur des acteurs innovants européens, que revendiquez-vous exactement?

«Nous proposons d’abord que les politiques européens puissent adapter la loi pour permettre de flécher 50% des investissements publics – publics parce que ce sont nos impôts – vers les acteurs innovants de la tech européenne.

Notre quatrième revendication principale est de pouvoir établir des standards européens volontaristes, notamment sur l’internet des objets ou le futur cadre de l’internet, sur la mobilité, des standards qui soient favorables aux acteurs européens et aux intérêts européens.

Luc BretonespartnerMandarina Group

Nous réclamons depuis longtemps un Small Business Act européen, qui fonctionne très bien aux États-Unis et qui fait l’objet d’une réglementation différente en Asie, notamment en Chine. Ça manque à l’Europe pour faire émerger de manière volontariste des champions européens du numérique.

Troisièmement, nous proposons que l’Europe puisse se doter d’un mécanisme qui permette de bloquer si nécessaire les tentatives de rachat extracommunautaires de fleurons de l’innovation européenne, le principe d’opérateur d’importance vitale dans le numérique, comme on conçoit bien qu’un fabricant de moteurs d’avion de combat européen ne puisse pas être acquis par des Chinois. Nous avons des acteurs dans le secteur de l’intelligence artificielle, de la robotique, de certaines deeptech que l’Europe doit protéger.

Notre quatrième revendication principale est de pouvoir établir des standards européens volontaristes, notamment sur l’internet des objets ou le futur cadre de l’internet, sur la mobilité, des standards qui soient favorables aux acteurs européens et aux intérêts européens. On sait très bien qu’entre internet géré par les Chinois de manière ultra-surveillée et internet où les Américains excluent ceux dont ils ne veulent pas, il y a une voie européenne qui permet notamment d’assurer une gouvernance décentralisée pour s’assurer que tous les pouvoirs ne sont pas concentrés entre les mains d’un petit nombre.

Le plan de programme Industrie 4,0 que le commissaire européen Sigmar Gabriel a présenté était inspirant, et on peut s’appuyer dessus pour définir des standards européens qui assoient la souveraineté européenne et l’émancipation d’acteurs locaux. On a un problème européen sur l’industrie.

Ça traîne, non? Qui doit accélérer? Et comment positionnez-vous l’initiative Gaia-X dans tout ça?

«Les batailles ne sont jamais perdues, mais il faut entrer dans le vif du sujet. Les meilleures initiatives vont venir du privé. Quand l’État français s’est mêlé de vouloir créer des clouds souverains de façon autocratique, du haut vers le bas, ça a été un fiasco total. C’est toujours le cas quand l’État se mêle d’économie. Il faut laisser les acteurs gérer le marché, ils savent le faire mieux que quiconque, ils y ont un intérêt particulier, celui d’assurer leur survie et leur développement. Définir des règles du jeu qui permettent de la symétrie et la promotion des acteurs continentaux, ça, c’est du registre du politique. Des règles comme la certification SecNumCloud généralisée à l’Europe, ce serait fantastique: cela permettrait de bien encadrer ce que l’on entend par souveraineté, de protéger les données et de faire monter en puissance des acteurs locaux sur des standards, encore une fois, européens.

L’exemple de SecNumCloud rejoint par d’autres pays, on doit s’en emparer en Europe. GaiaX vient plutôt mettre du lien entre les acteurs du cloud européen et assurer une interopérabilité. Ça me semble à la fois positif et ne pas entrer dans l’ingérence des acteurs privés, qui serait une catastrophe. Gaia-X ne peut pas faire de mal.

Les mauvaises langues affirment que c’est peine perdue, qu’on ne peut plus se passer raisonnablement des solutions américaines ou chinoises…

«La plupart des gens qui répandent qu’on est très loin des Américains et qu’on est incapables de s’en passer continuent à alimenter une légende urbaine. Oui, les acteurs européens en sont très loin, ce serait de la folie de ne pas le reconnaître, mais le marché, à plus de 99%, n’a pas besoin du niveau américain ou chinois pour fonctionner. La grande majorité des business peut très bien tourner sur des fournisseurs européens pour la quasi-totalité des acteurs européens. Vous avez un rapport qualité-prix très supérieur.

Il y a une certaine forme de mouvement grégaire des clients. Ils disent: ‘Tout le monde utilise AWS, Google ou Azur, donc je fais pareil’. Ce mouvement n’est pas très réfléchi ni courageux. Pourquoi iraient-ils s’enquiquiner à chercher des solutions européennes? En réalité, ces solutions existent, sont de qualité, sont souvent moins chères que les solutions américaines, si l’on s’en réfère au TCO (le coût global d’un service au long de son cycle de vie, ndlr).

Les Américains assèchent la mare en baissant les prix et donnent leur solution à coût marginal. Vous commencez à utiliser leur messagerie gratuitement, puis vous pouvez déposer vos photos gratuitement, puis vous avez un espace de stockage… Je tue tous les concurrents.

Luc BretonespartnerMandarina Group

Une fois que vous êtes chez ces acteurs, il y a un phénomène de locking, de non-réversibilité des données, ce qui fait que même quand vous avez le sentiment de pouvoir sortir, vous ne pouvez pas. Vous êtes piégés durablement et les hausses de prix s’imposent à vous de manière autoritaire. Microsoft a fait de cette politique de prix une culture maison insupportable et , le réseau des grandes entreprises et administrations publiques. Oracle est connu comme un très mauvais acteur dans ce domaine parce qu’il change sa politique tarifaire de manière autoritaire et ainsi de suite.

Il y a une démarche pas très responsable de décideurs informatiques et de dirigeants qui font comme tout le monde, qui sont infusés à la légende urbaine que vous reprenez. C’est vraiment une absurdité! C’est peut-être le cas pour une petite minorité d’acteurs très précis, comme ceux qui font du calcul à haute performance ou qui manipulent des volumes de données tout à fait considérables. Et encore, je demande à voir!

Qu’est-ce qui manque aux Européens pour s’imposer davantage ou plus souvent?

«La façon dont les Américains et les Chinois abordent un marché est très connue. Le marché est une mare remplie de poissons, les concurrents étant les poissons. Les Américains assèchent la mare en baissant les prix et donnent leur solution à coût marginal. Vous commencez à utiliser leur messagerie gratuitement, puis vous pouvez déposer vos photos gratuitement, puis vous avez un espace de stockage… Je tue tous les concurrents.

Ils peuvent se le permettre parce qu’ils ont un marché intérieur de 350 millions d’utilisateurs et d’entreprises sur lequel ils ont déjà fait leur fortune. Une fois que tout le monde est mort et que l’oligopole s’est installé auprès de toutes les entreprises européennes, ce qui est le cas de Microsoft, de Google et de tous les autres, ils augmentent les prix.

Prenez l’exemple de Teams qui est très intéressant. Teams représentait des peanuts de parts de marché il y a quelques mois. Personne n’utilisait Teams et personne ne connaissait Teams. Microsoft était chez tous les clients par leur team Office ou leur team System. Ils ont déployé du jour au lendemain un icône sur le bureau de leurs clients avec leur application et ils ont expliqué qu’il y avait de la gratuité jusqu’à un certain nombre d’utilisateurs. Ils ont commencé à utiliser Teams et ensuite, Microsoft a déployé le modèle payant. Ils sont arrivés à un quasi-monopole de la visio avec Zoom sauf que Teams fait le lien avec toutes les autres briques de Microsoft de manière anticoncurrentielle et très agressive. .

Cet exemple résume parfaitement la stratégie ultra-efficace contre laquelle l’Europe n’a rien su faire sauf des amendes ridicules de quelques milliards face à des mastodontes dont les cours de bourse ont augmenté dès qu’ils ont connu l’amende parce que c’était une bonne nouvelle. Cela aurait dû être réglé comme de l’antitrust et aboutir à du démantèlement.

Les règles que nous suivons en Europe sont favorables à la compétition de géants qui ont déjà fait leur richesse sur le marché intérieur et qui sont en train de se servir en Europe.

Luc BretonespartnerMandarina Group

On est sur un marché numérique européen qui est le seul continent à ne pas avoir créé de géant du numérique en vingt ans! C’est scandaleux! C’est une capitulation totale! Si on veut demain qu’il y ait de la diversité en Europe, si on veut recréer de l’emploi en Europe, sachant que la valeur est massivement créée par l’industrie numérique et plus par les banques ou par les conglomérats industriels et sans vouloir modifier la donne actuelle, on se retrouvera dans un cul-de-sac mortel. Il faut se sortir de ce cul-de-sac et établir des standards pour voir émerger des licornes.

Cédric O, le ministre français du numérique, à raison de se féliciter du fait que l’Europe se rapproche du rythme des naissances des licornes américaines. Ce que nous devons assurer désormais, c’est le passage des licornes à titans, seuls capables de challenger les Gafam. Pour passer de l’un à l’autre, nous devons avoir des règles différentes de ce que nous avons aujourd’hui en Europe. Aujourd’hui, elles sont laxistes. Elles sont favorables à la compétition de géants qui ont déjà fait leur richesse sur le marché intérieur et qui sont en train de se servir en Europe. Quand vous êtes à l’abri de vos coûts marginaux, vous n’avez pas de concurrence.

Nos acteurs savent vendre comme les Américains et les Chinois. Je trouve cela dingue d’entendre de la part de politiques européens que le code des marchés publics nous interdit de flécher les investissements publics – des impôts – vers des acteurs innovants européens. Évidemment que les États-Unis font ça depuis 30 ans et que les Chinois font cela depuis toujours.

En Europe, nous sommes des enfants de chœur. Des naïfs. Nous sommes sur un champ de bataille. Le numérique est une bataille géopolitique majeure. La Chine est prête à envahir Taïwan… pour les semi-conducteurs. L’Europe est d’une naïveté totale.»

Cette interview est issue de la newsletter hebdomadaire Paperjam Trendin’, à laquelle vous pouvez vous abonner .