Le ministre des Finances Pierre Gramegna était singulièrement énervé lors du briefing. (Photo: gouvernement.lu)

Le ministre des Finances Pierre Gramegna était singulièrement énervé lors du briefing. (Photo: gouvernement.lu)

LuxLeaks, du nom de l’affaire qui a fait l’étalage public des plus de 500 accords fiscaux, en principe confidentiels, entre des de multinationales et l’Administration des contributions directes, met en difficulté le gouvernement Bettel et particulièrement le ministre des Finances Pierre Gramegna, accusé de ne pas avoir pris toute la mesure de l’affaire alors que ses services avaient été avertis de son imminence par le consortium de journalistes d’investigation ICIJ dès le 14 octobre.

Dans une lettre qui circule dans toutes les rédactions, Marina Walker Guevara, la directrice adjointe de l’organisation basée à Washington indique qu’ICIJ s’apprête à publier, de concert avec une trentaine de partenaires médias, une enquête de neuf mois sur l’évitement fiscal des multinationales au Luxembourg. S’ensuivent une série de questions très précises sur, entre autres, la capacité de travail de l’ancien préposé du bureau 6 imposition des sociétés de l’Administration des contributions directes, Marius Kohl et une demande d’explication entre la différence du taux d’imposition «normal» sur le revenu des sociétés de 29% et le taux effectif de 0,25% payé par des entreprises après avoir obtenu un ruling par le bureau 6.

Autant d’éléments qui auraient dû donner la «puce à l’oreille» aux fonctionnaires du ministère des Finances et au ministre lui-même et permettre au Luxembourg de mieux se préparer au passage du «tsunami » qui a commencé à déferler dans la soirée du 5 novembre. C’est sur ce fond de polémique que l’opposition CSV se déchaîne. Le Premier ministre Xavier Bettel a quant à lui appelé l’opposition à l’union sacrée et à la paix des braves, lors du briefing du 14 novembre, dans le but de conserver au Luxembourg son attractivité. Dans le même temps, des questions apparaissent tant au niveau du CSV que du côté de PwC quant à la date à laquelle chacun a eu connaissance de l’attaque préparée par les journalistes.

Piqure de rappel de Sahra Wagenknecht

LuxLeaks trouve en effet son origine dans un vol dont a été victime la firme PwC en 2010 par un de ses ex-employés. Selon les déclarations de ses dirigeants, elle en aurait eu connaissance seulement au printemps 2012, lors d’un reportage de France 2 qui évoquait déjà la présence de milliers de pages de documents entre l’ACD et PwC, ce qui selon nos calculs portait sur plus d’un millier de rulings. L’émission Cash Investigation, à laquelle l’ancien ministre Luc Frieden fut invité (et piégé), n’avait montré qu’une quantité très limitée de ces accords fiscaux. À l’époque, des fiscalistes avaient fait des arrêts sur image pour identifier des indices sur les firmes concernées, donnant ainsi l’impression d’être dans l’ignorance de l’étendue du butin qui avait été dérobé deux ans plus tôt.

Passée l’humiliation publique du ministre des Finances Luc Frieden, les discours lénifiants des fiscalistes et rassurants de la classe politique et la promesse de la mise en place d’une «commission d’enquête» informelle au niveau du gouvernement sur les rulings et les activités du bureau 6 – ce que la députée allemande Sahra Wagenknecht a d’ailleurs rappelé au ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn lors d’un talk show à la télévision allemande la semaine dernière –, l’émotion retomba et on oublia presque qu’un millier d’accords fiscaux se baladait dans la nature et pouvait revenir à tout moment comme un boomerang.

L’histoire vue de l’intérieur de LuxLeaks, qui a été l’électrochoc médiatique le plus brutal qu’a connu la place financière, reste donc à écrire et des explications supplémentaires s’imposent, notamment de la part des anciens dirigeants politiques qui en portent tout autant la responsabilité que l’actuel gouvernement.

Dans la séance d’explications, (la deuxième en une semaine), vendredi 14 novembre devant les membres de la commission des finances et du budget (Cofibu) et passé son coup de sang du briefing trois heures plus tôt où il avait invectivé une journaliste dont il trouvait les questions «inamicales», Pierre Gramegna a retracé la chronologie de l’affaire LuxLeaks.

Une lettre d’ICIJ à Juncker laissée sans réponse

Il se souvient avoir appris «le 30 ou 31 octobre de sources concordantes» l’imminence de la publication d’une enquête journalistique sur le Luxembourg et d’en avoir informé le Premier ministre Xavier Bettel. Le ministre des Finances a indiqué n’avoir eu consciente de «l’ampleur de l’attaque» que lors de la publication du premier article dans la presse australienne, le 5 novembre au soir.

Les leaders du CSV ont renouvelé vendredi soir leurs reproches au ministre de ne pas avoir pris suffisamment au sérieux le courrier qui lui avait été adressé par l’ICIJ, le consortium international de journalistes d’investigation, en date du 14 octobre. «Vous auriez dû vous douter que ce serait du solide», lui a lancé Laurent Mosar, déclaration reprise dans le compte rendu de la Chambre des députés à la suite de la commission des finances.

Le communiqué ne dit pas, en revanche, que des députés du DP ont rapidement renvoyé la balle dans le camp du CSV en affirmant que l’un de leurs membres à la commission des finances et du budget, en l’occurrence Jean-Claude Jucker (il a démissionné de la Chambre des députés avec effet au 1er novembre, lorsqu’il a pris ses fonctions à la tête de la Commission européenne), avait reçu du consortium des journalistes et à la même date que Pierre Gramegna, une demande identique ainsi que plusieurs relances lui demandant de s’expliquer sur les rulings pendant son mandat de chef de gouvernement. Le service de presse de Juncker n’a pas donné suite aux sollicitations d’ICIJ.

Dans un échange de courriel dont Paperjam.lu a eu connaissance, Marina Walker Guevara, écrit que le consortium n’a pas seulement demandé à Juncker de prendre position, elle l’en a «prié» et a eu de multiples contacts par lettres et e-mail de longue date avec son service de presse, sans que l’intéressé y ait jamais répondu.

«Juncker, qui faisait encore partie de la Cofibu, avait eu une information identique à celle de Gramegna et il n’a pas donné l’alerte ni informé ni sa fraction, ni les députés ni le gouvernement de l’affaire», raconte un député qui était présent vendredi.

Juncker, Frieden et Mouget «invités» le 5 décembre

Dans les couloirs de la Chambre des députés, on apprenait également que la lettre d’ICIJ du 14 octobre circulait peu après sa réception sur la place financière et qu’un ancien fonctionnaire de la rue de la Congrégation, passé dans le secteur privé, en avait eu connaissance avant la révélation de LuxLeaks, ce qui fait subodorer une fuite au niveau du ministère des Finances. 

Une troisième réunion de la Cofibu, programmée pour le 5 décembre prochain, devrait permettre d’éclaircir les zones d’ombres, de démêler la chaîne des responsabilités et d’établir une chronologie plus précise des évènements. L’ancien ministre des Finances Luc Frieden y sera invité ainsi que Jean-Claude Juncker, qui a reconnu sa responsabilité politique dans les rulings et le fonctionnement du bureau 6 de l’ACD.

Les deux anciens dirigeants ont la possibilité de décliner l’invitation et ainsi se défausser. Il n’est pas exclu non plus que Didier Mouget, le managing partner de PwC, soit également invité à s’expliquer devant les députés. Pierre Gramegna lui avait déjà demandé de le faire quelques jours avant et après le passage du tsunami LuxLeaks.