À la tête de la société familiale, Antoine Clasen tente de trouver le bon équilibre entre tradition et méthodes de vente les plus avancées. (Photo: Andrés Lejona / Maison Moderne)

À la tête de la société familiale, Antoine Clasen tente de trouver le bon équilibre entre tradition et méthodes de vente les plus avancées. (Photo: Andrés Lejona / Maison Moderne)

L’été prochain, les Caves Bernard-Massard fêteront leurs 100 ans d’existence. Une longue tradition qu’Antoine Clasen, directeur général à 38 ans, compte bien faire perdurer dans la lignée de son père Hubert, toujours président. Tout en continuant à y apporter une touche de modernisme.

La période des fêtes de fin d’année n’est pas très loin derrière nous. On imagine que c’est un moment important de votre exercice. Avez-vous déjà une idée des tendances?

. – «Les trois derniers mois de l’année représentent, en effet, 30% de notre chiffre d’affaires annuel. Ici, octobre a été moyen, novembre plutôt mauvais, et décembre bien meilleur puisque l’on affiche +15%. Ce qui s’explique en partie par nos nombreuses exportations. Mais en tout, sur ce trimestre, on affiche une baisse de 5% par rapport à 2019. On a donc plutôt bien bossé compte tenu des circonstances. Et limité un peu la casse.

Et sur l’année complète?

«On est à -8%. Vous m’auriez dit ça au début de la crise, je ne vous aurais pas cru… Ce n’était pas vraiment le premier scénario qu’on envisageait. On voyait déjà notre chiffre ­d’affaires s’écrouler, alors qu’on a des frais fixes assez élevés… Au final, on se situe en meilleure situation que le scénario le plus optimiste qu’on imaginait. Néanmoins, quand je reviens un an en arrière, je me souviens d’une année 2020 qui se profilait dans une douce euphorie, avec tous les signaux au vert, des prévisions très bonnes au niveau des ­marchés étrangers, un exercice s’annonçant excellent en matière de restauration…

Et le reste du secteur viticole?

«Il se dit qu’à l’image de votre société, il a globalement moins souffert qu’on pouvait le craindre… C’est assez disparate à mon sens. Cela dépend beaucoup de la segmentation des clients des vignerons. Nous sommes assez diversifiés dans nos canaux de distribution. 50% de notre volume de production part à l’export. Le ­marché luxembourgeois représente l’autre moitié: un tiers au niveau de la grande distribution, un autre concerne les particuliers, et le dernier la restauration. Du coup, quand un secteur spécifique souffre, on le sent, mais sans que cela mette notre survie en péril. Notre diversification nous a sauvés cette année! Par contre, ceux dont le business model est de ne ­travailler qu’avec la restauration ont forcément ­souffert… Pour vous donner une idée, chez nous, l’horeca, c’est -40% en 2020! Heureusement, au Luxembourg, il y a un lien assez direct entre le vigneron et le consommateur. Cela a pu aider à trouver d’autres débouchés. Mais au début de la crise sanitaire, c’était catastrophique. On parlait de -40%, -60%! Il y a quatre ou cinq grands événements (des foires, salons…) et des «moments» de l’année (les mariages, les fêtes d’entreprises…) qui n’ont pas pu avoir lieu et qui ne se rattrapent jamais sur le plan financier. En cumulé, cela représente beaucoup de bouteilles non vendues…

On a explosé les ventes aux particuliers sur le deuxième mois de confinement.
Antoine Clasen

Antoine ClasenDirecteur généralCaves Bernard-Massard

Vous avez senti des changements dans les habitudes de consommation du public?

«Globalement, les gens boivent moins qu’avant. Sur la dernière décennie, la consommation d’alcool a baissé d’environ 20% au Luxembourg. Je vois plutôt ça d’un bon œil. Nous sommes pour une consommation modérée. Notre clientèle est plutôt tournée vers le qualitatif: buvons moins, mais buvons mieux. Et c’est en ce sens que la situation a évolué ces derniers mois. Beaucoup ont, semble-t-il, eu le temps d’aller faire un tour dans leur cave, d’en faire l’inventaire… et de décider de la compléter. J’ai ressenti une sorte de solidarité de la part d’un public qui a dû se dire que notre secteur était en souffrance. On a ainsi explosé les ventes aux particuliers sur le deuxième mois de confinement. Et tout en faisant du bien autour d’eux, les gens se sont fait plaisir. Ainsi, en avril, on était à +8% au niveau du chiffre d’affaires, mais à -20% en termes de volumes. Les prix n’ayant pas vraiment évolué, on a donc vendu des bouteilles de catégories supérieures en 2020 par rapport à 2019. Et cela s’est confirmé sur la suite de l’année.

Notre positionnement, que je qualifierais d’un peu «bâtard», nous a aussi aidés. Nous ne sommes pas situés dans le très haut de gamme. Ni dans le bas de gamme. On se range dans le «haut du milieu de gamme». Et du coup, on se situe dans ce segment où les gens se disent qu’ils peuvent se faire plaisir en prenant une bouteille peut-être un peu supérieure sans se ruiner. Et c’est ce qu’ils ont fait.

Qu’est-ce qui a le mieux marché sur ces douze derniers mois?

«La majorité de notre production, ce sont les ‘bulles’, les vins effervescents. Et à ce niveau-là, on a moins souffert qu’on le pensait. ­Beaucoup de gens en ont apparemment acheté, même s’ils n’étaient que deux à la maison. Ce qui a moins bien fonctionné, par contre, ce sont nos vins «tranquilles» luxembourgeois, non effer­vescents donc. Parce qu’on en livre ­énor­mé­ment au niveau de la restauration et que nous ne sommes pas parvenus à rattraper ça ailleurs. Ensuite, il reste notre autre métier, celui d’importateur de vins étrangers. Nous représentons 300 domaines, notamment via notre autre société, Europe-Vins. Dont des maisons étrangères très prestigieuses. Et dans ce secteur-là, nous avons progressé malgré la crise.

Cet été, vous fêterez vos 100 ans d’existence. Réussir à marier cette tradition avec la modernité doit être crucial dans un monde comme celui des «bulles»?

«Voilà tout notre challenge! Cette continuité sur un siècle, elle est là, et nous en sommes fiers. Le tout est de parvenir en même temps à rester au goût du jour. C’est une question quotidienne quand on a une cible aussi large que la nôtre. Un vrai work in progress auquel je m’attelle depuis 10 ans. Et c’est typiquement ce à quoi nous avons été confrontés sur notre plus grand marché étranger, la Belgique, où nous avions une image de la boisson bue par la grand-mère.

Comment avez-vous changé cette image vieillissante?

On a fait appel à une agence pour une campagne de relooking. Et nous avons beaucoup communiqué, notamment sur des réseaux sociaux qui n’étaient pas alors aussi ­développés qu’aujourd’hui. Plus concrètement, nous avons sollicité une agence anglaise afin de faire ­évoluer nos étiquettes. Lors du briefing, nous avions émis le souhait de garder nos bases, de manière à être reconnus, tout en voulant davantage de modernité. En somme, ce que tout le monde demande mais que personne n’obtient vraiment [sourire]. Nos codes étaient ultra-traditionnels. C’était ceux du champagne: de l’or, des arabesques, etc. On avait en tête quelque chose de plus sobre, plus minimaliste. Quand on nous a présenté les étiquettes, on s’est dit: c’est révolutionnaire! Les clients, eux, l’ont à peine remarqué [rires]. Enfin, au Luxembourg. Parce que sur deux de nos marchés étrangers principaux, le Canada et la Finlande, nous avons fait respectivement +20% et -20%!

Ce qui nous a poussés à réaliser une étude pour voir les raisons de ce recul en Scandinavie. Et il est apparu que les Finlandais préféraient un côté un peu plus ‘chic’. Cela nous a fait peur. Notre importateur en est même venu alors à nous demander de revenir aux anciennes étiquettes, mais nous avons tenu bon. Et aujourd’hui, tout est revenu à la normale.

Et en matière de communication?

«Cela a fort changé. Quelques personnes d’un certain âge me disent parfois qu’on ne nous voit pas assez. C’est juste qu’on travaille aujourd’hui différemment. En étant plus sur le digital et moins dans les médias traditionnels. Même si nous fêtons nos 100 ans, nous avons toujours essayé d’être au goût du jour au niveau des nouvelles technologies. À côté de cela, notre style a changé aussi. Jusqu’à la fin des années 2000, nous restions dans des codes très traditionnels en matière de publicité: un couple qui s’aime, notre nom dans un coin… On ne voyait même pas la bouteille. C’était la tendance à l’époque.

Aujourd’hui, si le mood est resté, le focus est davantage porté sur le produit. Sur sa modernité. La forme de certaines bouteilles a changé également. Nous avons aussi arrêté de mettre en place des campagnes nationales propres à chaque pays pour nous recentrer sur une version commune à tous. On finissait par partir dans tous les sens pour essayer de coller au public cible.

Voici cinq ans, le digital représentait 15% de mon budget marketing. Aujourd’hui, on est monté à 65%!
Antoine Clasen

Antoine Clasendirecteur généralCaves Bernard-Massard

L’évolution, ces dernières années, dans le digital est-elle aussi importante que l’on peut l’imaginer?

«Voici cinq ans, cela représentait 15% de mon budget marketing. Aujourd’hui, on est monté à 65%! Au départ, je m’occupais moi-même des réseaux sociaux. Désormais, je passe par une agence qui ne fait que ça. C’était trop chronophage. Je répondais moi-même à tous les messages… Nous sommes actifs sur ­Facebook, Youtube ou Instagram, où il est davantage possible de transmettre aux jeunes l’ambiance que nous souhaitons véhiculer.

Avant, nous nous occupions beaucoup de notre image, nous organisions des concours… mais cette année, nous avons ‘switché’ à Luxembourg, en pensant que le public nous connaissait désormais. Nous avons décidé de mettre ­l’accent sur la vente. Ce qui nous ramène à un canal de distribution dans lequel nous avions pas mal investi sans parvenir jusqu’ici à décoller: la vente sur internet. Mais aujour­d’hui, cela marche très bien!

Qu’est-ce que cela représente chez vous?

«3%. Cela reste marginal, mais en 2019, nous étions à 0,001%. Donc, c’est une augmentation qui est tout sauf négligeable. Nous avons consenti à faire beaucoup d’efforts, et de mars à décembre 2020, 500 nouveaux clients nous ont rejoints par ce canal. À notre échelle d’entreprise que je considère toujours comme familiale, avec 85 salariés, c’est assez incroyable! J’ai le sentiment que certains, au Luxembourg, ne se rendent pas encore bien compte des incroyables atouts de ce canal lié à internet. Et surtout du changement de mentalité opéré par la population. Depuis quatre ou cinq ans, il y a une réelle acceptation à acheter sur le net. Même chez d’anciens grands récalcitrants.

Quand on est une société viticole luxembourgeoise, on peut rêver voir grand à l’exportation, ou bien on est vite ramené à la petitesse de notre territoire et de ses vignes?

«C’est une excellente question, qui occupe d’ailleurs souvent mon esprit. La plupart des producteurs chez nous vendent tout leur stock sur le marché domestique. L’exportation, c’est l’exception. Parce que vendre du vin luxembourgeois à l’étranger, c’est très dur. Notre pays ne dit rien aux gens, sauf peut-être en matière de finance. Cependant, chez Bernard-­Massard, l’export est un point crucial. Cela fait partie de notre stratégie d’entreprise, et ce, depuis notre création voici un siècle.

Nos fondateurs avaient cette vision que le Luxembourg était trop petit, qu’il fallait s’ouvrir. Ils sortaient du Zollverein (l’union douanière et commerciale entre États allemands auquel appartenait le Luxembourg jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, ndlr) et l’Union économique belgo-luxembourgeoise venait de se créer. Et pour s’ouvrir au marché belge, ils ont fait appel à des actionnaires de ce même pays, dont, par exemple, le grand-père de l’écrivaine Amélie Nothomb. Une famille importante dans le sud du Luxembourg belge. Désormais, c’est son cousin qui a repris les parts. Longtemps, la Belgique est restée notre seul marché d’export. Et aujourd’hui, il figure toujours au sommet dans la liste de nos exportations.

Vous vous êtes ouverts, dans la deuxième moitié des années 1990, à d’autres marchés. Comment cela s’est-il passé?

«Dans les années 1980 et 1990, mon père a considéré qu’il fallait se diversifier. Ou au moins tenter de le faire. Nous essayons d’avoir une stratégie de développement, mais il faut être réaliste, on dépend souvent de concours de circonstances. Il faut tomber sur les bonnes personnes, celles qui croient en nous. Comme je le disais, on ne peut pas vraiment compter sur le fait d’être luxembourgeois pour se faire connaître. On essaie donc plutôt d’instaurer une marque synonyme d’une certaine qualité. Au Luxembourg, on nous connaît. On nous aime ou non, c’est généralement assez ­tranché. Nul n’est prophète en son pays, comme on dit… Hors de nos frontières, la concurrence n’est pas la même. Et nous avons, quelque part, réussi à convaincre beaucoup de gens que notre produit, comparativement à beaucoup d’autres, est d’une qualité vraiment excellente. Et ça, même en venant d’un pays qui leur est inconnu, tout comme notre ­appellation.

C’est ce qui s’est passé, en 1996, quand vous avez commencé à exporter au Canada?

«Il faut savoir que le Québec est un marché vraiment très réglementé. C’est un monopole, et seul l’État peut vendre de l’alcool aux parti­culiers. Si on a accédé à ce marché-là en 1996, c’est grâce à un concours. Les bouteilles récoltant une médaille d’or obtenaient le droit d’être distribuées. Et la Cuvée de l’Écusson, notre produit phare, l’a remportée. On s’est donc retrouvé avec 1.000 bouteilles en magasins… qui ont disparu en un clin d’œil! Un importateur s’est alors manifesté pour nous représenter sur ce territoire. L’année suivante, on est monté à 2.000 bouteilles, puis encore un an plus tard, à 4.000. Et aujourd’hui, on en écoule un demi-million là-bas! On se situe dans le top 3 des «bulles» les plus vendues au Québec en termes de chiffre d’affaires. Et tout ça grâce à un importateur qui a cru en nous et une très bonne presse. Je n’ai pas des budgets marketing comme LVMH, je ne peux pas faire une campagne de pub avec Brad Pitt.

Notre argument de vente, c’est la qualité (très constante) de nos produits. Aujourd’hui, une nouvelle opportunité arrive sur ce marché puisque notre importateur a été racheté par le n° 1 du pays. Ce qui va nous ouvrir les portes de beaucoup d’autres provinces canadiennes! C’est un marché énorme. S’ils commandent 300.000 bouteilles en plus, nous allons vite atteindre nos limites. Et la Finlande? Là aussi, il y a eu des circonstances particulières, liées à l’entrée de ce pays dans l’Union européenne en 1995. Les Finlandais, qui fonctionnent également avec un système de monopole, voulaient un vin de chaque pays de l’Union.

Nous avons démarré avec 3.000 bouteilles, et nous en sommes aujourd’hui à 250.000! Depuis 2012, nous sommes également ­présents en Russie. Là, cela a pu se faire grâce à l’ambas­sadeur du Luxembourg. C’était ­marginal au début, mais on est monté à 40.000 ­bouteilles. Et le potentiel me semble là pour nous ­permettre de monter jusqu’à 100.000.

Notre croissance doit venir de l’export. D’ailleurs, en 2020, malgré tout ce que l’on a vécu, nos exportations ont connu une hausse de 5%.
Antoine Clasen

Antoine Clasendirecteur généralCaves Bernard-Massard

Vous connaissez des croissances plutôt lentes à l’export…

«Une entreprise comme la nôtre a besoin d’une dizaine d’années pour voir les premiers fruits de son travail apparaître. Nous l’avons constaté à diverses reprises: sur un marché étranger, nous observons une évolution lente assez longue, avant de passer d’un coup à la vitesse supérieure. Cela peut être assez frustrant. Mais on est installé dans un marché mature. En termes de chiffres d’affaires, on ne fait pas des progressions fulgurantes, à du +10% chaque année par exemple. On se situe plutôt à +2%. Je sais qu’au Luxembourg, même si je réalise tous les efforts du monde, je ne doublerai pas mes chiffres. On table plutôt sur des croissances de 3% à 3,5% sur ce marché domestique. La croissance doit donc venir de l’export. D’ailleurs, en 2020, malgré tout ce que l’on a vécu, nos exportations ont connu une hausse de 5%.

Sur quels marchés souhaitez-vous vraiment émerger aujourd’hui?

«Nous sommes présents dans une trentaine de pays. L’Allemagne, les Pays-Bas, ­l’Angleterre, l’Irlande, les Seychelles, l’Estonie, le Japon, la Norvège, les États-Unis, la Lituanie, le ­Brésil… Nous commençons même à nous ouvrir à l’Afrique. Tout cela est souvent marginal, même si, mis bout à bout, ça commence à compter… Pour en venir à votre question, on voudrait percer en Russie, au Danemark, en Suède et au Japon. Des pays qui ne sont pas producteurs de vin et dont le marché est mature.

Et où en êtes-vous actuellement sur ces territoires?

«Plus avancé en Russie que dans les trois autres, où nos chiffres sont encore mineurs. Mais, comme je l’ai déjà dit précédemment, ­l’im­por­tant est toujours de trouver le bon interlocuteur, le partenaire qui nous ­comprend. Et je pense que dans ces quatre pays, nous l’avons trouvé à chaque fois. À côté de tout ça, on garde également en tête qu’il peut y avoir des conséquences de la crise que le monde connaît actuellement. On ne verra sans doute ces dernières que dans un an. Mais il est possible qu’une belle opportunité se présente à nous: reprendre un domaine, un importateur… Quand on sort d’une telle crise sans dettes et en ayant gardé un petit trésor de guerre, des opportunités, il y en a souvent.

Vous parliez des marchés étrangers. Qu’en est-il des États-Unis?

«C’est un pays que j’avais un peu mis de côté ces quatre dernières années. Son marché est assez replié sur lui-même, protectionniste, avec les taxes sur les vins européens… Mais je pense que cela va un peu se rouvrir avec le changement de présidence. Et que certains vont avoir envie de redécouvrir les vins étrangers. Il peut y avoir des opportunités. Dans mon métier, je passe quatre mois par an à l’étranger, sur nos différents marchés. Et les États-Unis feront donc partie de mes ­prochaines destinations.

Vous avez parlé de la Cuvée de l’Écusson, votre produit phare. Mais les connaisseurs au Luxembourg vantent surtout les crus de vos domaines, le Clos des Rochers et le Château de Schengen…

«Ce sont des approches totalement différentes. La Cuvée de l’Écusson, c’est notre fer de lance. Au départ, c’est une édition limitée que nous avions créée pour notre 50e anniversaire. Et aujourd’hui, c’est devenu la cuvée que l’on vend le plus. Celle qui nous a aussi permis d’être présents à l’export. Un vin qui plaît au plus grand nombre. Et sans lequel on ne pourrait pas faire tout le reste. L’Écusson nous offre une stabilité, une garantie. Celle qui nous permet de pouvoir faire des tests et des erreurs par ailleurs.

Maintenant, à côté, vous retrouvez le Clos des Rochers, notre domaine familial, et le Château de Schengen pour lesquels l’approche est beaucoup plus ‘élitiste’. Avec eux, on ne se dit pas qu’on fait du vin. On fait un très bon vin! Souvent, les gens ne comprennent pas pourquoi certains crus sont plus chers ici au Grand-Duché. C’est simplement parce que des domaines comme le Clos des Rochers mais aussi Alice Hartmann, Abi Duhr… ont la philosophie de faire du très haut de gamme. Ce qui engendre des rendements très faibles, voire microscopiques pour certaines cuvées, des investissements lourds au niveau des machines et de l’intensité en termes de vinification. Du temps de mon grand-père, on prenait une grande cuve et on mettait tout le raisin dedans. Et vous obteniez un riesling. Aujourd’hui, on en produit 12! Parce que tout est devenu parcellaire, individualisé. Nous avons une approche vraiment vigneronne.

Les bouteilles du Clos des Rochers ou du Château de Schengen ont tendance à s’arracher. Parfois, il se dit qu’elles sont parties avant même d’être produites. Pourquoi ne pas intensifier cette partie de la production?

«Le public pour ces vins est moins important que pour les ‘bulles’. Ces dernières représentent 95% de ce qu’on vend à l’export. Et puis, il y a une balance à trouver. Si je veux produire plus de ces vins, je dois le faire différemment. Chaque terroir a une certaine taille, et la parcelle d’à côté n’est pas la même. Je fais parfois l’exercice de prendre deux rieslings, un du Clos des Rochers, à Grevenmacher, où la terre est plus calcaire. L’autre de Schengen, plus au sud, où c’est davantage argileux. Je les fais déguster. Et je m’amuse de voir les réactions des gens sur les différences dans leurs verres. Et ça, alors que les traitements ont été similaires au niveau des vignes, dans la cave… C’est là qu’on voit la différence de terroirs. À mes yeux, parvenir à faire ressortir encore davantage ceux-ci, à être encore plus précis sur les vinifications et la viticulture, c’est le futur au niveau des domaines. Et ça me passionne!

On veut que nos vins aient véritablement une âme.

Le réchauffement climatique? Voici 10 ans, on vendangeait le 25 septembre. Aujourd’hui, cela se fait deux à trois semaines plus tôt!
Antoine Clasen

Antoine Clasendirecteur généralCaves Bernard-Massard

Quelles sont les influences du réchauffement climatique sur le monde du vin?

«Assez égoïstement, je dirais qu’il est assez bénéfique pour nous. Parce qu’historiquement, il a toujours fait un petit peu trop froid chez nous pour obtenir une bonne maturité des raisins.

Mais une fois qu’on a mis cela de côté, comment ne pas penser que la situation est préoccupante. Il ne faut pas confondre un cycle climatique et un événement météorologique comme peut l’être de la grêle, par exemple. Des événements météorologiques, on en a toujours connu. Mais aujourd’hui, on constate des choses beaucoup plus extrêmes. C’est-à-dire des fortes chaleurs, des gelées tardives avec des printemps précoces… Voici 10 ans, on vendangeait le 25 septembre. Aujourd’hui, cela se fait deux à trois semaines plus tôt! Donc le réchauffement climatique a un impact concret sur nous. C’est pour cela que je réfléchis avec d’autres vignerons, locaux ou étrangers, à ce qu’il faut planter. Quand on lance une vigne, on le fait pour la génération suivante. Le premier vin, on l’obtient après cinq ans de culture. Après 10 ans, il est pas mal. Mais pour avoir la qualité que l’on veut, il faut attendre 15 ou 20 ans!

Il est donc crucial de réfléchir aux cépages de demain. Je ne pense pas que l’on va planter du merlot, de la syrah ou du mourvèdre à Luxembourg dans les 10 prochaines années. Par contre, le chardonnay ou le pinot noir pourraient se montrer très intéressants dans le futur. À côté de ça, un cépage comme le pinot gris, très apprécié chez nous, risque à terme de connaître des jours difficiles, voire de ne plus être adapté à nos terres. Parce qu’il produit beaucoup de sucre rapidement, et donc il contiendra beaucoup d’alcool. Et je ne pense pas que les gens voudront d’un vin blanc à 15 ou 16 degrés…

Vous poussez pour un tourisme viticole plus développé au Luxembourg…

«Il ne l’est pas assez! Comme je le disais, je voyage beaucoup pour vendre ou acheter des vins. Et dans toutes les régions productrices de vins, je vois un large public qui vient découvrir les crus, la gastronomie, l’hôtellerie locale… Chez nous, ce n’est pas assez développé. Or, le potentiel est énorme. Vous savez quel pays à l’œnotourisme le plus développé au monde? L’Autriche! Ce n’est pas celui dont les vins sont les plus connus. Mais les Autrichiens ont réussi à attirer les gens grâce à leurs infrastructures, la qualité de l’accueil… Je ne dis pas qu’il faut tenter de séduire des visiteurs venus de l’autre bout du monde.

Non, rien que la Grande Région déjà, ce serait bien. On possède quelques bons restaurants, quelques hôtels, mais globalement, on manque d’infra­structures. On ne se met pas non plus assez en avant. Quand vous débarquez au Luxembourg, rien ne vous signale que vous êtes dans un pays producteur. Lorsque vous allez au restaurant dans certaines régions françaises, la carte des vins commence par huit pages de productions locales. Chez nous, certains jouent le jeu, mais le plus souvent, vous avez huit pages de vins étrangers avant de voir du luxembourgeois. J’encourage d’ailleurs souvent les restaurateurs qui se fournissent chez moi à aller voir ailleurs aussi. Afin de montrer la diversité des vins, des cépages, des goûts, qui est une réalité sur nos terres luxembourgeoises.

Comment changer les choses?

«Il nous manque une dynamique globale, des locomotives. J’irais même jusqu’à dire qu’il nous faudrait un restaurant étoilé dans chaque village de la Moselle. Il faudrait une task force qui prenne ce dossier du tourisme viticole en main. Parce qu’actuellement, à mon sens, il y a un peu trop d’organismes censés s’en occuper: l’ORT (Office régional du tourisme), le Fonds de solidarité viticole, les ministères… Tout le monde travaille, mais chacun un peu trop dans son coin. On aurait besoin d’une approche plus globale.»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  qui est parue le 27 janvier 2021.

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