Pour Florence Pisani, «tant que l’épidémie ne sera pas enrayée, la distanciation sociale continuera de déprimer la demande de services ‘non essentiels’». (Photo: Pierre Chiquelin/Candriam)

Pour Florence Pisani, «tant que l’épidémie ne sera pas enrayée, la distanciation sociale continuera de déprimer la demande de services ‘non essentiels’». (Photo: Pierre Chiquelin/Candriam)

En appelant à «libérer» les États confinés, puis en laissant le déconfinement se dérouler de manière désordonnée, Donald Trump a pris de sérieux risques: d’abord pour la santé de la population, bien sûr, mais aussi pour l’économie américaine, estime Florence Pisani, directrice de la recherche économique de Candriam.

Certes, jusqu’à présent la baisse d’activité a été, outre-Atlantique, moins profonde que dans la plupart des pays européens. Et, en deux mois seulement, près de 9 millions d’emplois viennent d’être recréés.

À la mi-juin, il n’en manquait toujours plus de… 18 millions, et au cours des prochains mois, la situation du marché du travail risque de se détériorer à nouveau.

Plusieurs États – c’est le cas en particulier pour les plus peuplés d’entre eux (la Californie, le Texas et la Floride) – ont en effet dû faire une pause dans la réouverture des commerces non essentiels, voire ont été contraints de les fermer une nouvelle fois. Pris ensemble, ces États représentent plus la moitié du PIB américain.

Difficulté des collectivités

Le coup de frein sur la reprise pourrait être d’autant plus brutal qu’aux difficultés des entreprises privées, dont le chiffre d’affaires s’est littéralement évanoui, viennent s’ajouter celles d’États et de collectivités locales dont les budgets ont été mis à mal par la crise.

La plupart des États ont en effet souvent inscrit dans leur Constitution l’interdiction d’emprunter pour financer des dépenses courantes: si les recettes sont plus faibles qu’escompté, leurs gouverneurs doivent couper dans les dépenses.

Les plus prévoyants d’entre eux ont pu constituer des réserves («rainy day funds»), mais la baisse de recettes a été si violente que celles-ci ont toutes les chances d’être vite épuisées.

Les suppressions d’emplois par les collectivités locales en disent d’ailleurs long sur leur détresse financière: en trois mois, l’intensité de la baisse de l’emploi y a été similaire à celle du secteur privé, alors que l’ajustement est habituellement beaucoup plus lent… et moins profond!

Hausse de la concentration d’acteurs

Bien sûr, l’économie américaine – son marché du travail en particulier – est «flexible», et elle a, par le passé, su rapidement retrouver le chemin du plein emploi. Mais la tâche pourrait cette fois s’avérer plus difficile.

La grande majorité des emplois aujourd’hui menacés sont en effet des emplois de services peu qualifiés (vendeurs, serveurs, etc.). Or, tant que l’épidémie ne sera pas enrayée, la distanciation sociale continuera de déprimer la demande de services «non essentiels».

À plus long terme, la crise va aussi accentuer deux tendances qui accéléreront encore la disparition d’une partie au moins de ces emplois.

La première est la hausse de la concentration, notamment dans le secteur du commerce de gros et de détail, des entreprises «superstars» captant une part toujours plus importante de l’activité… au détriment des petits commerces («mom-and-pop businesses»), qui emploient une fraction importante de la main-d’œuvre.

À titre d’exemple, si les commerces aujourd’hui les plus touchés perdaient définitivement 20% de leur chiffre d’affaires, près de 500.000 emplois seraient détruits. Et même si ces ventes perdues allaient en totalité à l’e-commerce, 70.000 emplois seulement y seraient créés.

Si rien n’est fait au cours des prochaines années pour contrer ces tendances, l’équilibre de la société américaine, déjà éclatée et de plus en plus privée de direction, sera dangereusement fragilisé.
Florence Pisani

Florence Pisanidirectrice de la recherche économiqueCandriam

Un nombre important d’emplois du commerce, mais aussi des secteurs des loisirs ou de la restauration, pourraient ainsi disparaître durablement.

En exerçant une pression à la baisse sur les rémunérations des plus faibles, la disparition de ces emplois va à son tour renforcer une seconde tendance: un creusement des inégalités, provoqué non pas par la hausse des revenus les plus élevés, mais par l’érosion des revenus les plus bas.

Si rien n’est fait au cours des prochaines années pour contrer ces tendances, l’équilibre de la société américaine, déjà éclatée et de plus en plus privée de direction, sera dangereusement fragilisé.