L’atelier d’Eva Ferranti perdure sous la forme d’une coopérative dont elle est la consultante. (Photo: Anthony Dehez / Archives Maison Moderne)

L’atelier d’Eva Ferranti perdure sous la forme d’une coopérative dont elle est la consultante. (Photo: Anthony Dehez / Archives Maison Moderne)

La couturière, dont la vie a été foudroyée par une grave chute dans son atelier, se démène depuis cinq ans pour la reconnaissance par l’Association d’assurance accident de son accident de travail qui a laissé de lourdes séquelles invalidantes.

Eva Ferranti vient de remporter une première bataille face à l’Association d’assurance accident. Le 30 janvier dernier, le Conseil arbitral de la sécurité sociale (CASS) lui a donné raison en affirmant qu’elle a «présenté au-delà du 31 mars 2016 une incapacité temporaire totale en relation avec l’accident du travail du 20 décembre 2014».

Une simple phrase qui aurait dû mettre fin à cinq années de cauchemar administratif pour l’ancienne gérante de l’atelier éponyme de la place du Théâtre, devenue consultante (mais non rémunérée) puisque dans l’incapacité de travailler.

La vie d’Eva Ferranti, couturière en vogue, créatrice de tailleurs sur mesure, employant 22 personnes dans son atelier de Bascharage et ses boutiques de Luxembourg-ville et Genève, a basculé quelques jours avant Noël 2014. Une chute de 16 marches dans l’escalier de son atelier, dont la gravité n’a été reconnue que plusieurs mois plus tard, alors que les médecins ne comprenaient pas d’où venaient les intenses douleurs névralgiques de la créatrice.

Lorsque le diagnostic est enfin posé – syndromes du whiplash (coup du lapin) et de la queue de cheval –, le mal est en partie irréversible et les effets secondaires déjà dramatiques. Perte de sensibilité du bras droit, douleurs insupportables au moindre contact, problèmes urologiques… Plusieurs opérations ont réduit certains symptômes, mais Mme Ferranti reste handicapée dans sa vie quotidienne et se fatigue vite. «Le neurologue m’a dit que j’avais le corps d’une femme de plus de 80 ans», rapporte Mme Ferranti, qui «mène une vie au ralenti».

Fin 2016, j’étais dans une telle souffrance que je n’arrivais plus à dormir, j’avais du mal à parler, je souffrais dès que l’on me touchait.
Eva Ferranti

Eva FerranticonsultanteL’Atelier d’Eva Ferranti

Un combat perpétuel et épuisant contre un corps hors de contrôle, mais qui se double d’un bras de fer pour faire reconnaître les séquelles de l’accident de 2014 comme telles. Comme tous les indépendants, Mme Ferranti cotisait à l’Association d’assurance accident (AAA), qui l’a prise en charge durant neuf mois après les trois mois légaux de carence. Au terme de cette période, elle fut purement et simplement réaffiliée d’office au Centre commun de sécurité sociale, l’AAA assurant qu’elle avait repris son activité professionnelle, malgré un certificat médical plaçant son taux d’incapacité de travailler à 100%.

La couturière se voit donc refuser sa demande de rente complète en 2016, puisque réputée apte à travailler. «Ils ont dit que je n’avais plus besoin de suivi médical à partir de 2016», se souvient Mme Ferranti. «Or, fin 2016, j’étais dans une telle souffrance que je n’arrivais plus à dormir, j’avais du mal à parler, je souffrais dès que l’on me touchait. J’ai dû subir une ablation de nerfs en 2017 et me faire installer un neurostimulateur.» Le tout payé de sa poche – 50.000 euros en quatre ans.

C’est contre cette décision que se bat Mme Ferranti depuis 2016, introduisant des recours gracieux avant de se résoudre à saisir le Conseil arbitral de la sécurité sociale. Sûre de son fait, l’AAA a avancé ses propres expertises médicales et mené des investigations poussées, n’hésitant pas à envoyer deux agents incognito à l’atelier en 2017 – feignant de chercher une tenue pour une première communion – afin de savoir si Mme Ferranti y travaillait encore et à quel titre. Elle a aussi demandé à Luxair le détail des vols vers Genève de Mme Ferranti entre fin 2014 et fin 2016 – ce que la compagnie aérienne lui a refusé en l’absence d’«autorisation de la police».

Enquête ou «acharnement» de l’AAA?

Parmi les pièces du dossier que Mme Ferranti a obtenues après deux ans d’insistance, appuyée par la Commission nationale pour la protection des données, figurent plusieurs correspondances internes et externes de l’AAA. On peut y lire le point de vue inchangé du Contrôle médical de la sécurité sociale: «Elle a fait une simple chute aux escaliers! (sic)», écrit un agent en octobre 2016, tandis que le dossier de l’AAA s’intitule toujours «entorse grave de la main droite» malgré les avis médicaux indiquant des séquelles plus sévères.

Dans une autre correspondance, un agent du service Abus et fraudes de l’AAA demande à un spécialiste exerçant à Strasbourg un «avis critique détaillé» d’un rapport médical «afin de nous permettre de critiquer celui-ci lors des plaidoiries devant le Conseil arbitral de la sécurité sociale».

Et le dossier n’est pas exempt de va-et-vient: le médecin du Contrôle médical qui évoquait des «antécédents» de l’assurée pouvant expliquer ses douleurs névralgiques s’est finalement rétracté après que celle-ci a mis en évidence que rien dans son dossier médical ne conduisait à le penser.

Le Conseil arbitral reconnaît l’accident de travail et ses séquelles

L’AAA assume ses démarches dans le dossier Ferranti. «L’Association d’assurance accident est un établissement public chargé d’une part de la prévention et d’autre part de l’indemnisation des accidents du travail, des accidents de trajet et des maladies professionnelles», explique-t-elle à Paperjam. «Dans le cadre de ces deux missions, les fonctionnaires et employés de l’AAA sont autorisés à procéder à tous les examens, contrôles ou enquêtes jugés nécessaires pour s’assurer que les dispositions légales, réglementaires, administratives et conventionnelles relevant de leur champ de compétence sont effectivement observées, conformément à l’article 442 du Code de la sécurité sociale. Ces actions peuvent notamment s’effectuer sous forme de demandes de renseignements complémentaires, de demandes de communication de documents voire de visites des locaux de l’entreprise pendant les heures de travail.»

De fait, Mme Ferranti a subi cinq expertises, la dernière menée par le docteur Martine Zeyen, nommée par le Conseil arbitral de la sécurité sociale pour donner son avis sur la relation de causalité entre l’accident de 2014 et les nombreux troubles de Mme Ferranti. «Les conclusions du docteur Zeyen ne sauraient […] pas être critiquées en ce que le deuxième expert a retenu, tout comme initialement le premier, que les douleurs et gênes en relation causale avec la chute du 20 décembre 2014, éprouvées par la requérante au-delà du 31 mars 2016, entraînent une incapacité de travail totale dans son chef au regard de sa profession de couturière, dans la mesure où les lésions constatées au niveau de la main droite sont déjà à elles seules de nature à engendrer une telle incapacité de travail», retient le CASS.

La dernière expertise balaie également l’existence d’un trouble psychotique ou psychiatrique, avancée par un des experts mandatés par l’AAA. «Compte tenu des éléments du dossier, de l’examen clinique, de l’anamnèse et du parcours professionnel et privé de Madame Ferranti, je peux conclure que je n’ai pas retrouvé de symptômes ou de critères […] pouvant évoquer un trouble psychotique, type schizophrénie paranoïde», conclut le Dr Zeyen. «Par contre, Madame Ferranti présente une souffrance psychologique importante, suite aux complications physiques endurées et suite aux répercussions sur la vie professionnelle, secondaires à la chute dans les escaliers en date du 20 décembre 2014.»

S’agit-il d’empêcher d’autres indépendants d’emprunter le même chemin?

Me Jean-Jacques Schonckertavocat à la Cour

S’appuyant sur cette expertise, qui vient confirmer la toute première, le CASS a fini par trancher en faveur de l’assurée, ce qui lui ouvre théoriquement le droit à une rente complète rétroactivement dès 2016 – alors qu’elle ne perçoit que 1.800 euros par mois actuellement. Et lui permet aussi de faire prendre en charge les frais de santé afférents à son accident.

Mme Ferranti n’en a toutefois pas fini avec l’AAA qui a interjeté appel deux jours avant la fin du délai prévu. «Étant donné que le jugement, dont appel, cause torts et griefs à l’AAA pour ne pas avoir fait droit à ses conclusions, comme pour tout autre dossier, celle-ci s’est basée dans son recours devant le Conseil supérieur de la sécurité sociale sur des éléments médicaux, légaux et factuels du dossier», indique l’AAA à Paperjam, rompant son habituel silence quant aux affaires en cours.

«Mme Ferranti avait une affaire florissante,  cinq ans après sa chute», souligne Me Schonckert, avocat de Mme Ferranti, dénonçant les insinuations d’affabulation émanant de l’AAA. «En 34 ans de carrière, je n’ai jamais vu un tel acharnement. Ils ont discrédité tous les experts nommés par le CASS.» Et de s’interroger comme sa cliente: «S’agit-il d’empêcher d’autres indépendants d’emprunter le même chemin?»

«Nous, les indépendants, travaillons beaucoup et ne prenons pas des salaires énormes pour garder notre entreprise saine», souligne Mme Ferranti. «Nous payons la part patronale des cotisations sociales, mais n’avons pas le droit à l’incapacité de travail! Un indépendant malade n’a d’autre choix que de fermer ses portes. Cela met les indépendants dans une situation précaire. C’est un abus du système.»

Les parties se retrouveront devant le Conseil supérieur de la sécurité sociale, chargé de toiser en appel les affaires jugées par le Conseil arbitral de la sécurité sociale. Il devrait convoquer les parties avant la fin de l’année. Un pourvoi en cassation sera encore possible par la suite.