Shahram Agaajani: «Nous avons la chance, au Luxembourg, d’avoir des responsables politiques proactifs, ce qui profite à la population et à l’économie du pays.» (Photo: Andrés Lejona)

Shahram Agaajani: «Nous avons la chance, au Luxembourg, d’avoir des responsables politiques proactifs, ce qui profite à la population et à l’économie du pays.» (Photo: Andrés Lejona)

Metaform Architects, lauréat de nombreux concours grâce à sa volonté de faire évoluer la culture du bâti au travers de réalisations à l’identité forte, fait partie des bureaux d’architectes les plus en vue. Son cofondateur et codirecteur, Shahram Agaajani, revient sur le vécu collectif de la crise, les projets en cours, et la situation de l’architecture et de l’immobilier au Luxembourg.

Dans quel état est le bureau aujourd’hui, presque sept mois après le début de la crise du coronavirus au Luxembourg?

– «Tout est une question d’organisation et d’anticipation, et, jusqu’à présent, nous nous en sommes bien sortis. Nous avons loué un autre bureau, pour garantir la distanciation sociale et éviter de devoir fermer l’ensemble de l’entreprise si un cas se déclarait. Nous avons pris des mesures strictes concernant l’utilisation des espaces et équipements communs, mesures acceptées et respectées. Nous nous étions préparés à cette éventualité dès que l’épidémie a été déclarée en Chine, puisqu’il était évident que le virus n’allait pas s’arrêter aux frontières chinoises.

Quelles ont été les conséquences du confinement sur l’avan­cement des chantiers et des projets en cours?

«Un arrêt de cinq semaines sur les chantiers a des conséquences indéniables. En pleine pandémie, nous pensions devoir recourir à l’aide financière de l’État, mais finalement, nous nous sommes rendu compte que nous n’en aurions pas besoin. Au niveau de l’avancement des chantiers, nous ne sommes pas restés les bras croisés, et ce, malgré le confinement.

Aujourd’hui, quelques clients souhaitent que nous puissions récupérer ces semaines d’arrêt, ce qui n’est pas impossible, mais pas sans risques. Par contre, si un deuxième confinement se présentait, nous ne pourrions certainement pas en faire autant. Heureusement, nous avons des employés qui sont tous très responsables et qui ont conscience qu’il s’agit d’un effort collectif. Il est très difficile pour un architecte, qui doit défendre ses idées, de travailler par visioconférence, car il nous manque la communication visuelle et corporelle.

Et qu’en est-il de votre carnet de commandes?

«Pour l’instant, nous n’avons pas encore de répercussions sur notre perspective de travail. Si crise économique il y a, elle est encore à venir, mais je veux rester confiant. Nous avons la chance, au Luxembourg, d’avoir des responsables politiques proactifs, ce qui profite à la population et à l’économie du pays. Il faut garder son sang-froid, se préparer et faire face le moment venu.

Le vrai challenge de notre métier est devant nous: nous allons nous trouver dans une situation de crise, et les architectes devront trouver des solutions avantageuses.
Shahram Agaajani

Shahram Agaajanicofondateur et codirecteurMetaform Architects

Ces dernières années, vous avez réalisé un effort financier important, acquis du matériel coûteux, agrandi l’équipe… Restez-vous serein quant à la santé financière de votre entreprise?

«Les projets avancent, et, mis à part un projet actuellement en pause, les autres suivent leur cours, et les commandes arrivent. Je suis donc serein. Nous avons toujours fait attention à maintenir une diversité de clients et de projets. La demande en immobilier n’a jamais été aussi haute. Il y a assez de travail, mais il faut anticiper. Nous sommes comme des pilotes d’avion: nous ne pouvons pas décoller sans savoir où nous projetons d’atterrir, quelle quantité de carburant est nécessaire, où se trouve l’aéroport de secours… Notre plan de vol doit être bien écrit d’avance, avec un but précis.

Et quel est votre but?

«L’architecture doit rester un plaisir et ne pas devenir uniquement un business, même s’il est important de gérer son bureau comme tel, car nous sommes une société. Il faut avoir des buts à atteindre et se donner les moyens d’y arriver, mettre en place une stratégie et être cohérent.

Cette période particulière a-t-elle été l’occasion d’opérer des changements au sein du bureau?

«Chaque crise est une opportunité pour s’interroger. Pour nous, cette crise a été bénéfique sur plusieurs points. Tout d’abord, au niveau de la responsabilité des employés, qui s’est manifestée de manière évidente et forte. De plus, je me suis aussi aperçu que je n’avais pas besoin d’être au bureau tous les jours, que notre entreprise était capable de s’autogérer.

Cela me permet de me concentrer sur de nouveaux projets de développement. Mais il existe aussi des points négatifs: notre métier nécessite de travailler en équipe. Pour répondre à un concours, notre travail passe par des expérimentations, des échanges, tant au niveau volumétrique que programmatique. Et cela ne peut pas se réaliser de manière isolée, chacun chez soi. Il faut une dynamique de groupe et une intelligence collective. L’architecture sans ces démarches n’est pas bénéfique, ni pour le résultat ni pour les architectes. Pendant ces mois très agités, j’avoue avoir apprécié de me retrouver en famille sur une si longue période. Cela a été une expérience unique.

Ces dernières années ont été l’âge d’or pour le secteur de l’immobilier. Atteint-on le sommet de la montagne?

«C’est peut-être l’âge d’or de l’immobilier, mais pas de l’architecture. Les plus belles architectures sont toujours nées des contraintes. Et je ne parle pas des contraintes urbanistiques, mais plutôt des contraintes économiques, culturelles. Le vrai challenge de notre métier est devant nous: nous allons nous trouver dans une situation de crise, et les architectes devront trouver des solutions avantageuses.

Actuellement, nous ne sommes fiers que de quelques constructions dans le pays. Nous sommes en plein dans une construction de masse sans qualité. L’architecture nécessite du temps, de l’énergie, de l’investissement. Mais pour des investisseurs lambda qui achètent des terrains très chers, rares sont ceux qui se permettent de prendre le temps de développer l’architecture. C’est une économie où l’argent investi doit rapporter le plus vite possible. L’argent ne peut pas dormir le temps que l’architecte travaille. C’est incompatible avec notre principe économique.

C’est un non-sens écologique de construire une maison passive dans un village périphérique de Luxembourg-ville si son habitant doit prendre tous les jours sa voiture pour aller travailler en ville.
Shahram Agaajani

Shahram Agaajanicofondateur et codirecteurMetaform Architects

La concurrence entre les architectes est-elle plus forte ces dernières années?

«Nous sommes effectivement des confrères concurrents. Cette concurrence est bénéfique pour la qualité de notre environnement bâti. Ces dernières années, on voit la concurrence venir aussi des architectes étrangers. Notre petit pays est largement exposé sur la scène européenne, et dès qu’il y a un appel à candidatures, il y a des bureaux étrangers qui introduisent leurs dossiers, sans aucune connaissance du contexte du projet. Le Luxembourg est un pays qui attire.

Pensez-vous que le Luxembourg va rester attractif, ou faut-il s’attendre à des changements?

«En ce qui concerne le développement immobilier, les surfaces sont limitées, et tant que la demande sera haute, parce que le pays est attractif, et qu’il n’y aura pas assez d’offres, les prix ne peuvent que grimper. Et je ne peux pas imaginer que le Luxembourg ne soit plus attractif. Aussi du point de vue européen, le ­Luxembourg est trop petit pour s’autoréguler. Différents paramètres font que notre pays attire les investisseurs étrangers, ce qui amplifie la crise du logement. Par ailleurs, cette crise est aussi générée par notre propre culture. Les grands projets sont bloqués au niveau communal, car le pays ne veut pas plus d’habitants ou de trafic.

Construire de manière plus dense n’est donc pas réalisable…

«La densité telle qu’imaginée avant la crise n’est effectivement pas réalisable. Mais cette crise a peut-être cela de bon: permettre de revoir la décentralisation des activités. Le centre-ville de Luxembourg n’est pas une obligation pour aller au travail. L’activité peut se passer ailleurs, y compris depuis les domiciles. Une densification intelligente est possible.

Qu’entendez-vous par «densification intelligente»?

«Il s’agit de densifier là où les infrastructures existent déjà. Pourquoi ne peut-on pas construire plus de cinq ou six étages? En contrepartie, pourquoi continuons-nous à étendre les villages-rues? La densification doit passer par une vision globale au niveau national et tenir compte des contraintes de population, d’infrastructures scolaires, de transport… Il manque cette vision urbaine qui permet d’avoir ce survol de notre pays pour développer là où cela a du sens. C’est un non-sens écologique de construire une maison passive dans un village périphérique de Luxembourg-ville si son habitant doit prendre tous les jours sa voiture pour aller travailler en ville.

Pensez-vous qu’il existe une forme de greenwashing?

«Absolument, cela fait vendre et consommer. C’est un business avant tout.

Pourtant, vous avez accepté de concevoir le à Dubaï, qui revendique haut et fort cette approche circulaire de l’architecture…

«La question de l’opportunité pour le Luxembourg de participer à une exposition universelle, et qui plus est à Dubaï, ne se pose pas. Aujourd’hui, notre modèle économique est orienté vers les investissements étrangers, et une présence à Dubaï est essentielle. La démontabilité du pavillon imaginée au début du projet s’est révélée trop compliquée en cours d’élaboration.

Le projet devait devenir un lieu d’exposition une fois rapatrié. En raison de normes techniques de sécurité locale incompatibles avec nos normes luxembourgeoises, il aurait fallu beaucoup modifier le projet, ce qui aurait engendré des coûts finalement jugés trop élevés. Même si cela a fait partie du programme et des ambitions du gouvernement, la décision de ne pas le démonter a été prise. Le pavillon sera donc maintenu sur place sous une fonction qui aujourd’hui n’est pas encore arrêtée.

Notre leitmotiv est: ‘Il faut oser, quitte à faire des erreurs.’ Aussi, nous avons développé une équipe spécifique pour la conception, que ce soit pour les concours ou en interne.
Shahram Agaajani

Shahram Agaajanicofondateur et codirecteurMetaform Architects

Ce chantier a-t-il souffert de la pandémie?

«Évidemment, on ne peut pas reporter un chantier de cette envergure du jour au lendemain. Il y a de grandes répercussions sur notre travail, mais pas uniquement. Aussi pour les entreprises qui sont sur place, les scénographes, les visiteurs…

Cette nouvelle fenêtre temporelle ne peut-elle pas être mise à profit?

«Non, cela ne nous aide pas du tout, en fait. L’équipe qui travaille sur le pavillon devait passer sur un autre projet à partir du mois d’octobre de cette année, et ce délai nous crée des problèmes d’organisation interne. Sur un tel chantier, maintenir certains éléments en suspens est problématique: la membrane extérieure, par exemple, a déjà été livrée, alors que la structure métallique n’a pas pu être achevée à cause de la fermeture du chantier. Or, cette toile ne peut pas rester trop longtemps empilée, sinon les plis se marquent. Et c’est un exemple parmi des dizaines d’autres.

Le pavillon a aussi été l’occasion d’ouvrir Metaform Middle East à Dubaï en février 2018, avec un partenaire local, WME...

«Ce bureau a initialement été monté pour avoir un pied-à-terre sur place, afin de gérer la ­construction le plus professionnellement possible et rassurer notre client. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu, et notre client a préféré faire appel directement à notre sous-traitant pour la réalisation de ce projet.

Cela signifie que vous n’avez pas la mission d’exécution du projet?

«Oui, c’est ça. Nous avons une mission de suivi artistique, mais nous n’avons pas la mission d’exécution. Cette mission a été confiée à notre sous-traitant, WME, un bureau d’ingénieurs.

Avec cette antenne, vous aviez aussi l’ambition d’explorer le marché au Moyen-Orient. Y parvenez-vous?

«Ce bureau nous a permis de faire des concours sur ces territoires. Grâce à ce bureau, nous avons atteint la seconde place à un concours de très grande envergure au Koweït, et la première place d’un concours à Abu Dhabi, mais que nous avons dû décliner, sans regret, à cause des conditions du contrat. Nous estimons que c’est un grand avantage d’avoir ce bureau à Dubaï. Nous allons maintenir ce satellite qui fonctionne bien, qui nous permet d’étendre notre réseau et nous offre également une visibilité autre que notre scène luxembourgeoise.

Revenons au Luxembourg. Ces dernières années, vous avez remporté un nombre impressionnant de concours: le , le , le pavillon luxembourgeois à Dubaï, l’, le … Quels sont les ingrédients de votre réussite?

«C’est d’abord une question d’esprit d’équipe et de passion. Notre leitmotiv est: ‘Il faut oser, quitte à faire des erreurs.’ Aussi, nous avons développé une équipe spécifique pour la conception, que ce soit pour les concours ou en interne. Ces personnes circulent dans d’autres équipes pour acquérir d’autres ­expériences. C’est une question d’organisation et de structuration. Nous sommes très loin de cette image d’architecte-artiste. Il faut prévoir, anticiper, organiser.

Avoir une crise de l’immobilier au Luxembourg serait favorable à notre culture du bâti, car, au lieu de mettre en avant la quantité, il serait possible de mettre en avant la qualité.
Shahram Agaajani

Shahram Agaajanicofondateur et codirecteurMetaform Architects

Ces concours ont amené votre entreprise à travailler avec de gros bureaux, je pense notamment à BIG. Est-ce facile de trouver sa place aux côtés de grands noms?

«Il faut s’accepter mutuellement avant de se lancer dans une association. Avec BIG, nous sommes complémentaires, et nous nous connaissons depuis une dizaine d’années. C’est d’abord une relation professionnelle basée sur une confiance et un respect mutuels. Dans le cadre du projet Skypark, ils apportent leur vision avant-gardiste, et nous, notre connaissance du marché local, que ce soit dans la gestion des détails ou des entreprises sur le chantier, qui est différente de leurs habitudes.

Pensez-vous que la qualité du bâti a progressé ces dernières années?

«En 2001, quand j’ai réalisé la maison de mes parents à Machtum, j’avais proposé de grandes baies vitrées, ce qui avait posé problème pour obtenir le permis de construire. Cette discussion n’a plus lieu d’être aujourd’hui, heureusement. Donc oui, il y a une évolution. Mais est-elle proportionnelle à celle d’autres pays? Je n’en suis pas certain. Malheureusement, notre société n’a pas cette culture du bâti. Et ceci est en grande partie dû à cet eldorado immobilier évoqué précédemment. Malheureusement, même la plus mauvaise architecture trouve preneur au Luxembourg. Avoir une crise de l’immobilier au Luxembourg serait favorable à notre culture du bâti, car, au lieu de mettre en avant la quantité, il serait possible de mettre en avant la qualité.

Cela ne vous donne pas envie de vous engager dans l’éducation architecturale?

«J’ai essayé de le faire avec la publication Carnet d’opinions, sans avoir l’impact espéré sur les habitudes et les mentalités. J’ai fait mon deuil. Aujourd’hui, je dépense mon énergie pour le bureau, et c’est notre travail qui sert à la discussion. Quand une personne est habituée à vivre dans un bel espace avec une grande qua­lité de lumière naturelle – je pense notamment à notre résidence à Dommeldange –, il lui sera difficile de retourner dans un logement avec 2,50 mètres de hauteur sous plafond. C’est aussi en apportant des alternatives architecturales de qualité que nous pouvons faire avancer les mentalités et les exigences.»

Cet article a été rédigé pour l’édition datée «» qui est parue le 24 septembre 2020.

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