Muriel Bouchet suggère la création de nouveaux instruments de mesure des investissements nécessaires. (Photo: Patricia Pitsch/Archives Maison Moderne)

Muriel Bouchet suggère la création de nouveaux instruments de mesure des investissements nécessaires. (Photo: Patricia Pitsch/Archives Maison Moderne)

Muriel Bouchet, senior economist à la Fondation Idea, a analysé le budget de l’État 2020 qui a été déposé à la Chambre. Il nous livre ici son analyse.

Le gouvernement a . Il s’agit là du plus important projet de loi gouvernemental, pour une double raison.

D’une part, cet exercice budgétaire oblige l’État (au sens large, y compris les communes et la sécurité sociale) à mettre à plat, de manière aussi cohérente et précise que possible, ses flux de recettes et de dépenses. Or, dans une société moderne largement irriguée par les activités publiques, ces flux reflètent et influencent l’ensemble des agrégats économiques – des plus «macros», comme le PIB et l’emploi, au plus particulier –, l’aide fiscale dont bénéficient les souscripteurs de crédits hypothécaires ou les subventions aux associations, par exemple. Le budget est en prise directe avec la cohésion sociale, l’attractivité économique et la transition énergétique. Il est ainsi le plus fidèle reflet des priorités gouvernementales.

D’autre part, le «budget» offre une vision à moyen terme de ces priorités, puisque depuis plusieurs années déjà le projet de budget proprement dit (portant cette fois sur 2020) s’accompagne d’un «projet de loi de programmation financière pluriannuelle» se déployant, quant à lui, sur une période de cinq années (2019 à 2023, en l’occurrence). Avec une présentation détaillée des flux de recettes et dépenses sur cet horizon de cinq années.

Un caractère multiforme, voire parfois insaisissable

Que dire du «paquet» budgétaire de cette année? Énormément de choses potentiellement, en raison de son caractère multiforme, voire parfois insaisissable. Mais trois éléments viennent immédiatement à l’esprit, en ce qui concerne successivement (et fort logiquement…) les recettes, les dépenses sur un horizon de moyen terme, puis la situation patrimoniale des administrations publiques.

Les recettes, tout d’abord – le «nerf de la guerre», assurément. Les recettes liées à l’impôt sur le revenu des collectivités (IRC) ont littéralement bondi ces dernières années, à raison de quelque 61% de 2016 à 2019, selon les estimations budgétaires. Mais ces recettes additionnelles sont-elles durables, ou doit-on au contraire s’attendre à un ressac dans les années à venir? Dans son discours du 14 octobre,  en a appelé à une analyse en la matière, et le projet 2020 prévoit, en guise de précaution, une baisse de 13,5% en 2020 du produit de l’IRC. Mais ce dernier reste fort difficile à appréhender, ce qui complique considérablement toute analyse des finances publiques luxembourgeoises.

Dans le projet de budget 2019 déposé en mars de cette année (donc voilà de cela seulement 7 mois…), le produit de l’IRC escompté pour 2019 se montait à 2.050 millions d’euros. Or, les nouveaux documents budgétaires tablent désormais, pour cette même année 2019, sur 2.600 millions d’euros, soit 550 millions de plus.

Sur le versant des dépenses, il est évident qu’une vision d’avenir s’impose de plus en plus, dans un Grand-Duché en forte croissance démographique.
Muriel Bouchet

Muriel Bouchetsenior economist à la Fondation Idea

À elle seule, cette «divine surprise» explique quasi intégralement l’amélioration du solde de l’Administration centrale (AC) estimée entre les exercices budgétaires de mars et d’octobre. La déclaration électronique obligatoire des entreprises a certes pu contribuer à ces évolutions, mais comme elle a été introduite à partir de l’année fiscale 2017, elle ne peut que partiellement expliquer le phénoménal écart enregistré en 2019 entre les recettes prévues et effectives de l’IRC.

L’énorme incertitude entachant à l’évidence l’estimation du produit de cet impôt exige la mobilisation des différents experts en la matière, actifs auprès de l’État et bien au-delà. Il est illusoire de prétendre prévoir l’évolution des soldes et de l’endettement publics en l’absence de progrès décisifs permettant de restaurer la «visibilité» de l’IRC.

Sur le versant des dépenses, il est évident qu’une vision d’avenir s’impose de plus en plus, dans un Grand-Duché en forte croissance démographique (+1,9% pour la population en 2018, contre +0,3% en moyenne dans les pays limitrophes). Avec d’importantes conséquences en ce qui concerne l’environnement, les capacités de transport, le logement, l’éducation, les garderies, etc. Le gouvernement est bien conscient de la nécessité de se «projeter dans le futur», comme l’ont démontré le «discours sur l’état de la Nation» prononcé par  le 8 octobre et celui du ministre des Finances le 14 octobre.

Compte tenu des spécificités luxembourgeoises, une planification à moyen terme des investissements publics est tout aussi indispensable, une commission des infrastructures indépendante du gouvernement pourrait être créée à cette fin.
Muriel Bouchet

Muriel Bouchetsenior economist à la Fondation Idea

Reste cependant à «mettre le tout en musique». Or, deux éléments (notamment…) prêtent à discussion. Les investissements des administrations publiques tout d’abord, qui atteindraient bon an, mal an 4% du PIB environ sur la période 2019-2023. Ce taux est en ligne avec l’évolution passée au Luxembourg, il est nettement supérieur à celui observé en Allemagne et en Belgique (pas précisément des modèles en la matière…), et globalement équivalent à celui de la France et des Pays-Bas. Un tel effort est-il suffisant d’un point de vue économique? La croissance économique tendancielle est bien plus soutenue au Luxembourg que dans tous les pays précités. Or, une telle croissance induit des besoins d’investissement spécifiques. Dans un tel contexte, le Luxembourg devrait forger de nouveaux instruments d’identification de ses besoins en investissements, un véritable «étalon de mesure» grand-ducal de l’effort d’investissement.

Compte tenu des spécificités luxembourgeoises, une planification à moyen terme des investissements publics est tout aussi indispensable, une commission des infrastructures indépendante du gouvernement pourrait être créée à cette fin. Elle aiderait les autorités à identifier les priorités stratégiques en infrastructures sur un horizon d’au moins 10 années et serait en charge du «monitoring» des projets d’investissement, de sa conception à son évaluation ex post. Ce n’est nullement une utopie: un conseil de ce type existe en Nouvelle-Zélande, en Australie, ou encore au Royaume-Uni.

Pas d’évolution apparente quant au logement

Un autre aspect «posant problème» (pour rester modéré…) est le logement, qui concerne tant les dépenses budgétaires proprement dites que les «dépenses» fiscales (des allégements fiscaux, dans les faits). Deux simples observations montrent que si les autorités sont conscientes du problème, une véritable révolution en la matière n’est guère apparente au sein même du projet de budget. En premier lieu, le budget du ministère du Logement représentera, selon le projet de budget pluriannuel, 0,37% du PIB en 2019 et 0,33% en 2023 (avec, certes, de nombreux crédits non limitatifs). En deuxième lieu, les dépenses fiscales «en faveur» du logement, qui contribuent surtout à doper la demande et in fine les prix immobiliers, atteindraient selon les annexes du budget pluriannuel un montant record de 690 millions d’euros en 2020.

Qui dit recettes et dépenses dit soldes budgétaires, et in fine situation patrimoniale des administrations publiques. Fruit de l’accumulation d’excédents (menacés à moyen terme par le vieillissement notamment, mais c’est une autre histoire…), cette situation est objectivement favorable à l’heure actuelle. Selon les comptes financiers élaborés par la BCL et le Statec, les actifs financiers de nos administrations publiques se sont montés à 78% du PIB à la fin de 2018. Le tout se compare à des engagements (principalement la «dette publique») se limitant à 30% du PIB environ.

Le besoin d’une vision plus globale

Ces avoirs sont cependant encadrés de manière très disparate, comme le révèle d’ailleurs le projet de budget 2020 où il est question en vrac du fonds souverain, du Fonds de compensation du régime général de pension, d’un fonds de rééquilibrage, et on en passe. Une telle multiplication des véhicules concourt à générer une situation pour le moins nébuleuse. Une vision plus globale serait requise. Il s’agit d’assurer une meilleure transparence en faveur tant du grand public que des différents «contre-pouvoirs» – la Chambre des députés en premier lieu. En assurant dans la même foulée une gestion plus intégrée et plus performante des avoirs publics, en «bon père/bonne mère de famille», mais sans perdre de vue, bien entendu, les impératifs plus stratégiques liés à certaines participations. L’arrangement institutionnel précis garant d’une telle vision «holistique» doit bien entendu lui-même faire l’objet de discussions et d’analyses.

Ce sera difficile dans le cadre de l’actuel exercice budgétaire, mais ces chantiers devraient être pris à bras-le-corps dans les meilleurs délais, dans le cadre d’une véritable «mobilisation générale» de toute l’expertise disponible.