Amazon a maintenant 70 jours pour contester la décision de la Commission, faute de quoi elle devra verser 250 millions d’euros au Luxembourg. (Photo : Jessica Theis / archives)

Amazon a maintenant 70 jours pour contester la décision de la Commission, faute de quoi elle devra verser 250 millions d’euros au Luxembourg. (Photo : Jessica Theis / archives)

L’enquête lancée par la DG Concurrence en 2014 avait abouti en octobre dernier à une décision intimant à Amazon de reverser 250 millions d’euros au Grand-Duché. Bruxelles considérait en effet que la multinationale avait bénéficié d’un ruling trop généreux lui permettant de soustraire une partie de ses bénéfices de sa base imposable au Luxembourg, et ce depuis 2003. Une décision contre laquelle le Grand-Duché a d’ores et déjà fait appel en décembre dernier.

La publication de la décision intégrale – 207 pages – lundi donne l’occasion d’apprécier l’étendue de cette enquête. À commencer par plus de trois années de correspondance et de réunions entre la Commission, le Luxembourg et Amazon.

En cause: le traitement fiscal accordé par le Luxembourg à deux sociétés détenues à 100% par le groupe Amazon, à savoir Amazon EU, qui centralise les activités de vente au détail du groupe dans toute l’Europe, et Amazon Europe Holding Technologies, «société en commandite simple n’ayant ni salariés, ni bureaux, ni activités commerciales», qui agit comme intermédiaire entre Amazon EU et le siège américain du groupe.

Une méthode de calcul décriée

Selon la décision fiscale anticipative – ruling – validée par l’Administration des contributions directes en 2003 et reconduite en 2011, Amazon EU versait en moyenne 90% de ses bénéfices d’exploitation à Amazon Europe au titre de droits sur la propriété intellectuelle d’Amazon, et ce alors qu’Amazon Europe n’est pas soumise à l’impôt luxembourgeois en tant que holding. Ce système a ainsi conduit à réduire de trois quarts les bénéfices imposables au Luxembourg tirés des ventes d’Amazon dans toute l’Europe, selon l’interprétation de la Commission.

Celle-ci ne conteste pas la structuration d’Amazon, mais estime que les paiements effectués entre les deux sociétés «n’étaient pas conformes à la réalité économique», induisant un manque à gagner pour l’administration fiscale luxembourgeoise. Et remet en cause le calcul de la valorisation des prestations entre les sociétés, autrement dit les prix de transfert pratiqués par Amazon.

«La Commission a fait observer que la décision fiscale anticipée avait été octroyée dans un délai de 11 jours ouvrables à compter de la réception de la première lettre constituant la demande de décision fiscale anticipée», lit-on parmi les motifs conduisant la Commission à ouvrir une enquête. Un délai manifestement jugé trop court, d’autant que le fisc luxembourgeois ne s’est pas appuyé sur un rapport sur les prix de transfert. «La méthode de fixation des prix de transfert avalisée dans la décision fiscale anticipée en cause ne semblait pas fondée sur l’une des méthodes communément admises de calcul des prix de transfert énoncées dans les principes de l’OCDE», note encore la Commission. Qui s’interrogeait surtout sur un calcul de la redevance lié non pas à la production, aux ventes ou au bénéfice, mais au bénéfice résiduel tiré des transactions intragroupe. Enfin, le ruling accordé en 2003 n’avait pas été mis à jour durant plus de 10 ans, alors que l’activité d’Amazon avait, elle, bondi.

LuxLeaks comme prétexte

Tandis que le Luxembourg défend sa méthode de calcul, la comparant d’ailleurs à celle validée par le fisc américain, Amazon est elle aussi amenée à justifier le ruling accordé. Au-delà du débat technique, un détail prête à sourire: «Selon Amazon, un problème ne se pose en matière d’aides d’État que si la décision fiscale anticipée en cause s’écarte de l’interprétation et de l’application normales qui sont faites du principe de pleine concurrence au Luxembourg. Amazon a affirmé que l’utilisation répandue de la méthode du partage des bénéfices résiduels révélée dans la base LuxLeaks par l’International Consortium of Investigative Journalists montre que la décision fiscale anticipée en cause ne s’écartait pas de la pratique administrative de l’administration fiscale luxembourgeoise.» Ou comment Amazon s’appuie sur les révélations LuxLeaks pour sa défense.

Un argument qu’Amazon ressort quelques pages plus loin lorsqu’il s’agit de contester un éventuel remboursement: «Amazon considère qu’une telle récupération serait synonyme de traitement inéquitable, étant donné qu’elle serait la seule entreprise à devoir rembourser une aide prétendument illégale, alors que selon elle, de nombreux contribuables ont bénéficié du même traitement en vertu du régime fiscal luxembourgeois.»

La compilation des documents pris en compte par la Commission démontre par ailleurs que le Grand-Duché a reçu dans cette affaire le soutien du think tank Epicenter, de la Computer & Communications Industry Association, d’Atoz et de la Fedil, soulignant le risque d’insécurité juridique qui découle d’une remise en question de rulings dûment accordés par une administration fiscale. Tandis que l’ONG Oxfam et plusieurs associations de libraires (The Booksellers Association of the UK & Ireland, European and International Booksellers Federation, Syndicat de la librairie française, Fédération des éditeurs européens…) ont salué le combat de la Commission contre les pratiques fiscales déloyales.

Amazon fera-t-elle appel?

À l’issue d’une description très détaillée des fonctions réellement endossées par les sociétés d’Amazon installées au Luxembourg, la Commission souligne une «confusion entre la complexité des actifs détenus et la complexité des fonctions exercées par les parties à la transaction intragroupe dont le prix est établi» et en arrive à la conclusion que le rescrit appliqué par l’Administration des contributions directes ne correspond pas à la réalité économique de la constellation Amazon.

La Commission profite enfin de sa décision pour balayer d’autres arguments opposés par le Luxembourg et Amazon. Notamment concernant un accord intervenu lors d’une réunion du groupe «code de conduite» selon lequel «il n’était [pas] nécessaire d’évaluer [la mesure fiscale luxembourgeoise relative aux sociétés engagées au sein de leur groupe dans des activités de financement] d’après les critères du Code de conduite», accord datant du 27 mai 2011.

Si le Luxembourg a déjà contesté cette décision, Amazon a 70 jours à compter de lundi pour se décider. Contactée par Paperjam.lu, la société n’a pas souhaité livrer de commentaire pour le moment.