Tizama Telou: «Nous ratons un potentiel inouï si nous mettons les femmes de côté.»  (Photo: Patricia Pitsch)

Tizama Telou: «Nous ratons un potentiel inouï si nous mettons les femmes de côté.»  (Photo: Patricia Pitsch)

Férue de challenge, déterminée à se faire une place dans le milieu difficile de la construction, Tizama Telou a réussi à créer son entreprise qui lui ressemble. Elle nous raconte.

Madame Telou, vous avez fait des études d’ingénieur en génie civil, puis un MBA. Qu’est-ce qui vous a poussée à cette ascension?

«J’ai grandi dans une famille de six enfants, j’étais la plus jeune. Trois garçons et trois filles qui ont été traités de façon égale, tout le monde a eu sa chance. Je partageais la passion de la lecture avec mon père, il m’a beaucoup coachée. C’était une source d’inspiration et de motivation, il m’a toujours dit que je pourrais devenir ce que je voulais, ça m’a beaucoup aidé.

J’aime également relever les défis, j’avais besoin d’action et de dynamisme. Je suis donc partie étudier en Allemagne alors que j’ai aussi dû apprendre la langue. Je pense que les défis me poussent à aller plus loin, il faut accepter de sortir de sa zone de confort.

Vous avez opté pour une filière où les femmes sont peu nombreuses, comment l’avez-vous vécu?

«Déjà au lycée, en section scientifique, on était deux filles dans une classe de 20... Je crois donc que j’ai pris vite l’habitude d’être la seule femme. Travailler sur un chantier, c’est une mise à l’épreuve: j’étais une jeune femme débutante, j’avais tout à prouver. Physiquement, il faut aussi oser, monter sur une échelle de chantier quand on vous attend au tournant, ce n’est pas évident.

Je crois que j’ai réussi à atteindre un équilibre de par mon savoir-être, il faut savoir de quoi l’on parle, mais ne pas pour autant être un ‘je sais tout’.

En réunion, j’étais toujours la seule face à des hommes. Mais ça a fonctionné, car je réussissais à les mettre de mon côté. C’est l’alliance des compétences professionnelles et du savoir-être. Sur les chantiers, quand ils ont commencé à faire des blagues, comme ils le font entre eux, c’est là que j’ai compris que j’étais acceptée.

Je préfère privilégier la qualité à la quantité.

Tizama Telou, fondatrice d’Areal Construction

Vous avez décidé de créer votre société dans quel contexte?

«J’ai ma propre philosophie de travail que j’applique à moi-même: on n’avance pas si on ne prend pas de risque. J’ai eu le soutien de mon mari, qui est un architecte passionné de son travail, comme moi.

J’ai décidé d’allier mon expérience dans le suivi de projets et le conseil aux clients, car il s’agit souvent de projets de rénovation. J’ai aujourd’hui cinq employés, et j’aimerais continuer à développer mon activité, mais pas à n’importe quel prix, je préfère privilégier la qualité à la quantité.

Les femmes sont peu présentes dans le domaine de l’artisanat, pourquoi?

«Ce n’est pas tout à fait vrai, car ce sont souvent des couples à la tête de petites entreprises. La femme s’occupe de l’aspect administratif de la société, de la gestion des clients, par exemple. Mais c’est vrai que les gens ne sont pas habitués à avoir affaire à une femme. Je le comprends et j’anticipe même ce genre de réactions. Nous sommes peu, donc c’est normal de s’en étonner.

Après votre diplôme d’ingénieur, vous avez décidé de faire un MBA, encore un défi?

«J’ai fait ce MBA alors que j’étais employée chez Soludec, en cours du soir. Je voulais apprendre quelque chose de nouveau. C’était beaucoup de travail, mais je me suis organisée avec mon mari, nous partageons les tâches, et notamment l’éducation de notre fils, qui a 16 ans aujourd’hui.

Paradoxalement, le fait d’être indépendante amène plus de flexibilité. J’ai cet avantage de pouvoir aménager mes heures. Même si je travaille plus, je pouvais me rendre disponible pour mon fils, chose que je n’aurais pas pu faire en étant employée.

Tout est une question d’équilibre, prendre du temps pour sa famille est essentiel. Je me remets régulièrement en cause, car je ne dois pas perdre de vue mon objectif.

Vous avez été vice-présidente de la Fédération des femmes cheffes d’entreprise. Qu’est-ce que cela vous a apporté?

«J’ai été présente dès la création de la Fédération, car je voulais motiver d’autres femmes à créer leur société, et voir les autres femmes cheffes d’entreprise qui sont une bonne source d’inspiration. Le message était de dire aux autres femmes: faites, osez. C’était plus par conviction que juste pour faire du networking.

Si les femmes ont une bonne éducation, le niveau d’éducation des enfants sera plus élevé.

Tizama Telou, fondatrice d’Areal Construction

Pourquoi y a-t-il encore si peu de femmes cheffes d’entreprise, selon vous?

«Cela vient aussi des femmes elles-mêmes et de leur environnement. Si on leur a fait comprendre qu’elles ne peuvent pas, cela reste. Aucun parent ne veut le mal de son enfant, mais on peut pécher par ignorance. Ce sont les idées reçues ou les traditions que l’on répercute. Certaines cultures ignorent complètement l’éducation des filles parce qu’elles vont se marier et élever les enfants, mais on oublie que ce sont justement elles qui vont s’occuper de ces enfants. Si les femmes ont une bonne éducation, le niveau d’éducation des enfants sera plus élevé. Même si elles font le choix de rester à la maison.

Même en Europe, on a tendance à privilégier l’éducation des garçons, même si c’est inconscient. On répercute ce que l’on a vécu.

Mais il y a aussi les idées reçues, imprégnées chez les employeurs, les recruteurs. Il y a les deux aspects. Certaines femmes se disent qu’elles ne peuvent pas d’elles-mêmes, mais même quand elles se sentent capables, en face, on peut les empêcher d’accéder à tel ou tel poste.

Qu’est-ce que vous pensez de la politique des quotas pour contrebalancer la faiblesse du nombre de femmes à des postes-clés?

«Je pense que c’est une bonne approche. Constater qu’il y a un problème, c’est une chose. Mais par expérience, si l’on ne fait rien, rien ne se passera. Mettre des quotas, c’est obliger à réfléchir lorsque l’on recrute, à penser aux femmes, ce qui n’aurait peut-être pas été fait en l’absence de quotas.

Beaucoup de femmes qui ont travaillé dur pour arriver à ces postes pensent que les quotas vont les discréditer...

«Pourquoi est-ce qu’il faut que les autres rament si on a ramé soi-même? C’est la même chose en tant que parent. Si on en a bavé, on a envie de lui donner un avenir meilleur. Le but n’est pas de se focaliser sur avancer soi-même, mais sur comment faire avancer les autres. Notre expérience devrait nous permettre de dire, ce par quoi je suis passée, comment faire pour que les autres n’aient pas à passer par là, que ça soit plus facile.

Moi, j’ai eu la chance d’avoir un environnement où on m’a inculqué dès petite que je pourrais devenir ce que je voudrais, d’autres n’ont pas eu cette chance. Je suis d’accord de me battre pour celles-là, car je ne regarde pas seulement mon cas. D’un autre côté, il faut être conscient des différences, tout le monde n’est pas fait pour être sportif de haut niveau par exemple. L’important, c’est de donner la chance, et nous ratons un potentiel inouï si nous mettons les femmes de côté.

Je souhaite qu’un jour on ait plus besoin de quotas, quand on se posera systématiquement la question de savoir s’il n’y a pas une femme compétente pour un poste, d’au moins se poser la question.

Le nouveau gouvernement espagnol composé de plus de femmes que d’hommes, qu’est-ce que cela vous inspire?

«Ce sont de petites révolutions dont nous avons besoin. On apprend en voyant. Je pense que lorsqu’on voit une femme dans une position inhabituelle, cela fait réfléchir tout le monde et ça peut aider à changer les mentalités.

Il faut assumer le fait d’être inhabituelle, mais il faut assumer aussi de ne pas être parfaite.

Tizama Telou, fondatrice d’Areal Construction

Être un exemple, c’est aussi un poids que tout le monde n’est pas prêt à supporter...

«Il faut assumer le fait d’être inhabituelle, mais il faut assumer aussi de ne pas être parfaite. Il faut dire que malgré les difficultés, on peut être là où je suis aujourd’hui.

Moi, je veux faire passer le message que l’on peut, il faut faire très attention à ce qu’on dit à nos enfants. Lui dire ‘tu peux’, ‘tu as le droit de te tromper’. Lui dire qu’il peut, c’est déjà lui donner les bases pour avancer.

Cela marche aussi avec les employés?

«Oui, il ne faut pas se concentrer sur leurs défauts, mais sur leurs forces. Parce que si vous oubliez les qualités et que vous vous concentrez sur les défauts, vous les alimentez. Mais si vous alimentez les qualités, vous allez en faire ressortir ce que vous n’aviez pas encore vu. Car si vous félicitez quelqu’un, que vous le motivez, il a envie de montrer encore plus. Il donne le meilleur parce que vous voyez le meilleur en lui.

Vous avez votre manière bien à vous de manager votre équipe de cinq hommes, j’imagine?

«Oui, par exemple quand ils partent en vacances, j’envoie un message pour savoir s’ils sont bien arrivés. Les nouveaux me disent qu’ils n’ont jamais vu ça. Je sais que le chemin est long, alors c’est une petite attention, c’est une façon de montrer qu’ils sont importants pour moi.

Même chose quand ils sont malades, j’appelle pour prendre des nouvelles. Parce que ce sont des êtres humains, ils font partie de ma vie de tous les jours. Certains se confient sur des événements familiaux, je respecte leur vie privée, mais s’ils m’en parlent, ça m’intéresse. Je pense que l’on ne peut pas travailler sans leur faire confiance.»

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Trois dates-clés du CV de Tizama Telou:

1996: Début de carrière en tant que conducteur de travaux, puis project manager chez Soludec SA

2005: Coordinateur de projets immobiliers chez Crea Haus SA

2007: Création de l’entreprise Areal Construction sàrl