Frédérique Buck: «La question migratoire est aussi une question essentielle et passionnante, dans le sens où elle révèle beaucoup sur nous, nos valeurs, notre capacité à penser le changement.» (Photo: Atelier d’images – Sven Becker)

Frédérique Buck: «La question migratoire est aussi une question essentielle et passionnante, dans le sens où elle révèle beaucoup sur nous, nos valeurs, notre capacité à penser le changement.» (Photo: Atelier d’images – Sven Becker)

Fin décembre, donc il y a six mois, lorsque j’ai commencé à travailler sur mon documentaire «Grand H», la question de l’humanité et de la décence dans les questions migratoires se posait déjà évidemment, au Luxembourg comme bien sûr en Europe et au-delà. Dans l’introduction de «Grand H», j’ai posé la phrase suivante: «Les discours et les politiques migratoires se durcissent d’année en année.» Mais c’est faux.

Qui sommes-nous par rapport à l’autre?

Depuis quelque temps, ils se durcissent non pas de mois en mois, ni même de semaine en semaine, mais de jour en jour. La séparation de leurs parents et l’incarcération des enfants exilés aux États-Unis, l’Aquarius d’abord à la dérive, ensuite sans pavillon, Salvini qui propose de recenser les roms en Italie, qui fait voter une loi très controversée sur l’immigration, qui traite les migrants d’esclaves, Orbán qui fait voter une loi en Hongrie qui interdit aux ONG de venir en aide aux migrants, Kurz en Autriche qui propose des camps de réfugiés aux frontières de l’Europe, la Belgique qui traque les soi-disant migrants clandestins (qui matraque les hébergeurs citoyens qui filment ces scènes)… la liste est longue. Il n’y a aucun doute: la ligne rouge a été franchie, un tabou brisé, la course à la déshumanisation est bien entamée.

La question migratoire est une dquestion qui fait vaciller l’Union européenne.

Frédérique Buck, réalisatrice du documentaire «Grand H»

Pire, la normalisation de la déshumanisation s’installe. Tout ceci nous paraissait inconcevable il y a six mois encore.

La question migratoire est une des questions-clés du 21e siècle. Une question qui fait vaciller l’Union européenne. Une question qui fait peur aux politiques. Une question qui nous concerne tous: 511 millions de citoyens européens. C’est une question compliquée, car globale: politique, économique, culturelle, sociale, mais au-dessus de tout, c’est une question morale qui se pose à nous. À chacun d’entre nous. 

La question migratoire est aussi une question essentielle et passionnante, dans le sens où elle révèle beaucoup sur nous, nos valeurs, notre capacité à penser le changement – et nos sociétés vont devoir savoir faire face à beaucoup de changements à l’avenir. Notre capacité à prendre les défis à bras-le-corps, notre capacité à accepter et à veiller sur l’autre. Elle pose une question essentielle: Qui sommes-nous par rapport à l’autre?

Longtemps, je me suis dit que c’était peut-être incongru de faire un film sur la situation des demandeurs d’asile au Luxembourg, pays le plus riche au monde, pays qui ne laisse aucun migrant à la rue (en principe). Il est vrai que, comparé aux situations chaotiques aux frontières de l’Europe (p. ex. Lesbos en Grèce, Calais ou Grande-Synthe en France), la situation des migrants est, vue de loin, plus qu’acceptable.

Au Luxembourg, on a les moyens, et pourtant, le système est d’une violence certaine.

Frédérique Buck, réalisatrice du documentaire «Grand H»

Toutefois, lorsqu’on approfondit le sujet, on voit bien que les situations de détresse sont nombreuses, et même si elles ne relèvent pas de situations dites «d’urgence vitale», il est question ici de souffrances mentales souvent très prononcées dues à une violence insidieuse, pernicieuse, inhérente au système d’asile.

Les politiques ont tendance à dire que c’est faute de moyens que la question migratoire est difficile à «gérer». Au Luxembourg, on a les moyens, et pourtant, le système est d’une violence certaine, une violence qui n’est pas connue du grand public. Une violence qui est peut-être inhérente à tout système d’asile, à tout système bureaucratique – mais qui doit nous interpeller.

L’accès aux droits est problématique

Un des problèmes majeurs des demandeurs d’asile est d’accéder à leurs droits. Le rapport de 2017 de l’ombudsman Claudia Monti est d’ailleurs très éloquent sur cette question. Et ça, les acteurs des ONG, dans leur rôle de veille, vous le confirmeront. La demande d’asile est pour beaucoup de migrants le parcours du combattant. Les dommages collatéraux sont énormes. Il y a un décalage entre le cadre légal, les règles du système qui semblent claires et cadrées, et ce que vivent les gens eux-mêmes, les demandeurs de protection internationale et ceux qui les accompagnent.

Ce film s’est imposé en l’espace de quelques jours.

Frédérique Buck, réalisatrice du documentaire «Grand H»

Ce film, je ne l’avais pas planifié, il s’est imposé en l’espace de quelques jours, fin décembre, justement dans un contexte de renvois multiples de demandeurs d’asile déboutés, de cris de cœur, d’incompréhension et d’indignation de la part de la société civile: des citoyens, des bénévoles, des enseignants, mais aussi des professionnels de la santé. Dans un contexte aussi de désenchantement de la politique migratoire européenne, qui, nous l’avons vu et le verrons encore, se durcit inlassablement.

Nous avons vu au cours des dernières années que la question migratoire a fait émerger le pire de l’humanité. Mais j’ai aussi vu, durant les deux dernières années, des actes d’humanité, de solidarité et de générosité extraordinaires: je parle notamment des dizaines de résidents ou de famille résidentes qui ont accueilli une personne exilée à leur domicile via notre plate-forme OH Open Home.

Deux de ces personnes prennent la parole dans «Grand H». Sans compter les dizaines d’employeurs qui ont ouvert leur entreprise aux nouveaux arrivants, et qui ont compris que le système mis en place pour l’accueil et l’intégration est boiteux, car lent et peu agile.

Au-delà d’une posture de supériorité morale

«Grand H» donne la parole à celles et ceux qui accompagnent des demandeurs d’asile, de manière personnelle ou professionnelle. Des personnes du terrain qui font partie de la société civile. Des personnes fortes, engagées, impressionnantes, combatives, clairvoyantes et pragmatiques qu’on n’écoute que rarement.

Toutes les personnes dans le film livrent des discours mesurés, sensés.

Frédérique Buck, réalisatrice du documentaire «Grand H»

Des personnes qui sont au-delà d’une posture facile que d’aucuns qualifient de «supériorité morale». Toutes les personnes dans le film livrent des discours mesurés, sensés. Ce ne sont ni des libertaires, ni des extrémistes de gauche, ni des allumés, contrairement aux préjugés qui collent souvent aux personnes dites engagées.

Ce sont des personnes qui opèrent dans l’ombre et trouvent tous les jours des solutions pour contrer les failles du système. Des citoyens, des professionnels engagés qui se démènent souvent au détriment de leur vie privée, souvent épuisés de recommencer leur travail chaque jour à zéro. Non pas pour sauver le monde, mais plus le rendre un peu plus juste, plus humain.

J’ai un très grand respect pour leur travail et surtout leur obstination. C’est un travail difficile, dans la mesure où ces personnes n’ont que très peu d’emprise sur le système, leur travail se limite donc à colmater les failles, au jour le jour. Il faut énormément de volonté pour continuer. Au cours des dernières années, j’ai rencontré des bénévoles, mais aussi des professionnels qui sont tombés en dépression. C’est l’impuissance qui les mine. Cela m’interpelle.

Pour ‘Grand H’, on est allé loin, je pense, dans la parole libre.

Frédérique Buck, réalisatrice du documentaire «Grand H»

Tous ont un rôle différent. Il est évident et juste qu’une citoyenne engagée tienne un discours émotionnel, tandis qu’une responsable d’ONG se doit d’être plus détachée et pragmatique, même si c’est difficile. L’avocat en droit d’asile, le ministre, ont un autre type de responsabilité. Il me paraît important de donner la parole à chacun d’entre eux et de montrer que chaque rôle a sa place et sa légitimité. Encore plus important, qu’ils dialoguent tous ensemble, ce qui évidemment n’est pas vraiment le cas dans la vraie vie.

Pour «Grand H» on est allé loin, je pense, dans la parole libre. Ça s’est fait naturellement, et probablement parce qu’il y a un besoin très fort auprès de ces personnes d’exprimer leurs interrogations, l’indignation et aussi, pour certaines d’entre elles, la perte de confiance dans notre État de droit. Il s’agit de femmes et d’hommes qui se sont invités à s’engager, qui n’ont pas demandé une autorisation pour prendre les choses en main.

Il m’a semblé important d’éclairer la question migratoire à travers leurs regards. Pourquoi? Parce qu’ils voient dans les migrants des personnes, et non des numéros de dossier. Et ça change tout. 

Un message d’humanité

Dans le film, certaines de ces personnes se livrent à nu. Ces paroles tranchent avec les discours qu’on a l’habitude d’entendre. Proposer un récit inédit, un message d’humanité sur la question migratoire, est une des raisons d’être de «Grand H». Dans les médias, on entend beaucoup les politiques, très peu les réfugiés, jamais les demandeurs d’asile. Encore moins les citoyens engagés. Alors que c’est nous, 511 millions d’Européens, qui vivons avec les nouveaux arrivants. Et on a un bout de route à faire ensemble.

 Je suis convaincue que le récit peut devancer le changement.

Frédérique Buck, réalisatrice du documentaire «Grand H»

Aujourd’hui, nous sommes face à un narratif biaisé, souvent toxique, largement porté par les populistes de droite qui instrumentalisent la question migratoire. Il faut briser l’instrumentalisation des migrations par les populistes. Leur récit est faux, indigne et dangereux. Nous nous devons de poser un autre récit. Je suis convaincue que le récit peut devancer le changement, l’incroyable succès du documentaire «Demain» l’a montré. Je pense aussi qu’il faut dépolitiser la question migratoire, faire en sorte que les citoyens européens se l’approprient.

Le rôle de veille de la société civile

Les tensions entre la société civile et le gouvernement sont récurrentes, fortes, normales et extrêmement nécessaires dans tous les domaines, pas que les migrations. La société civile, dans son rôle de veille, joue un rôle important dans l’équilibre démocratique. La société civile, contrairement aux politiques, est libre.

Elle n’a, en principe, pas d’agenda électoral. Son rôle n’est pas, comme on le lui reproche souvent, d’adopter une supériorité morale inattaquable, mais bien de pointer les failles du système et de les contrer. Car des failles, il y en a au Luxembourg, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Prenons par exemple la quasi-impossibilité pour les demandeurs d’asile de travailler, alors que nous savons pertinemment que placer des êtres humains pendant des mois, des années, sans occupation, et de plus dans un foyer en marge de la société, pose les conditions parfaites pour une poudrière.

Alors que nous savons que les langues s’apprennent mieux et plus vite dans un contexte de vie quotidienne que dans un cours de langue. Alors que nous savons que placer des êtres humains dans l’assistanat passif durant des années rend leur mise au travail une fois le statut obtenu (et donc leur autonomisation financière) quasi impossible.

Les manquements politiques en matière d’accueil et d’intégration des personnes déplacées sont en majeure partie dus à l’évitement de l’appel d’air.

Frédérique Buck, réalisatrice du documentaire «Grand H»

Pourquoi les politiques sont-ils restés sourds à ce problème malgré les appels répétés des ONG? Pourquoi n’ont-ils pas procédé dès 2016 à une simplification administrative de l’AOT (autorisation d’occupation temporaire) – au moins pour les personnes ayant une réelle chance d’obtenir l’asile –, alors que les deux ministres en charge du dossier étaient du même parti politique (Travail et Immigration)? On a le droit, et même l’obligation, de se poser la question. Longtemps, j’ai cru que c’était à cause d’une incapacité organisationnelle. Ou un manque d’implication.

Aujourd’hui, j’ai compris que la raison principale des manquements politiques en matière d’accueil et d’intégration des personnes déplacées est en majeure partie due à l’évitement de l’appel d’air. En gros: plus c’est difficile pour les demandeurs de protection internationale, moins il y aura de demandeurs.

Et vice versa. Cela repose sur une vision de l’asile comme un problème à résoudre, comme une menace. C’est tragique, car cette politique se fait sur le dos d’êtres humains, des femmes, des enfants qui sont bel et bien ici, et qui ont au contraire besoin d’une politique d’intégration progressive, innovante, qui les guide vers une autonomisation, et non pas vers l’assistance.

C’est d’ailleurs la peur de l’appel d’air qui est à l’origine des blocages politiques actuels quant aux sauvetages en mer Méditerranée: plus meurtrier sera le voyage, moins de personnes arriveront sur le continent ET moins de personnes se mettront en marche. Glaçant.

«Grand H» aborde différents thèmes: la distinction entre réfugiés politiques et réfugiés économiques, l’attente et l’incertitude liées à la procédure d’asile, le refus de protection internationale et ses conséquences souvent tragiques, l’échec de la politique migratoire européenne, le conflit inconciliable entre un système administratif de gestion de flux et l’humanité, l’engagement et la prise de responsabilités citoyens, la perte de confiance des citoyens dans les institutions.

‘Grand H’ effleure le délit de solidarité, qui est un acte qui ne devrait pas être pénalisé par la loi.

Frédérique Buck, réalisatrice du documentaire «Grand H»

«Grand H» effleure le délit de solidarité, qui est un acte qui ne devrait pas être pénalisé par la loi. La désobéissance civile ne doit pas nous effrayer; l’obéissance, l’acceptation tacite de situations de détresse humaine extrême, cependant, oui. On ne se lève pas le matin en se disant: «Ah, aujourd’hui je vais faire un délit de solidarité.» Non, le délit de solidarité est toujours un acte de dernier recours, d’urgence, et il est la conséquence des failles du système.

À mon sens, on ne peut pas aujourd’hui être citoyen européen et ne pas être interpellé par le sort de milliers d’êtres humains qui se noient parce que nos politiques n’arrivent pas à voir les migrations pour ce qu’elles sont: une réalité qui a toujours existé, et proposer une réelle vision et des solutions pragmatiques, progressives et humanistes. Et finalement, face à la montée des nationalismes aux quatre coins de l’Europe, dont le succès s’explique en grande partie par leur instrumentalisation de la question migratoire, il faut élever la voix.

«Grand H» est pensé comme déclencheur de réflexions et de discussions. Nous sommes nombreux à penser que les discussions dépassionnées sont nécessaires, qu’il appartient aux citoyens de se saisir de la question migratoire. Pour cela, il faut d’abord les amener à s’interroger. «Grand H», film coup de poing sans pour autant être polarisant, montre un pan d’une réalité.

Grand H est actuellement projeté au cinéma Utopia. Informations sur le site officiel du film.