Aux yeux de Mark Tluszcz, Skype a été l’élément déclencheur de la diversification de l’économie luxembourgeoise dans le domaine de l’ICT. (Capture d'écran : Maison Moderne)

Aux yeux de Mark Tluszcz, Skype a été l’élément déclencheur de la diversification de l’économie luxembourgeoise dans le domaine de l’ICT. (Capture d'écran : Maison Moderne)

«Skype, c’est vraiment un de nos enfants prodiges. En plus, il nous était possible de le voir grandir, tous les jours, en temps réel. Il suffisait de se loguer, même en pleine nuit, et de regarder le compteur indiquant le nombre d’utilisateurs.»

En 2005, Paperjam consacrait sa une au «coup de maître» réalisé par Mangrove Capital Partners. La société de capital-risque luxembourgeoise venait de réaliser une vente marquant un tournant autour de ce que l’on allait appeler les «licornes», les sociétés actives dans l’ICT dont la valorisation atteint le milliard. A l'époque, l'un des dirigeants de Mangrove Capital Partners, Gerard Lopez, partageait donc dans nos pages l’épopée de Skype, service de VOIP fondé en 2003 par deux ingénieurs sur un modèle de freemium qui ne portait pas encore son nom.

Dix ans se sont passés depuis que la dernière phase de la transaction de 3,1 milliards d’euros entre eBay et Mangrove a été actée. Valorisé à 3 millions d’euros lorsque Mangrove a apporté un premier financement de 100.000 euros, le bijou Skype, a, entre-temps, changé de propriétaire. Microsoft a déboursé 8,5 milliards de dollars en 2011 pour son acquisition après un projet d’introduction en bourse. Avec plus de 600 millions d’utilisateurs enregistrés, la technologie est un succès dans la mesure où elle leur a permis de réduire leurs coûts de communication. L’aura du service demeure importante en 2017, et ce malgré les nombreux concurrents qui sont apparus, dans un monde où l’évolution digitale s’est muée en révolution. Dix ans, et après? Les dirigeants actuels de Mangrove Capital Partners ont pris le prétexte de cette décennie écoulée pour s’interroger sur les retombées de l’opération à tous les étages.

Un milliard pour l’État

«Nous avons voulu par cette analyse comprendre l’impact de Skype sur l’économie luxembourgeoise», déclare Mark Tluszcz, managing partner et CEO de Mangrove Capital Partners. Le patron de la société de capital-risque était déjà à la manœuvre lors de la reprise, de la croissance puis de la vente de Skype en 2005. Si les dirigeants de Mangrove Capital Partners ne contestent pas le succès financier grâce à cette pépite, ils soulignent aussi un apport sonnant et trébuchant non négligeable pour les caisses de l’État.

Skype a été un déclencheur de la diversification dans le secteur de l’ICT.

Mark Tluszcz, managing partner et CEO de Mangrove Capital Partners

Skype et eBay/Paypal ont ainsi permis, selon les données collectées par la société, de générer entre 2005 et 2014 plus d’un milliard de revenus en TVA pour l’État. «Skype a aussi été un déclencheur de la diversification dans le secteur de l’ICT», ajoute Mark Tluszcz. «Des acteurs locaux ont pu se développer grâce aux besoins de Skype et d’autres internationaux ont vu dans cette success-story un gage de crédibilité de la localisation luxembourgeoise.»

En faisant de l’établissement au Luxembourg du siège de la société une condition sine qua non à leur investissement, les associés de Mangrove introduisaient la VOIP comme composante importante de l’écosystème luxembourgeois. Un déclenchement qui a apporté de nouvelles infrastructures ICT au pays, sans parler de l'arrivée des équipes d’eBay au Grand-Duché.

 Skype a permis d’améliorer la marque Luxembourg qui ne doit pas être considérée que par son centre financier.

Mark Tluszcz, managing partner et CEO de Mangrove Capital Partners

Paypal, Microsoft et Amazon, ces trois grands noms ont suivi un mouvement qui se poursuit en 2017 avec l’annonce récente de l’établissement du siège européen de la banque commerciale de Rakuten, qui semble se sentir bien au Grand-Duché après y avoir posé son siège européen en 2008. «Nous pensons que Skype a permis d’améliorer la marque Luxembourg qui ne doit pas être considérée que par son centre financier», ajoute Mark Tluszcz. «Nous estimons à au moins 2.000 le nombre d’emplois créés dans l’écosystème technologique. Au-delà des chiffres, nous voulons que les acteurs économiques reconnaissent que le secteur ICT a déjà beaucoup contribué à l’économie nationale et qu’il peut encore jouer un rôle important à l’avenir.»

Pour un ministre en charge de l’innovation

Et demain justement? La question se pose alors que, d’une part, la start-up nation semble faire l’unanimité, et que, d’autre part, la vague fintech est promue par toute une Place qui rêve de rivaliser avec d’autres sur le plan international.

«Que fait-on pour garder les acteurs ICT?», s’interroge Mark Tluszcz. «Le client le moins bien servi est souvent le client existant. Nous vivons dans un pays où l’on récompense la place financière, où le secteur immobilier trouve une oreille attentive de la part des autorités, mais nous devons aussi laisser la place à l’innovation et à son développement de manière structurée et coordonnée. Pourquoi ne pas créer un ministre de l’Innovation?» L’idée symbolique permettrait de mettre une responsabilité à un niveau suffisamment haut pour rendre compte à la population.

Il manque un élément fédérateur qui puisse inscrire l’innovation dans l’ADN du pays.

Mark Tluszcz, managing partner et CEO de Mangrove Capital Partners

«Plus qu’un nouvel incubateur ou une nouvelle initiative isolée, il manque un élément fédérateur qui puisse inscrire l’innovation dans l’ADN du pays», ajoute Mark Tluszcz. Si Skype a pu attirer des talents, dont certains ont trouvé une terre d’accueil au Luxembourg, à l’instar de l’ancien COO de Skype, Michael Jackson (désormais associé chez Mangrove Capital Partners), le Luxembourg aurait tout intérêt à ajuster sa législation pour capter les talents non européens et ainsi se permettre de les attirer plus systématiquement, recommande le managing partner de Mangrove Capital Partners. Car, comme pour l’attraction de start-up, les autres pays n’attendent pas. Et l’expertise autour de la valorisation et l’accompagnement de start-up a considérablement grandi dans plusieurs centres ICT et financiers.

Écosystème

Skype les inspire

«Skype montre le bon exemple des atouts du Luxembourg», déclare Xavier Buck, chairman d’EuroDNS. «Le pays a été capable d’attirer les talents nécessaires à Skype tout en combinant la certitude réglementaire autour de la VOIP.» Quant à l’apport de Skype au développement de l’écosystème ICT, la start-up a été «parmi les acteurs qui ont poussé le gouvernement à créer Luxconnect». À l’avenir, pour répéter pareil succès, Xavier Buck recommande de mettre l’accent sur le financement des nouvelles activités.

«Je me rappelle de l’appartement en centre-ville qui servait pour les réunions du conseil», se souvient Norbert Becker qui était, jusqu’à 2005, au conseil d’administration de Skype. «Les rencontres effectuées avec les responsables politiques et les dirigeants d’eBay ont résulté à l’arrivée en 2007 de Paypal», ajoute celui qui est justement le président du conseil d’administration de Paypal Europe, entité du groupe eBay. «Paypal est la plus grande fintech du monde, et nous consacrons quatre à cinq heures uniquement à la recherche et à l’innovation lors de nos réunions de conseil qui durent une journée et demie. Nous avons vraiment la volonté d’investir, d’inventer de nouveaux services en prenant comme effet de levier la masse critique du marché auquel nous nous adressons.» Estimant que le succès de Skype peut être répliqué grâce à l’écosystème luxembourgeois, notamment grâce au rôle important de l’université, Norbert Becker pointe néanmoins le besoin de se donner les possibilités de continuer à attirer les talents. «Nous sommes en concurrence avec Londres et la Silicon Valley. Nous utilisons actuellement les stock-options, les plans warrants comme outils pour attirer les talents, à l’instar des Places concurrentes. Le Luxembourg ne doit pas courir de risque en rétropédalant sur ces sujets.»

«Skype est une success-story qui a complètement bouleversé l’industrie des telco», estime Anne-Catherine Ries, coordinatrice générale de Digital Lëtzebuerg. «Il fallait y croire! Les instigateurs ont trouvé un cadre qui pouvait les faire grandir. Outre l’arrivée d’eBay et de Paypal, Skype nous a ouvert des portes pour attirer des talents.» Avec la venue des équipes de Microsoft à Clausen, le Luxembourg était encore un plus «sur la carte». «Nous avions besoin de noms qui nous permettent de nous rendre crédibles», ajoute Anne-Catherine Ries. «Nous ne chassons et ne devons pas chasser ‘que des gros’, mais ceux-ci attirent l’attention.»