Aujourd’hui capitalisé à plus de 600 milliards de dollars, le bitcoin a attiré les curieux vers la blockchain, mais est aussi l’arbre qui cache la forêt de dizaines de milliers de projets qui s’appuient sur cette technologie.  (Photo: Shutterstock)

Aujourd’hui capitalisé à plus de 600 milliards de dollars, le bitcoin a attiré les curieux vers la blockchain, mais est aussi l’arbre qui cache la forêt de dizaines de milliers de projets qui s’appuient sur cette technologie.  (Photo: Shutterstock)

Le soufflé «blockchain» n’est pas encore vraiment monté au Luxembourg, où la place financière, forte de la loi de 2019, attend les éclaircissements européens. D’autres projets voient le jour sur fond de lente maturation de la technologie et de risques bien posés par la CSSF fin janvier.

«Si j’en avais vraiment compris le potentiel, aujourd’hui, je serais millionnaire!» Parmi les premiers au Luxembourg à percevoir l’intérêt de la blockchain avec en 2014, en rigole. Le cours du bitcoin étant passé de 660 euros en juin de cette année-là à 67.000 euros en septembre 2021, le serial entrepreneur, désormais à la tête de Zentrapreneur, aurait dû en acheter pour plus de 10.000 euros et les vendre au bon moment pour y arriver… Sa réflexion en forme de boutade souligne pourtant parfaitement comment le bitcoin est à la fois le meilleur ami et le meilleur ennemi de la blockchain.

L’histoire commence un soir d’Halloween, le samedi 1er novembre 2008. Un mois et demi après la retentissante faillite de la banque Lehman Brothers, qui marque le début de la crise économique et financière, Satoshi, alors encore inconnu, publie dans un mail adressé à quelques abonnés à un forum technologique un papier de neuf pages, appuyé sur des théories qui ont jusqu’à un demi-siècle. C’est la première application dans le monde réel de la blockchain décrite en 1991 par Stuart Haber et W. Scott Stornetta, deux chercheurs américains qui voulaient mettre en œuvre un système où les horodatages des documents ne pouvaient pas être falsifiés.

«J’ai travaillé sur un nouveau système de paiement électronique entièrement de particulier à particulier, sans tiers de confiance», écrit l’informaticien ou le collectif qui se cache derrière le pseudonyme. «Les propriétés principales sont: les doubles dépenses sont évitées grâce à un réseau peer-to-peer, pas de mint ou d’autres parties de confiance, les participants peuvent être anonymes, les nouvelles pièces sont fabriquées à partir d’une preuve de travail de style hashcash et la preuve de travail pour la nouvelle génération de pièces alimente également le réseau pour éviter les doubles dépenses.» Ce charabia qui décrit le bitcoin trouve une audience auprès de geeks et de financiers rincés par la crise et qui se demandaient comment éviter qu’une autorité centrale échoue dans sa mission de protéger les investisseurs en faisant tourner sa planche à billets, rendant ainsi le système si rigide.

Beaucoup des discussions qui sont menées me rappellent les débuts d’internet il y a 25 ans.
Tom Kettels  

Tom Kettels  Project leadInfrachain 

Aujourd’hui capitalisé à plus de 600 milliards de dollars, le bitcoin a attiré les curieux vers la blockchain, mais est aussi l’arbre qui cache la forêt de dizaines de milliers de projets qui s’appuient sur cette technologie. «C’est un peu dommage», reconnaît la future directrice du Luxembourg Blockchain Lab, Emilie Allaert, «que l’on s’arrête au bitcoin et aux cryptomonnaies alors que le potentiel est bien plus large.» Comme d’habitude, les criminels ont été les premiers à s’y intéresser, à l’instar de Ross Ulbricht qui l’a utilisée pour lancer Silk Road en 2011, «l’Amazon des activités illégales» jusqu’à ce que le FBI y mette fin en 2013. Ou à l’instar de Mt. Gox, bourse d’images mise en ligne par Mark Karpelès devenue le nœud mondial d’échange de bitcoins (70% en 2013) jusqu’à ce qu’un hacker russe, Alexander Vinnik, dépouille les internautes de 850.000 bitcoins (28 milliards d’euros à la valeur du bitcoin début juin). Peu importe, jusqu’à mi-2014, plus les internautes cherchent le mot «bitcoin» sur Google, plus sa valeur augmente. 1% de recherche fait bondir sa valeur de 0,5%.

Des opportunités à saisir 

Quand les Luxembourgeois comprennent l’intérêt de la blockchain, cette sorte de registre d’informations qui serait reproduit à l’identique sur des milliers d’ordinateurs en même temps, rendant les données infalsifiables et incorruptibles, une deuxième blockchain a déjà vu le jour, ethereum, qui permet de générer des smart contracts définis par son créateur, Vitalik Buterin, comme «des boîtes cryptographiques qui contiennent de la valeur et ne la déverrouillent que si certaines conditions sont remplies». Par exemple, le contrat peut dire «merci de donner un euro à X à chaque fois que Y marche un kilomètre», et à chaque géolocalisation de Y qui peut en attester, X recevra un euro sans autre intervention humaine.

Tout devient possible pour qui a suffisamment d’imagination. Besoin de garantir ­l’authenticité d’un diplôme, d’une facture, d’un contrat, d’un certificat, de billets de spectacle, d’ordonnances médicales: la blockchain. Besoin de garantir la traçabilité des biens alimentaires ou d’une chaîne logistique: la blockchain. Besoin d’assurer l’accès à une identité en ligne ou à des services bancaires en ligne dans des pays en développement: la blockchain. Selon le département d’intelligence stratégique du Forum économique mondial, la technologie de chaînage de blocs via des lignes de code informatique a un intérêt dans une soixantaine de verticales parfois aussi généralistes que le développement durable ou le droit.

C’est un peu dommage que l’on s’arrête au bitcoin et aux cryptomonnaies alors que le potentiel est bien plus large. 
Emilie Allaert

Emilie Allaertfuture directrice  Luxembourg Blockchain Lab

L’Université du Luxembourg est au carrefour de la plupart des initiatives de la première heure: avec l’ancêtre d’Infrachain, le Fundchain Consortium (BNP Paribas, Caceis, European Fund Administration, HSBC, ING Luxembourg, Société Générale, PwC) et Scorechain, le SnT organise un premier hackathon fin 2016, annonce son partenariat avec Hyperledger en 2017, le lancement d’un cursus sur la blockchain pour la rentrée 2018, la signature d’un partenariat avec Spuerkeess et la participation à une université mondiale de la blockchain, financée en partie par Ripple, qui pose aussi ses valises au pays, comme les exchanges Bitflyer et Bitstamp.

La France a déjà dégainé son ordonnance «minibons» en 2016 et son décret «blockchain» fin 2018, lorsque le ministre des Finances, (DP), redonne un peu d’avance au Luxembourg avec la loi de mars 2019, dont un article consacre l’arrivée de la blockchain dans le monde financier. «Cela a été un signal important», recontextualise Tom Kettels, project lead d’Infrachain, asbl mise sur pied pour fédérer les énergies. «Nous avons été plutôt bien positionnés, d’autant que le ministère de la ­Digitalisation et le Syndicat intercommunal de gestion informatique ont lancé des projets, que des start-up comme Tokeny et Stokr ont commercialisé des produits. D’autres, comme ­BlocHome et Digibrixx, sont arrivées plus récemment pour répondre aux difficultés sur le marché de l’accession au logement.»

Des violons à accorder

Infrachain garde un œil sur l’Europe et apporte sa contribution à des projets opérationnels. Comme l’initiative européenne Ebsilux, dont la blockchain doit permettre de construire des services transfrontaliers, de numériser et de délivrer ou de certifier des documents qui constituent le moyen standard de vérifier des informations sur les personnes, les entités juridiques et les marchandises. Le projet commence par un cas d’usage sur les diplômes universitaires.

L’écosystème attend avec impatience la directive européenne sur les cryptomonnaies, les assets digitaux (MiCA) et les textes qui encadrent la possibilité de tester des projets de blockchain sans avoir à respecter toutes les règles du jeu. «En ce qui concerne la finance décentralisée, avance M. Kettels, je n’ai pas l’impression qu’il y ait un grand intérêt.» Avant de reconnaître que tous les acteurs n’ont pas le même intérêt à cette décentralisation imaginée par les plus progressistes. C’est un des nœuds des problèmes que rencontre la technologie: à la blockchain ouverte et transparente ont succédé des blockchains publiques, mais aussi des blockchains privées et des blockchains à permission.

«Beaucoup des discussions qui sont menées me rappellent les débuts d’internet il y a 25 ans. Au début, le sujet était confiné aux universités, puis le grand public a découvert les promesses qui n’ont pas toujours été tenues. La liberté de tout dire sur internet a été rattrapée par des contraintes d’abord légères et de plus en plus importantes. Regardez les discussions sur la haine en ligne, c’est pareil. Le monde de la blockchain est assez similaire. Un projet reste dominé à 80% par le business face à 20% de technologie. Les deux parties doivent accorder leurs violons. Si un acteur privé veut utiliser une blockchain privée et fait des affaires partout dans le monde, quelle est la juridiction compétente en cas de problème? Qui règle les litiges? Il existe toute une série de questions encore ouvertes.»

Dans les discussions, elles ont remplacé les inquiétudes sur l’opposition entre la dogmatique blockchain, considérée comme transparente avec les données y compris personnelles, et le règlement européen sur la protection des données. «Le secteur admet une grande règle: pas de données personnelles sur la blockchain. Ou alors sur une sidechain privée ou bien des données chiffrées, impossibles à lire pour ceux qui n’auraient pas les clés.»

La perte d’une partie des clés, c’est l’un des problèmes soulignés par la CSSF fin janvier. Le régulateur luxembourgeois reconnaît certes l’intérêt de la blockchain pour le KYC, pour éviter de recommencer encore et encore à prouver son identité, pour réduire les intermédiaires impliqués dans les paiements transfrontaliers ou encore pour la distribution de fonds, où la fintech luxem­bourgeoise FundsDLT, portée sur les fonts baptismaux par la Bourse de Luxembourg, Clearstream, Credit Suisse Asset Management et Natixis Investment Managers, est dans les starting-blocks. Début juin, le Parlement européen et le Conseil européen ont finalisé un projet pilote pour trois ans qui com­mencera le 23 mars prochain. Mais la CSSF pointe aussi cinq risques majeurs: la conception de la blockchain, la gestion des nœuds, les contrats intelligents, la gestion des clés et les problèmes de confidentialité. Des blockchains en font l’amère expérience en ce printemps.

D’ethereum, qui semble avoir encore retardé le passage à sa version 2.0 d’août à 2023 – au mieux –, à Solana, qui a enregistré son septième bug depuis septembre 2021, en passant par Corda qui mériterait quelques modifications, assurent les analystes. Sans parler de la taille de ces «bases de données décentralisées». Imaginez un registre devenu une bibliothèque de plus en plus grosse, ce qui la rend plus lourde et moins efficace. Des solutions existent déjà, qui vont créer d’autres problèmes. 

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  parue le 22 juin 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

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