Claude Ewen: «Avec les nouvelles mesures de relance à prévoir, l’accroissement de la dette publique et privée et le ralentissement de la croissance, les ratios mondiaux de dette publique/PIB sont amenés à se dégrader.» (Photo: Maison Moderne)

Claude Ewen: «Avec les nouvelles mesures de relance à prévoir, l’accroissement de la dette publique et privée et le ralentissement de la croissance, les ratios mondiaux de dette publique/PIB sont amenés à se dégrader.» (Photo: Maison Moderne)

La dette mondiale atteignait déjà des niveaux sans précédent avant la crise du Covid-19. Et sa trajectoire ne pourra que se dégrader avec les mesures d’injection de liquidités qu’ont adoptées la plupart des économies. Quelles sont donc les implications en particulier du point de vue des investisseurs en crédit?

Au début de cette année, la dette mondiale s’élevait au niveau abyssal de 255.000 milliards de dollars1, en constante augmentation depuis la crise financière mondiale. Cette tendance devrait s’accélérer dans le sillage de la pandémie de Covid-19. Au cours des six premiers mois de l’année seulement, les autorités publiques ont injecté ou promis d’injecter plus de 14.000 milliards de dollars2, soit 18% du PIB estimé de 2019. Ces injections prennent la forme de mesures budgétaires (pour 9.000 milliards de dollars) et monétaires (5.000 milliards de dollars), mais dans certaines régions, une partie des dispositifs de relance est en réalité illimitée!

Les mesures de politique monétaire, telles que celles des banques centrales, et les mesures budgétaires indirectes, comme les garanties de prêts par les États, ne sont pas comptabilisées dans le poids de la dette. C’est le cas, en revanche, des aides résultant des mesures budgétaires directes, à l’image des subventions, des allocations chômage ou du chômage partiel. Au total, ces mesures représentent actuellement plus de 4.400 milliards de dollars. Si l’on considère aussi la hausse de l’endettement du secteur privé par le biais des crédits bancaires ou des émissions nettes d’obligations d’entreprises, la dette mondiale aura gonflé d’au moins 9.000 milliards de dollars, soit 12% du PIB estimé de 2019, rien qu’avec les mesures adoptées au premier semestre de cette année.

Il est difficile et dangereux de sortir d’un cycle dans lequel les ménages et les entreprises cessent de dépenser dans l’idée que les prix vont baisser.
Claude Ewen

Claude Ewensales director LuxembourgColumbia Threadneedle Investments

Ces mesures de relance seront probablement maintenues à l’avenir, quoique sous des formes ou selon des calendriers variés. Nous savons bien que les responsables politiques redoutent particulièrement un engrenage déflationniste. Il est difficile et dangereux de sortir d’un cycle dans lequel les ménages et les entreprises cessent de dépenser dans l’idée que les prix vont baisser. Inutile de rappeler le cas du Japon, qui a passé plus de 20 ans à lutter contre la déflation et où le recours continu à la relance budgétaire a fait monter le ratio dette publique/PIB à presque 240%.

Avec les nouvelles mesures de relance à prévoir, l’accroissement de la dette publique et privée et le ralentissement de la croissance, les ratios mondiaux de dette publique/PIB sont amenés à se dégrader. Entre le début de la crise financière mondiale en 2007 et la fin 2019, ils se sont accrus de 40 points, passant de 280 à 320%3.

Nous sommes maintenant bien partis pour atteindre 350% cette année, et s’il fallait affronter un autre choc grave sur la demande, comme une deuxième vague mondiale de Covid-19, ce ratio pourrait avoisiner les 400% au cours des dix prochaines années, sauf mesures drastiques adoptées en vue de réduire l’endettement mondial.

Implication pour les gouvernements

Les déficits publics et l’ampleur de la dette publique par rapport aux PIB n’avaient pas connu une telle hausse depuis la Seconde Guerre mondiale. Le marché se focalise actuellement sur les réactions politiques, et la viabilité de la dette ne sera pas remise en cause pour l’instant même si les banques centrales achètent d’énormes quantités d’obligations souveraines par le biais de leurs programmes d’assouplissement quantitatif (QE). Avec le temps, néanmoins, ce postulat finira par devenir de plus en plus dangereux.

Quand la situation se normalisera, l’importance du risque pays sera de plus en plus grande pour les investisseurs en crédit dans la mesure où les spreads des obligations d’entreprises vont davantage refléter la viabilité de la dette souveraine.

Une volonté politique considérable sera requise en Europe pour gérer la dette italienne, tandis que l’utilisation du Fonds de relance de l’UE, le partage et les annulations de dettes risquent d’être de plus en plus contestés à l’avenir.
Claude Ewen

Claude Ewensales director LuxembourgColumbia Threadneedle Investments

Ainsi, parmi les émetteurs Investment Grade (IG), nous privilégions des États disposant d’une marge de manœuvre budgétaire et de la volonté politique nécessaires pour stimuler les économies et emprunter, à l’image de l’Allemagne, des Pays-Bas et des pays nordiques. Parmi les pays où la dette publique dépasse 100% du PIB, notre préférence va à ceux qui possèdent leur propre banque centrale et devise, et qui peuvent donc mettre en œuvre des politiques de contrôle de la courbe des taux en cas de besoin. C’est le cas des États-Unis et du Royaume-Uni, contrairement à la France et à l’Espagne, par exemple, qui n’ont pas cette capacité.

Nous nous méfions également du risque politique de la zone euro. Une volonté politique considérable sera requise en Europe pour gérer la dette italienne, tandis que l’utilisation du Fonds de relance de l’UE, le partage et les annulations de dettes risquent d’être de plus en plus contestés à l’avenir. Nous craignons que le marché s’avance trop en supposant que ces changements politiques majeurs se feront rapidement et raisonnablement.

Implication pour les banques

Après la crise financière mondiale, le secteur bancaire a connu 10 ans de durcissement des réglementations et de réduction de son endettement. Le secteur a donc entamé cette nouvelle crise sur des bases plus fortes et est considéré comme une partie de la solution.

Les garanties de prêts, les transferts budgétaires, les moratoires sur les remboursements, l’assouplissement des exigences de fonds propres et l’accès (quasi) illimité aux liquidités sont quelques-unes des mesures prises par les autorités. Jusqu’à présent, elles semblent porter leurs fruits. Par exemple, les dispositifs de chômage partiel permettent aux ménages et aux petites et moyennes entreprises (PME) de continuer à honorer leurs mensualités, ce qui protège non seulement les ménages, mais également l’ensemble des entreprises et, indirectement, le secteur bancaire, mais augmente parallèlement le volume de la dette publique, puisque les fonds avancés proviennent des gouvernements. Par conséquent, les spreads de crédit du secteur bancaire vont entretenir des liens de plus en plus étroits avec la dette souveraine.

Implication pour les entreprises

Depuis la crise financière mondiale, l’encours de la dette des entreprises a presque doublé de volume pour dépasser 74.000 milliards de dollars4, soit plus que la dette publique. Cet accroissement provient essentiellement des émissions d’obligations Investment Grade, en particulier celles d’entreprises notées BBB, et notamment de sociétés ayant réalisé d’importantes fusions-acquisitions financées par la dette.

Le rythme d’endettement de ces 10 dernières années est tout simplement impossible à tenir.
Claude Ewen

Claude Ewensales director LuxembourgColumbia Threadneedle Investments

Aux États-Unis, par exemple, le ratio dette/PIB des entreprises non financières a atteint un sommet historique de 75% fin 20195. Et devrait progresser de près de 10 points de pourcentage encore cette année. En 2008, les obligations BBB représentaient 4% du PIB des États-Unis; en 2019, ce chiffre atteignait 11%. D’ici la fin de cette année, il devrait s’établir aux alentours de 14%, car les entreprises renflouent leur trésorerie face à la baisse des chiffres d’affaires.

Or, cet accroissement de la dette altère la solvabilité des entreprises. Dans l’univers IG, le ratio dette nette/EBITDA des entreprises non financières aux États-Unis devrait excéder 200% à la fin de l’année, en hausse régulière depuis les 116% de 2009. En Europe, ce ratio devrait s’élever à 310% fin 2020, contre 250% en 2009.

Dans les secteurs les plus touchés par la pandémie, comme l’hôtellerie, les transports et l’énergie, les entreprises ont massivement eu recours aux financements externes. Le fléchissement des bénéfices contribuera à maintenir un risque élevé de rétrogradation des notes de solvabilité. Le niveau moyen des notes des entreprises IG pourrait fort bien passer de «A- » à «BBB+».

Le rythme d’endettement de ces 10 dernières années est tout simplement impossible à tenir. Si les perspectives de croissance faible se confirment, les dirigeants des entreprises très endettées seront d’autant plus encouragés à réduire leur dette. Ce processus devrait commencer l’an prochain. Nous sommes en mesure d’identifier quelques émetteurs en cours de désendettement afin de profiter ensuite de l’amélioration de leur bilan. Cependant, tout processus de désendettement est aussi susceptible de se solder par une croissance réduite, dans la mesure où les entreprises investissent moins dans leurs équipes et leur activité.

Implications pour les obligations d’entreprises Investment Grade

La posture des autorités devrait rester expansionniste et fournir un environnement technique favorable pour la demande en obligations d’entreprises. On estime qu’au cours des derniers mois, la Banque centrale européenne (BCE) s’est portée acquéreuse de 40% des émissions nettes du marché primaire des obligations dans le cadre de son QE6.

Si à court terme, cette politique conciliante devrait être profitable aux investisseurs en crédit, nous mettons sérieusement en garde concernant le fait que l’efficacité de cette approche sur le long terme ne doit pas être extrapolée ni tenue pour acquise. Nous avons des doutes quant à la viabilité de la dette des États, et nous sommes conscients que les entreprises doivent encore réduire leur endettement. Nous remarquons ces derniers temps que les spreads des obligations IG se sont en grande partie normalisés. Démarrant l’année à +100 pb, ils sont montés à 340 pb, pour aujourd’hui s’établir à +130 pb7.

La prime de liquidité demeure élevée dans le contexte de la relance et des aides fournies par les autorités.
Claude Ewen

Claude Ewensales director LuxembourgColumbia Threadneedle Investments

Ces niveaux continuent de rémunérer les investisseurs pour leur exposition aux risques de liquidité et de défaut. La prime de liquidité demeure élevée dans le contexte de la relance et des aides fournies par les autorités, en particulier si l’on se penche sur l’écart entre les spreads des obligations d’entreprises et les spreads des CDS. De plus, les taux de défaut implicites ressortant des spreads du crédit IG sont nettement supérieurs aux niveaux moyens historiques. Le taux de défaut cumulé historique sur 5 ans s’établit à environ 0,9% pour les obligations IG (soit près de 0,2% par an)8.

Toutefois, ces taux de défaut sont largement inférieurs à ceux du crédit High Yield, car les émetteurs Investment Grade sont généralement déclassés en catégorie spéculative avant d’être en défaut.

Nous reconnaissons que les risques de rétrogradation sont plus élevés que jamais. Les défauts d’entreprises de rang spéculatif devraient également perdurer, notamment parmi les petites entreprises des secteurs les plus exposés à la crise.

Par conséquent, la création de valeur dans le crédit IG proviendra davantage de la sélection des titres et des émetteurs.

Il est également possible de dégager de la valeur en évitant les candidats à la rétrogradation et en recherchant les entreprises promptes à se désendetter.

1 Institute of International Finance, Global Debt Monitor, avril 2020.

2 FMI, mai 2020/analyse Columbia Threadneedle, juin 2020.

3 Données de l’Institute of International Finance relatives à la dette mondiale, janvier 2020.

4 JP Morgan, «Flows and Liquidity – More Debt, more liquidity, more asset reflation», juillet 2020.

5 Institute of International Finance, Global Debt Monitor, janvier 2020.

6 Deutsche Bank, Macro Credit Brief, juillet 2020.

7 Bloomberg, juin 2020.

8 Deutsche Bank, Default Seems to Be the Hardest Word, mai 2020.