Christian Scharff et Laurent Probst, partners chez PwC, sont les auteurs d’un livre sur l’upskilling. (Photos: Maison Moderne)

Christian Scharff et Laurent Probst, partners chez PwC, sont les auteurs d’un livre sur l’upskilling. (Photos: Maison Moderne)

Des métiers disparaissent, d’autres apparaissent. Et pour aligner les compétences aux besoins du marché du travail, il est urgent d’investir dans l’upskilling, selon Laurent Probst et Christian Scharff, partners chez PwC et auteurs d’un livre sur le sujet. Ils le différencient de la simple formation continue.

Pourquoi parle-t-on d’upskilling plutôt que de formation?

(C. S.). – «Vous avez en moyenne trois à cinq jours de formation continue par salarié par an. La grande majorité du temps est consacrée à apprendre à faire mieux ce que vous connaissez déjà, et peu de temps est dédié à apprendre quelque chose de nouveau. L’upskilling consiste à acquérir un nouveau set de compétences, de manière à faire un job «augmenté» ou différent. Vous n’allez pas apprendre à faire mieux ce que vous connaissez déjà. En termes de volume, on n’est pas sur trois à cinq, mais sur 15 à 20 jours.

Si on n’investit pas dans l’upskilling, on va vers un problème de compétitivité, voire de gros problèmes sociaux. On va laisser une grande partie des gens sur le côté.
Christian Scharff

Christian ScharffPartnerPwC

En quoi est-ce une problématique importante pour le Luxembourg?

C. S. «Il y a un mouvement extrêmement fort, depuis plusieurs années, avec la transformation digitale, puis verte. Si on n’investit pas dans l’upskilling, on va vers un problème de compétitivité, voire de gros problèmes sociaux. On va laisser une grande partie des gens sur le côté. Tout le nouveau business qui va être créé ne peut l’être que par de nouvelles ­compétences. S’ajoute à cela un choc démographique, qui va dans le mauvais sens. Vous avez besoin de compétences différentes, et la ­profondeur de l’étang dans lequel vous pêchez diminue. Qui reste-t-il? Les gens que nous avons déjà. Si vous avez les bonnes compétences au bon moment, il y a des entreprises qui vont venir et créer des emplois dans le domaine.

Laurent Probst (L. P.). – «Le Luxembourg a fait quelques tentatives en matière d’upskilling, mais encore basées sur l’ancien modèle de formation. Tout est fait pour former des gens sur une semaine, quelques jours. Il faut une approche plus ambitieuse.

Tous les salariés sont-ils concernés par l’upskilling?

C. S. «Environ 10% des emplois sont en danger chaque année. Huit sur dix restent, mais le niveau de compétences exigé augmente de manière dramatique. Autrement dit, il ne faut pas faire deux jours de formation pour y arriver, mais 15. Les deux autres emplois disparaissent. En contrepartie, il y en a qui apparaissent. Les emplois verts, dans la technologie, la cybersécurité… L’upskilling s’applique à ces 10% d’emplois à risque. ­Plutôt que d’arroser tout le monde de formations, on peut donc concentrer l’effort sur ces 10% qui en ont réellement besoin dans l’année en cours.

Dans quels domaines trouve-t-on ces emplois à risque?

C. S. «C’est extrêmement varié. Dans les supermarchés, on peut parler des caisses automatisées. Dans les assurances, du middle-office automatisé. Dans une usine, de l’interface client. Dans les travaux publics, des drones pour aller faire des repérages de chantiers, alors qu’hier, des Hommes les faisaient avec une lunette. On peut encore continuer cette liste. Aucun secteur n’est épargné. Cela dépend de la vitesse d’investissement de chaque firme.

C’est un doux rêve de penser que tout le monde va aller en formation de lui-même le soir.
Laurent Probst

Laurent ProbstPartnerPwC

À qui revient la responsabilité? Au salarié, à l’entreprise, à l’État?

L. P. «Aux trois. Premièrement, chaque salarié doit essayer de se maintenir à la page. Mais c’est un doux rêve de penser que tout le monde va aller en formation de lui-même le soir. Deuxièmement, c’est dans l’intérêt premier de l’employeur de former ses employés. Et, troisièmement, l’intérêt de l’État est que la personne ne sorte pas du circuit du travail pour entrer au chômage. Ce qui coûte plus cher que de soutenir une entreprise dans l’upskilling.

Quel est le rapport coût-bénéfice?

L. P. «Le coût de l’upskilling comprend le salaire de la personne pendant la période et la formation. Il peut démarrer à 4.000 euros et aller jusqu’à 100.000 euros par personne, par exemple pour des programmes de neuf mois dans des usines extrêmement automatisées qui n’existent pas en Europe, et qui impliquent d’envoyer les gens en Asie ou aux États-Unis. Le retour sur investissement pour l’entreprise est simple: si elle n’a pas de compétences, elle n’a pas de business. Ou alors, il faut passer du temps à recruter des gens que l’on doit faire venir de l’extérieur. On va payer des surcoûts pour faire venir la famille, etc. Pour l’État, si un job n’est pas occupé parce qu’il n’y a pas les compétences, il ne touche pas les revenus de sécurité sociale, de fiscalité. Et si la personne dont le métier était à risque tombe dans une situation de demandeur d’emploi, on parle de plusieurs milliers d’euros par mois de compensations sociales. L’upskilling bien organisé, c’est une sécurité sociale et sociétale.

Au minimum, pour 1 euro investi dans l’upskilling, on est à 2 euros épargnés pour la société au sens large.

C. S. «Il y a aussi un vrai travail à faire sur la manière de communiquer avec les gens, de les rassurer. C’est beaucoup moins traumatisant de devoir suivre 15 jours de formation dans son entreprise que de perdre son emploi et de se retrouver à devoir refaire tout le cycle. Il y a tout le bénéfice social et psychologique. ‘Upskiller’, c’est un vrai sujet de compétitivité économique, mais aussi sociétal et de vivre-ensemble.

Dans l’idéal, quel montant l’État luxembourgeois devrait-il investir?

L. P. «Ce n’est pas seulement une question d’argent, mais de mettre en place un cadre favorable à l’upskilling. Aujourd’hui, il y a d’excellentes initiatives. Le problème, c’est que ce n’est pas à la taille du changement. On peut rediriger le budget aujourd’hui alloué à la formation vers ces priorités d’upskilling. Trouver plus d’accords intersectoriels pour que les associations professionnelles soient plus actives dans le suivi des compétences en temps réel.

C. S. «On a aujourd’hui un pool de salariés de très bon niveau au Luxembourg. Si on laisse ce bon niveau se détériorer, on va perdre en compétitivité, en attractivité, et, in fine, on aura des problèmes bien plus importants que la mise en place d’une politique coordonnée d’upskilling au niveau du pays.

À quelle fréquence doit-on «upskiller» un salarié?

C. S. «En moyenne, tous les sept ans. Cela va probablement s’accélérer. Entre-temps, il y a toujours un peu d’incrémental, pour rester à la page.

Quelle stratégie mettre en place en entreprise pour atteindre cet objectif?

C. S. «Cela commence toujours par de la planification, ou workforce planning. Planifier et comprendre ce qui va se passer avec les salariés dans le futur. Cinq ans, c’est trop loin, trois, encore incertain. Le seul horizon que l’on considère comme à peu près certain, c’est un an. Dans certaines entreprises, c’est six mois, voire quatre, tellement cela va vite. Il s’agit donc de se projeter à un an, chaque année, en même temps que le budget, par exemple, et d’imaginer quels sont les 10% de salariés qui vont être touchés par des transformations. Seconde étape, essayer de définir leurs compétences. Et comparer cela avec les jobs qui vont apparaître ou qui seront transformés d’ici un an. Si vous répétez cela chaque année, au bout de cinq ans, vous aurez «’upskillé’ la moitié de la boîte.

Dans quelles compétences investir pour l’avenir?

C. S. «Dans les classements des compétences les plus demandées dans le futur, il y a souvent six ou sept soft skills avant les hard. Interagir, travailler en équipe, coordonner… Dire que la solution, ce sont les digital skills, c’est se tromper lourdement. Pour les personnes très en retard dans ce domaine, il faut investir dedans. Mais si vous prenez la population qui a déjà les bases, cela ne veut pas dire qu’elles pourront garder leur job. Il peut totalement disparaître parce qu’un chatbot va répondre à leur place au client. Maintenant, il faudra traiter leurs plaintes. Pour cela, il est nécessaire de mieux connaître les produits (hard skills), d’apprendre à gérer la mauvaise humeur des clients (soft skills) et de savoir utiliser la nouvelle interface où les plaintes arrivent (digital skills). Vous ne pouvez plus vous cacher derrière votre machine. Au supermarché, avec les caisses automatiques, on ne va plus scanner des articles, mais aider le client et lui expliquer comment cela fonctionne.

Au lieu d’un salarié par caisse, on passe à une personne pour plusieurs caisses automatiques. Que deviennent les autres caissiers?

C. S. «Il faudra changer de secteur. A ­priori, à un horizon de 10 ans, on n’est pas dans une diminution du nombre d’emplois. Il va y avoir énormément de créations dans toute une série de secteurs. Encore faut-il avoir les compétences. On ne peut pas non plus décider de former en masse aux compétences vertes. Si on y est trop tôt, on y est pour rien, il n’y a pas d’emplois disponibles. C’est pour cela que ce délai d’un an est instrumental.

L’upskilling peut-il aussi pallier, à l’inverse, les problèmes de surquali­fication, pouvant mener au bore-out ou au brown-out de certains salariés?

L. P. «On voit, dans certains cas, des personnes surqualifiées sur le papier par rapport au travail demandé. Le Luxembourg est peut-être aussi dans cette situation parce qu’il y a beaucoup de personnes qui arrivent avec leur conjoint, qui s’inscrivent à l’Adem et doivent trouver un emploi, pas forcément au niveau espéré. Encore une fois, si elles ont un porte­feuille de compétences adapté au marché, elles peuvent trouver quelque chose.»

Quelle stratégie au Luxembourg pour attirer les talents?

Son élaboration est en cours, selon le ministère de l’Économie. Dans le cadre de l’accord de coalition gouvernemental 2018-2023, un groupe de travail a été créé pour établir une feuille de route sur le sujet.

Sous la coordination du minis­tère de l’Économie, il regroupe aussi les ministères des Finances, de l’Éducation nationale, de la Digitalisation, le Service des médias et des communications du ministère d’État (SMC), la Direction de l’immigration du ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), le ministère du Travail, l’Adem, Luxembourg for Finance et Luxinnovation.

Toutes ces entités travail­lent à une «approche agencée en trois temps: attirer les talents pour apporter des compétences et expé­riences profes­sionnelles clés au profit de l’économie nationale; être en capacité de retenir au Grand-Duché ces profils recherchés; et réfléchir sur la manière de développer les compétences à l’avenir, en vue de soutenir la compétitivité et le développement économique du pays». Elles ont pu échanger avec les représentants de différents secteurs, pour arriver à une feuille de route «en cours de finalisation». Cette dernière sera ensuite soumise au conseil de gouvernement.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  qui est parue le 29 avril 2021.

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