Vous interprétez, dans la série Bad Banks, le rôle de Christelle Leblanc, une banquière luxembourgeoise froide et impitoyable. Cela paraît très loin de votre vie de tous les jours. Comment vous êtes-vous préparée?
Désirée Nosbusch. – «Il n’y a aucun personnage plus éloigné de moi que Christelle Leblanc. J’ai eu la chance que la première saison de la série soit confiée à Christian Schwochow, un réalisateur très connu pour son travail en profondeur et qui attend aussi de ses comédiens que ceux-ci soignent tous les détails...
Dès le premier casting, il m’a bombardée d’articles, de livres et de documentaires sur la finance, les fonds, les banques d’investissement. J’ai aussi pu rencontrer une femme à Londres qui fut une des premières traders à New York. Elle a choisi toute sa vie de privilégier sa carrière, n’a jamais été mariée, n’a jamais eu d’enfants... Elle ressemblait du coup, par beaucoup d’aspects, au rôle que j’interprète. Elle m’a aidée en me racontant ce que c’était d’être une femme dans ces étages très masculins des buildings de la finance...
C’est-à-dire?
«C’est très difficile de trouver la bonne attitude, de ne pas abandonner sa féminité, mais de ne pas la porter non plus à fleur de peau. Quand vous êtes une femme et que vous rentrez sans le look approprié dans ce genre de bureaux, vous n’avez aucune chance... Elle m’a raconté aussi que son métier lui faisait l’effet d’une drogue. Elle était incapable de dire ce qui continuait à la faire avancer.
Quand vous êtes à l’étranger et que vous venez du Luxembourg, tout le monde a l’impression que vous connaissez forcément la finance, que vous ne payez pas d’impôts... [rires]
Car, à un moment donné, ce n’est plus l’argent, ni même un zéro de plus sur le compte en banque qui fait la différence, mais simplement le jeu et le goût de gagner. Elle m’a enfin parlé de la peur de l’après, qui la préoccupait beaucoup... Qu’est-ce qui reste quand tout s’arrête? Ce sujet-là, j’ai pu l’aborder également avec une autre femme qui venait de mettre un terme à sa carrière dans la finance à New York à 32 ans seulement, parce qu’elle n’en pouvait plus. Avec l’une comme avec l’autre, j’ai pu mieux mesurer le pour et le contre.
Quelle vision aviez-vous de la finance, auparavant?
«Quand vous êtes à l’étranger et que vous venez du Luxembourg, tout le monde a l’impression que vous connaissez forcément la finance, que vous ne payez pas d’impôts... [rires] Mais moi, j’avais une vision très éloignée de ce milieu-là. J’ai grandi dans une famille populaire à Esch. Mon père était camionneur, ma mère ménagère. Ce n’était pas du tout mon truc.
J’ai un frère qui travaille dans la finance et qui a pu m’aider. Il n’en pouvait plus parce que je l’appelais tous les trois jours pour qu’il me raconte comment on crée un fonds, comment on restructure une dette... Heureusement qu’il a pu m’aider, car l’argent et moi, ça ne va pas bien ensemble. Ça ne m’intéresse pas. Je pense évidemment que c’est bien d’en avoir, que ça facilite la vie, mais chez moi, ça arrive et ça part...
Vous ne consultez pas vos placements tous les matins?
«Non, parce que je n’en ai pas, mais aussi et surtout parce que ce n’est pas quelque chose qui me rend heureuse. Quand je vais à des dîners ou des événements avec des gens du secteur financier, je me dis toujours que j’espère qu’ils se marrent un peu plus à la maison ou qu’ils ont une passion à côté de leur carrière. Je trouve très dangereux de vivre dans une bulle où tout est matériel, rythmé par un profit ou une perte....

Désirée Nosbusch: «Je n’ai jamais autant travaillé dans ma carrière de comédienne que maintenant, à 54 ans.» (Photo: Patricia Pitsch/Maison Moderne)
Tout est matériel et en même temps, dans la vie comme dans Bad Banks, les sommes en jeu paraissent parfois irréelles tant elles sont faramineuses...
«Oui, c’est fou... Avec Paula, ma collègue actrice qui interprète le rôle d’un jeune prodige de la finance, on se disait souvent, au début de la série: 'Mais où est tout cet argent ? Existe-t-il un grenier quelque part où sont entreposées toutes ces sommes, comme les enfants peuvent le lire dans Picsou?' La dématérialisation des transactions a rendu les choses virtuelles, et du coup plus difficiles à comprendre. J’ai rencontré quelqu’un de très connu dans notre métier qui a perdu des millions en 2008 après la faillite de Lehman Brothers à New York.
Il m’a dit: 'Tu sais, Désirée, c’est marrant, parce que tu te lèves le matin, on t’annonce que tu viens de perdre tant de millions, et puis tu te dis que tu vas quand même prendre ton café, te doucher, t’habiller et aller au bureau... C’est surréel.'
J’adore me balader dans ce monde en tant que Christelle Leblanc, mais ce n’est pas le mien. Avant de lire le scénario de la deuxième saison, je me disais que mon personnage était arrivé à son sommet de froideur, de tactique et de méchanceté. Mais je me trompais. Et ce n’est pas exagéré...
Quels ont été les retours des professionnels de la finance sur la série?
«C’est drôle, parce que depuis Bad Banks, on me prend au sérieux au Luxembourg. Les gens que je croise imaginent que je suis devenue une spécialiste de la finance. À tel point que des banquiers me demandent même ce que je pense, ou comment je vois les choses [rires]! J’avais un peu peur, après le tournage, qu’on nous reproche d’avoir forcé le trait.
Mais tous les banquiers que je connais, tous ces messieurs que l’on croise dans les mêmes étages que Christelle Leblanc, m’ont dit: 'On aimerait bien te dire autre chose, mais la série est très proche de la réalité...' Je trouve que c’est un très beau compliment. Mais ça fait peur...
Ce n’est pas évident de vieillir dans l’œil des autres, mais aussi dans un milieu où arrivent chaque année beaucoup de jeunes, beaux, intelligents, dynamiques, avec plus de force et moins mal au dos.
Comment incarne-t-on une méchante? Faut-il l’être un peu soi-même?
«Je ne crois pas... [sourire] Pas davantage qu’il faut être un meurtrier pour tuer quelqu’un dans un film, heureusement! Mais j’essaye toujours de voir les deux côtés de mon personnage. C’est quelqu’un qui a de graves blessures, qui a peur de vieillir, qui a dû renoncer à son côté féminin pour survivre à ce niveau. Elle n’est pas méchante, mais parfois désespérée. Elle n’a pas d’homme dans sa vie, elle est seule, elle voit toutes ces jeunes femmes qui arrivent pour prendre sa place. Et ça, je peux le comprendre, parce que moi aussi je suis une femme qui ne cache pas son âge.
Ce n’est pas évident de vieillir dans l’œil des autres, mais aussi dans un milieu où arrivent chaque année beaucoup de jeunes, beaux, intelligents, dynamiques, avec plus de force et moins mal au dos. On ne se lève pas tous les matins en se disant: 'C’est génial, me voilà un jour plus vieille!'
Beaucoup de comédiennes se désolent que leur carrière s’arrête à 40 ou 50 ans parce qu’on ne pense plus à les faire tourner...
«C’est vrai. Moi, j’ai eu un coup de chance incroyable. Six mois avant le casting de Bad Banks, j’avais appelé mon agent pour lui demander de me sortir de son fichier parce que je n’arrivais pas à avoir les rôles que je voulais. On ne me prenait pas au sérieux, je trouvais que je n’avais pas l’occasion de montrer ce que j’avais en moi. Je voulais vraiment arrêter avec la comédie, ça me faisait trop mal.
Et puis six mois après, elle m’appelle et me dit qu’il y a un casting où ce serait quand même pas mal que je me présente... C’était Bad Banks! Depuis, la série a entraîné pour moi beaucoup de choses. Je n’ai jamais autant travaillé dans ma carrière de comédienne que maintenant, à 54 ans.
Les hommes ne sont peut-être pas plus respectueux, mais ils ont peur... Alors ils font attention.
C’est un milieu sexiste, le cinéma?
«Oui, et ce n’est peut-être hélas pas le seul... J’étais triste et heureuse que le mouvement #MeToo fasse sortir des choses finalement. C’était une question en souffrance depuis longtemps. J’avais 12 ans quand j’ai commencé ce métier. Je mentirais si je disais que ce milieu n’était pas sexiste. J’en ai vu de toutes les couleurs.
Vous-même, vous en avez été victime?
«Oh oui... plus d’une fois. Des choses pas belles me sont arrivées.
Pourquoi n’en avoir jamais parlé?
«C’est sans doute une affaire de génération... J’ai grandi dans un pays catholique où les mentalités n’étaient pas les mêmes, où l’on pensait d’abord à ce qu’en diraient les voisins, où l’école apprenait aux enfants à se taire et à respecter toute personne plus âgée, même lorsqu’il s’agissait d’un salaud... Ma génération pensait que s’il t’arrivait quelque chose, c’était de ta faute. Ce n’est que beaucoup plus tard, grâce à des gens qui m’ont aidée, que j’ai appris que j’avais le droit de parler.
J’admire toutes les femmes qui ont eu le courage de le faire. Moi, j’y ai beaucoup réfléchi lorsque j’étais en Allemagne, mais je ne l’ai pas fait. La personne en cause n’était plus vivante et je ne voulais pas me voir reprocher d’accuser quelqu’un qui n’avait plus la possibilité de se défendre. Mais surtout, j’étais en paix avec moi-même depuis quelques années. La preuve, je vous en parle...
Comment expliquez-vous qu’aucune affaire ne soit sortie au Luxembourg?
«Je me le demande sincèrement. Le Luxembourg n’est pas mieux que les autres. C’est plus petit, ça se cache peut-être plus facilement, mais cela existe forcément. Je trouve cela très dommage.
Les rapports hommes-femmes ont-ils changé dans le cinéma depuis l’affaire Weinstein? Les hommes sont-ils plus respectueux?
«Oui, cela a changé, il y a eu une prise de conscience. Les hommes ne sont peut-être pas plus respectueux, mais ils ont peur... Alors ils font attention.»
Retrouvez la deuxième partie de cette interview .