Ce qui se voulait être une photographie des jeunes pendant le confinement réalisée par Philippe Depoorter et Anne Goedert s’est transformé en portraits riches d’expériences, tout en nuances. (Photo: Romain Gamba / Maison Moderne)

Ce qui se voulait être une photographie des jeunes pendant le confinement réalisée par Philippe Depoorter et Anne Goedert s’est transformé en portraits riches d’expériences, tout en nuances. (Photo: Romain Gamba / Maison Moderne)

Au cœur du confinement, la Banque de Luxembourg a pris le pouls de la jeune génération dans les entreprises familiales pour comprendre leur vécu de la crise et ce qu’ils espèrent pour le monde de demain. Des témoignages enrichissants que Paperjam mettra en lumière cette semaine en donnant chaque jour la parole à un de ces jeunes. En guise d’introduction, Philippe Depoorter et Anne Goedert reviennent sur les enseignements qui ressortent de ces entretiens.

Et si la crise avait permis à la «next gen» de «grandir» de façon accélérée? Et si la crise avait permis aux générations réunies autour de la grande table des entreprises familiales de mieux se parler, de mettre des mots sur un vécu? Une crise du Covid-19 qui est «une de plus» pour la génération montante.

«Cette génération montante n’a pas connu de guerre, mais elle est confrontée à un monde et à ses excès, une situation qui est bien loin de ce que la génération ‘en charge’ s’était promis de lui laisser», résume , responsable de l’activité Entreprises & Entrepreneurs et membre du comité exécutif de la Banque de Luxembourg.

Avec Anne Goedert, ils ont conduit une enquête auprès de 27 jeunes gravitant dans ou autour des entreprises familiales, tous âgés entre 20 ans et la mi-trentaine, répartis entre les repreneurs, les candidats repreneurs et ceux qui ne souhaitent pas forcément reprendre le flambeau.

L’enquête autour du «Covid-19 et ses conséquences pour moi, ma famille et notre entreprise» qui va paraître dans les prochains jours est intitulée «E wake-up call fir jiddereen», une prise de conscience qui se reflète dans les témoignages.

«Cette crise sacrifie en quelque sorte cette génération montante pour celle de nos parents», pointe Philippe Depoorter. «Nous devions bien aux jeunes de les écouter. Cette démarche découle de notre investissement auprès des entreprises familiales depuis plusieurs années, mais aussi de notre envie, voire besoin, d’écouter ceux qui vont devoir payer le prix des choix politiques qui ont été faits.»

Une bouffée d’oxygène durant le confinement

Des propos recueillis permettent de se tourner vers le futur, à l’heure où le coronavirus propage une sinistrose permanente. À condition de pouvoir accompagner ces jeunes dans leur ressenti.

«Je suis très frappé qu’à la différence de leurs aînés, ils formulent peu leur souffrance», analyse le philosophe Samuel Rouvillois. Celui qui intervient dans de nombreuses entreprises en France pour approfondir leurs réflexions sur la place de l’Homme, et plus particulièrement des jeunes dans le monde de l’entreprise, a également collaboré avec la Banque de Luxembourg dans cette démarche. «Ces jeunes en entreprise sont dans un monde très difficile, en ont conscience et ils font avec. Ils n’ont pas toujours les outils pour formuler cela, mais ils sentent bien les contradictions et les paradoxes du monde dans lequel ils grandissent.»

«Ils nous ont répondu favorablement et très rapidement», note Anne Goedert, conseillère Family practice et Philanthropie à la Banque de Luxembourg. «Cela peut expliquer l’attitude très positive qui était présente dans tous les entretiens, c’était une vraie bouffée d’oxygène pendant le confinement.»

Une crise qui a débuté avec un sentiment de peur partagé par beaucoup, avant de voir la volonté de s’en sortir prendre le dessus. «C’est un élément exogène, à savoir la crise, et un sentiment partagé, à savoir la peur, qui ont réuni deux générations d’égale à égale alors que le processus de transmission s’effectue en temps normal par étapes, parfois de manière tendue», note Philippe Depoorter.

Reality check et communication

De nombreuses entreprises ont par ailleurs mis à profit cet arrêt forcé des activités pour repenser leur stratégie et mettre en place de nouveaux projets. «Cela a permis aux jeunes de grandir d’un coup avec l’espoir d’en sortir plus forts qu’ils n’étaient rentrés dans la crise», appuie Philippe Depoorter. Dans le même temps, la période a aussi apporté une sorte de ‘reality check’: «Parmi ceux qui ont envie d’y aller ou qui viennent de rejoindre l’entreprise, certains nous ont dit que c’était la première fois qu’ils remettaient ce choix en question.»

Mais la communication facilitée par la crise a permis de souder davantage les générations et surtout de briser des non-dits habituels. «Ce contexte les a obligés à se mettre autour d’une table pour parler et les jeunes ont compris l’importance de la communication pour constituer du lien social entre les deux générations», relève Anne Goedert. «On voit bien la puissance que représente le modèle familial de l’entreprise, qui est pourtant un lieu complexe, un lieu de tensions, d’apprentissage, mais ils l’ont vécu dans le cas présent comme un lieu de ressourcement et d’évolution», ajoute Philippe Depoorter.

«Les jeunes découvrent que nous sommes aussi perdus qu’eux. Ils sont prêts à aider la génération en place à condition d’être à égalité», observe pour sa part Samuel Rouvillois. «On sent dans leur réaction un désir d’un dialogue plus franc, un désir formulé de pouvoir, à l’intérieur de la famille et de l’entreprise, discuter de la manière dont les uns et les autres vivent les choses.»

Lucidité et agilité

Une attitude positive qui va de pair avec leur lucidité et leur volonté d’être dans l’action en faisant preuve d’une agilité. «Le constat est revenu à plusieurs reprises: ce qui paraissait impossible peut arriver. Ce qu’il faudra observer dans les années à venir est la manière dont ils essaient de se préparer à ce qu’il n’est pas possible de préparer», ajoute Philippe Depoorter.

Au-delà des cas individuels, la crise va-t-elle rebattre les cartes de l’économie ou permettre de lancer un chantier de réflexion commune via le dialogue intergénérationnel?

«Je ne crois pas du tout que cela va tout changer, même s’il y a un décalage entre le choc objectif de la crise et le message de fond de cette crise qui porte sur la santé, la vie», résume Samuel Rouvillois. «Beaucoup de gens ont encaissé cette crise et ne s’en sont toujours pas remis, dans ce 21e siècle où beaucoup de choses nous déstabilisent profondément et que nous devrions regarder de façon nouvelle, pas idéaliste, mais en prenant de la distance.»

Ce qui se voulait être une photographie des jeunes pendant le confinement s’est transformé en portraits riches d’expériences, tout en nuances. De quoi remettre à plat les stéréotypes adossés à chaque génération. «La génération en place a la responsabilité de prendre le temps pour les écouter et créer les fondements de ce dialogue intergénérationnel qui est une nécessité, car ce sont les jeunes qui auront à se construire ou se reconstruire sur base des séquelles ou les dettes que nous leur laisserons», appuie Philippe Depoorter.

Dix ans après 2008, cette nouvelle crise a amené son lot de désillusions pour la jeune génération, notamment sur le plan politique et à l’égard de la couverture de l’actualité dans les médias. Il lui reste désormais à prendre la place qui est la sienne pour tenter d’anticiper les prochains changements et autres vagues tout en pérennisant des aventures familiales qui forment aussi le socle économique du pays, souvent dans une certaine discrétion.

Mardi, retrouvez notre premier témoin, Anne Van Wetteren du groupe Pall Center.