Bruno Colmant: «Aujourd’hui, le Royaume-Uni et les États-Unis, c’est-à-dire ceux qui ont promu le néolibéralisme et l’économie de marche universelle, se referment.» (Photo: Degroof Petercam)

Bruno Colmant: «Aujourd’hui, le Royaume-Uni et les États-Unis, c’est-à-dire ceux qui ont promu le néolibéralisme et l’économie de marche universelle, se referment.» (Photo: Degroof Petercam)

Les votes du Brexit et de l’élection de Donald Trump à la présidence américaine sont des faits majeurs. Même si le Brexit est une maladresse politique différente du courant politique sous-jacent à l’élection de Donald Trump, ces événements ne relèvent pas de tendances marginales, mais de discontinuités sociopolitiques cruciales.

Ces deux votes sont d’ailleurs autant les symptômes que les aboutissements de prédispositions qui trouvent peut-être leur origine il y a quatre décennies.  

Il y a deux générations, un nouvel ordre économique s’est idéologiquement imposé: le néolibéralisme. Ce terme désigne une version dérivée du libéralisme, que certains assimilent au paroxysme de la logique libérale. Il a apporté des innovations spectaculaires entraînant une croissance économique extraordinaire.

Sa naissance coïncida avec l’orientation politique menée par Margaret Thatcher (1925-2013, Première ministre de 1979 à 1990) au Royaume-Uni et par Ronald Reagan (1911-2004, président de 1981 à 1989) aux États-Unis, à la suite du désastre économique qui confronta le monde occidental, dans les années 70, à une vague d’inflation et à un chômage structurel de masse.

Pendant 40 ans, le modèle néolibéral s’est donc amplifié, tirant profit de la mondialisation et de la récente digitalisation.

Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles

Ce courant néolibéral abolit les règles macroprudentielles édictées dans les années 30 et conduisit à démanteler, en Europe, les grands monopoles d’État. Singulièrement, c’est au moment de la révolution néolibérale que la France choisit d’élire le premier président socialiste depuis le Front Populaire de 1936, mais la parenthèse socialiste ne dura que deux ans. 

Ce choc néolibéral entraîna une mutation sociologique titanesque en Europe, d’autant qu’il coïncida avec la chute du Mur, en 1989. Pendant 40 ans, le modèle néolibéral s’est donc amplifié, tirant profit de la mondialisation et de la récente digitalisation. Il s’est d’autant plus renforcé que ses contre-modèles (le maoïsme et le marxisme-léninisme) se sont effondrés.

Mais aujourd’hui, le Royaume-Uni et les États-Unis, c’est-à-dire ceux qui ont promu le néolibéralisme et l’économie de marché universelle, se referment. Ces deux pays veulent la mobilité des capitaux, mais plus celle du travail. Ils s’extraient donc du modèle qu’ils ont promu à leur bénéfice.

Si le néolibéralisme est en phase de contraction, cela ne veut pas dire que le capitalisme s’apaise: au contraire! Il va s’amplifier.

Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles

Mais attention: si le néolibéralisme est en phase de contraction, cela ne veut pas dire que le capitalisme s’apaise: au contraire! Il va s’amplifier. L’autre question est de savoir si le populisme qui a accompagné ces évolutions britannique et américaine pourrait se diffuser en Europe. Après tout, nous vivons toujours, avec retard, les évolutions sociétales anglo-saxonnes.

Et c’est bien le cas, mais de manière différente, puisque l’Europe a fondé la notion d’État-providence. Chez nous, il s’agit d’un rejet des États qui n’ont pas su protéger leurs populations contre certains méfaits du néolibéralisme. Depuis la crise de 2008, le travail devient précaire et le pouvoir de négociation salariale des travailleurs est limité dans une économie désormais digitale et robotisée. L’Europe est menacée d’un chômage endémique et structurel pour les personnes moins qualifiées alors que la mobilité des capitaux met en concurrence les systèmes sociaux. 

Nos démocraties, en partie épuisées par des forces politiques traditionnelles qui ne prennent pas la mesure des enjeux sociétaux et s’accommodant mal de la souveraineté du marché, s’inscrivent aujourd’hui dans des élans populistes qui rejettent un État traditionnel n’offrant pas de bouclier satisfaisant contre les dérives du marché mondialisé.

C’est là que se tient tout le paradoxe de ces élans du peuple: en menaçant les structures étatiques qui ont accompagné un capitalisme anglo-saxon néolibéral désormais en contraction, le populisme s’attaque en réalité au premier acteur susceptible de le contrer. Les piliers de nos démocraties, ainsi affaiblis, disparaîtraient dans les sables mouvants d’un ordre marchand entretenant l’individualisme et la peur collective. Au motif d’être la négation du néolibéralisme, le populisme en serait l’aboutissement.

On ne pourra pas éviter le dialogue avec les ‘gilets jaunes’ et des mouvements comme Podemos, les Indignés de Stéphane Hessel, les Nuits debout et Occupy Wall Street.

Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles

Au reste, nous avons trop vite cédé à l’idée que l’économie de marché entraînait l’atrophie des conflits sociaux, comme si la pseudo-démocratisation du capitalisme anglo-saxon avait dilué les classes sociales et les idéologies. C’était une complète imposture. Car il se passe quelque chose.

On ne pourra pas éviter le dialogue avec les «gilets jaunes» et des mouvements comme Podemos, les Indignés de Stéphane Hessel, les Nuits debout et Occupy Wall Street aux abords de Trinity Church, devant Wall Street (que j’ai côtoyé presque chaque semaine lorsque, de 2007 à 2009, je dirigeais la Bourse de Bruxelles, alors filiale de la Bourse de New York, dont j’étais un des dirigeants).

La pluie et la résignation ont eu raison de ces mouvements, mais le feu n’est pas mort et cela est sain pour nos démocraties, d’autant qu’une série de problèmes de nature financière qu’on voyait arriver dans le grand futur se sont rapprochés d’à peu près 20 ans. Il faut donc restaurer un capitalisme dans le respect des règles de solidarité, c’est-à-dire concilier l’entrepreneuriat et la bienveillance sociale.