Vicky Krieps: «Je crois qu’en étant moi, en faisant ce que je fais, je peux devenir un exemple de plus en plus visible dans le futur.» (Photo: Patricia Pitsch/Maison Moderne)

Vicky Krieps: «Je crois qu’en étant moi, en faisant ce que je fais, je peux devenir un exemple de plus en plus visible dans le futur.» (Photo: Patricia Pitsch/Maison Moderne)

Ils vous ont peut-être échappé pendant l’année. Retrouvez tous les jours de l’été un grand entretien paru dans le magazine Paperjam. Aujourd’hui, une interview avec l’actrice Vicky Krieps.

Après le succès de «Phantom Thread», la comédienne luxembourgeoise a tourné aux États-Unis, en Allemagne et en France. Elle nous parle dans cette interview de son métier, de son engagement et de sa vie de femme et de mère.

Elle nous reçoit dans la maison où elle a grandi, à Hesperange, assise en tailleur sur un canapé. Vicky Krieps porte un béret sur la tête, une grosse écharpe tricotée main et une tenue décontractée. Elle nous sert un thé. Sa fille vient s’installer à côté d’elle, avec une pelote de laine et un crochet. On est très loin des tapis rouges d’Hollywood, très loin des stars inaccessibles. Vicky Krieps revendique la simplicité et n’a pas besoin de paillettes pour briller.

Une des premières choses qu’on apprend sur vous est que vous êtes partie en Afrique très jeune. Est-ce que ce voyage a été un moment décisif pour vous?

Vicky Krieps. – «Je pense que cette expérience a été essentielle. Avec le recul, je crois même que si je n’étais pas partie, je n’aurais peut-être pas osé tenter l’école de théâtre. Quand on grandit au Luxembourg, nos camarades de lycée partent faire des études de droit, d’économie ou de médecine. D’ailleurs, je pensais aussi vouloir faire des études de droit et de politique, par tradition familiale, et parce que je voulais changer le monde.

L’éloignement, en Afrique, m’a permis de réfléchir à ce que je voulais vraiment: même si ça semblait fou, même s’il n’y avait pas d’artiste dans la famille – ma mère a bien commencé des études d’art, mais n’a jamais travaillé comme telle –, cette distance m’a permis de prendre conscience de la force de cette envie.

Comment vous représentiez-vous alors le métier d’actrice?

«Petite, j’étais rêveuse, je me promenais beaucoup seule dans les bois. J’ai toujours eu un lien fort avec la nature. En Afrique, je me souviens d’avoir été face à une très belle montagne, une nature d’une telle beauté qu’elle m’a donné la chair de poule.

Je me suis dit que j’aimerais enregistrer ce sentiment, aller ailleurs, où les gens ne peuvent pas voir cette montagne et le partager avec eux. Dans ma naïveté, je pensais que c’était ça, être acteur: on emmagasine des émotions et on rouvre la boîte plus tard, sur scène. Pour moi, jouer, c’était le théâtre, je ne pensais pas au cinéma.

Une partie de mon 'succès' a été possible parce que j’ai su sauvegarder aussi longtemps mes rêves et ma fantaisie, ma naïveté. 

Vicky KriepsActrice

Quelle est votre formation?

«Le peu que j’avais joué, c’était au Conservatoire de Luxembourg. En revenant d’Afrique, je suis retournée au Conservatoire, et c’est ma professeure, Michèle Clees, qui m’a bousculée et poussée à faire des études de théâtre. Alors, j’ai osé. Osé affronter la peur de ne pas réussir à entrer dans une école de théâtre. Osé penser que je pouvais faire ce métier que je croyais réservé à ceux qui viennent de Londres, Paris, Los Angeles, mais pas du Luxembourg, qui paraît loin de tout.

Un peu par miracle, ça a plutôt bien marché. J’ai passé les différents tours d’examen, alors que je n’étais pas préparée comme il le fallait. J’ai choisi la Haute École d’art de Zurich, à cause du lac. Ce qui en dit long sur mon état d’esprit naïf et rêveur!

Cette formation est-elle essentielle?

«Une école de théâtre n’est pas essentielle. Je rencontre des gens qui n’ont pas fait ou pas fini l’école et qui sont de très bons acteurs. Il y a des choses qu’on ne peut pas apprendre, le jeu est tellement basé sur l’intuition. Comment apprend-on l’intuition? Cependant, faire une école est intéressant, c’est comme un laboratoire où l’on peut essayer des choses, chercher, et être à l’abri de la cruauté et des réalités de la vie. Si j’avais été trop tôt confrontée aux réalités du marché, cela m’aurait écrasée.

Une partie de mon 'succès' – ce sont les gens autour de moi qui utilisent ce mot – a été possible parce que j’ai su sauvegarder aussi longtemps mes rêves et ma fantaisie, ma naïveté. À l’époque, je me disais qu’après, je ferais peut-être de 'vraies' études.

À quel moment avez-vous pensé que comédienne était un «vrai» métier?

«Le déclic est arrivé à Zurich, quand je jouais dans une pièce de Noël pour les enfants, organisée par le théâtre de la ville. J’avais le premier rôle, c’était un vrai projet professionnel pour lequel j’étais payée. J’ai joué devant 700 enfants qui ont manifesté leur enthousiasme. Je me suis alors dit que des gens comme moi pouvaient aussi exister dans ce métier. Jusque-là, ma personnalité ne semblait pas coller avec ce que je voyais des acteurs et des actrices. Bien qu’à Zurich, j’ai quand même ressenti la concurrence, la hiérarchie, ce qui ne me plaisait pas du tout.

Comme je n’aimais pas ça, je n’ai pas présenté d’auditions. J’ai fait une mise en scène pour une pièce que j’avais écrite. J’ai même demandé à ma mère – qui n’est pas actrice – de jouer dedans [rires]. Nouvelle surprise, la pièce a plu. Elle a été vue par des dramaturges de Berlin, qui m’ont proposé une mise en scène là-bas. C’est comme ça que j’ai atterri à Berlin, ville que je n’aurais peut-être pas choisie par moi-même.

 Grandir au Luxembourg avec ce nom de famille m’a obligée à réfléchir à deux fois à ce que je faisais.

Vicky KriepsActrice

Quand on est au Luxembourg, on doit souvent faire des choix linguistiques pour ses études, et même déjà au conservatoire. Aller vers l’allemand était-il évident?

«En termes de langue, le choix n’était pas facile, parce que j’aime le français pour sa musicalité et son côté mélodieux. Mais quand j’ai vu mes premières pièces de théâtre en français, il y avait un côté artificiel, un jeu surfait, un théâtre très centré sur les acteurs. Alors qu’en Allemagne, à l’époque, avec des metteurs en scène comme Frank Castorf, le théâtre était plutôt centré sur ce qui était dit, avec une recherche d’honnêteté, de franchise et de simplicité. C’est ce qui m’a attirée vers le théâtre allemand.

Mais je dois reconnaître qu’en vivant à Berlin, le français me manque, et je suis heureuse de jouer maintenant dans plusieurs films français. Ce qui me manque, ce sont les discussions entre amis, la façon de se bousculer, de discuter pour un mot, l’art de l’argumentation. Mes amis allemands ont peur que les discussions soient des conflits.

Comment vivez-vous l’héritage familial des Krieps? Porter ce nom n’est pas anodin.

«Mon grand-père (le résistant et homme politique Robert Krieps, qui fut notamment ministre de l’Éducation nationale et de la Justice, ndlr) était très important. Il m’a appris à ne jamais abandonner et à ne pas me laisser faire. Très jeune, il a été résistant et a survécu aux camps de concentration. Cela a influencé toute sa vie, son attitude vis-à-vis des autres. Dire ce que l’on pense, même s’il y a besoin de diplomatie, affirmer ses choix, résister aux pressions...

C’est drôle, d’ailleurs, de voir que j’ai joué dans plusieurs films assez politiques, comme «Le Jeune Karl Marx». Je retrouve toujours ce chemin autour de la guerre, de l’humain qui doit gagner avant tout, lutter pour un monde juste et vrai. Cela me vient de mon grand-père. C’est lui qui m’a appris à aller de l’avant, même dans le doute. C’est grâce à cet enseignement que je me suis décidée à prendre le train pour Zurich, puis à aller à Berlin... Il m’a inculqué ce courage.

Mais grandir au Luxembourg avec ce nom de famille m’a obligée à réfléchir à deux fois à ce que je faisais. Par exemple, plus jeune, j’avais critiqué le système scolaire, et des articles assez virulents avaient paru, insinuant que je voulais me profiler pour faire de la politique... C’était un peu pesant.

Récemment, la fondation suédoise Michael Nyqvist vous a récompensée pour les valeurs humanistes que vous défendez dans votre travail.

«Oui. J’ai envoyé mon père chercher le prix, parce que j’étais à Marseille sur le tournage de 'De nos frères blessés'. Il a été surpris de discuter avec les gens de la fondation qui n’avait pas vu 'Phantom Thread'. Cela veut dire que le prix était vraiment pour moi, comme personne, pas pour une performance.

Quand on a tourné 'Colonia Dignidad', Michael Nyqvist et moi avons beaucoup discuté, notamment sur des questions humanitaires. À son retour, il en a parlé à sa femme, et c’est pour cela que la fondation m’a donné ce prix. Je suis très touchée de l’avoir reçu.

Ce sont des valeurs que vous transmettez aussi à vos enfants?

«Oui. Souvent, je m’assieds avec eux et je leur dis combien nous avons de la chance d’être libres, de pouvoir sortir quand on veut acheter le pain, deux pains même. On a les moyens de le faire et de le manger avec ceux qu’on aime. C’est important qu’ils restent éveillés et voient comment va le monde.

Je constate que, pour un homme, c’est très difficile de soutenir la croissance d’une femme, son épanouissement, quand elle veut faire ce qu’elle aime vraiment.

Vicky KriepsActrice

Pour rester sur la question des enfants, comment se passe le partage du temps avec la vie de comédienne, de plus en plus internationale?

«Ce n’est pas facile. Pas facile du tout. Beaucoup de mon énergie passe dans cet équilibre. Personne ne comprend bien ce que c’est, pour une femme, de travailler et d’avoir des enfants. Comment a-t-on pu, pendant tant d’années, tenir cette mise en scène où c’était normal qu’une femme fasse tout, et à la maison, et avec les enfants, et au travail? C’est une fable qu’on se raconte, qu’on maintient et que je porte en moi comme toutes les femmes.

Cela arrive aussi à propos des cachets. Sur un film à petit budget, j’ai dit à mon agent que j’étais d’accord pour baisser mon salaire si tout le monde était payé la même chose… Mais elle m’a répondu, comme une évidence: 'Vicky, tu sais bien qu’en France, les hommes sont mieux payés que les femmes.'

Je constate que, pour un homme, c’est très difficile de soutenir la croissance d’une femme, son épanouissement, quand elle veut faire ce qu’elle aime vraiment. Cela vient de ce complexe face au dernier mystère qui est de donner la vie, chose qu’eux ne savent pas faire, alors ils se sont accaparé tout le reste, tous les autres pouvoirs.

Cela vous donne-t-il envie de vous engager, de militer?

«Je crois qu’en étant moi, en faisant ce que je fais, je peux devenir un exemple de plus en plus visible dans le futur. Je continue à travailler, à tourner à l’étranger. Je sais que mes enfants m’aiment, et ils savent que je les aime, même si je ne les vois pas tous les jours. Et pourtant, il y a beaucoup de gens autour de moi, y compris des jeunes, qui portent un jugement et me donnent mauvaise conscience. Surtout si je travaille pour le plaisir d’un beau projet, et pas pour un cachet conséquent de grosse production.

Beaucoup d’actrices sont des égéries de marques de parfum, de vêtements… C’est quelque chose qui vous a été proposé? Qui vous intéresse?

«Cela commence à venir un peu vers moi. Jusqu’ici, je suis restée totalement hors de ce sujet, parce que je ne me sentais pas dans cet univers. C’est en train de changer un peu. Il va falloir que je réfléchisse à tout cela. J’ai déjà bien dit que je ne suis pas intéressée par l’argent. Certes, j’en ai besoin pour mes enfants, mais je ne trouve pas l’argent intéressant. Je ne ferai pas quelque chose que je ne cautionne pas juste pour l’argent, comme porter de la fourrure ou faire de la publicité pour des bijoux que personne n’a les moyens de s’acheter.»

Retrouvez la deuxième partie de cette interview .