Les œuvres de Lynette Yiadom-Boakye sont actuellement présentées au Mudam. (Photo: Marcus J Leith)

Les œuvres de Lynette Yiadom-Boakye sont actuellement présentées au Mudam. (Photo: Marcus J Leith)

L’exposition «Fly In League with the Night» présentée actuellement au Mudam permet de découvrir toute l’ampleur et la puissance délicate de l’œuvre de Lynette Yiadom-Boakye, artiste majeure de la peinture figurative contemporaine.

Lorsqu’on entre dans l’espace d’exposition, on est frappé à la fois par la puissance et l’intimité de la peinture qui nous entoure. Une galerie de portraits de personnes noires qui sont nos contemporaines, flottant dans des univers indéterminés, acontextuels.

Il s’agit de la plus importante rétrospective de Lynette Yiadom-Boakye, peintre britannique d’origine ghanéenne, née en 1977. Initiée par la Tate Britain, l’exposition à Londres a malheureusement dû fermer rapidement en 2020 pour cause de pandémie. Elle a ensuite été montrée au Moderna Museet à Stockholm et à la Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen à Düsseldorf avant de faire étape au Mudam et enfin retourner à Londres. Cette rétrospective rassemble 67 peintures allant de 2003, date correspondant à la fin des études de l’artiste, à 2020.

Une galerie de portraits?

À première vue, on pourrait aisément relier cette peinture au genre du portrait. Or, en se renseignant un peu plus sur le travail de l’artiste, on découvre qu’il ne s’agit en fait que de portraits fictifs, des personnages imaginés de toute pièce. Pourtant, ces personnages sont bien nos contemporains: leurs vêtements sont ceux d’aujourd’hui, leurs postures indéniablement celle de notre époque.

À la fois familières et mystérieuses, on ne sait pas grand-chose de ces personnes dont les regards souvent nous échappent, affairées à autre chose, prises dans leurs pensées. Elles sont représentées comme flottantes dans des espaces la plupart du temps indéfinis, abstraits et neutres, sans élément de contexte. Les seules indications qui nous sont transmises sont, de temps en temps, un carrelage en damier, une chaise ou un morceau de canapé. Même leurs chaussures ne nous donnent pas d’indication puisque beaucoup sont représentés pieds nus. Parfois, un accessoire apporte un indice, avant de nous dérouter par son incongruité.

 

Par contre, le regard est indubitablement attiré par les expressions de ces personnes. Celles du visage et des mains sont très méticuleusement étudiées, même si les détails ne sont pas nombreux. On est frappé par l’immédiateté de cette peinture, son instantanéité qui en fait une peinture vivante, affirmant la présence de ces personnages, la vivacité de l’artiste.

L’Histoire de l’art revisitée

Pour les visiteurs qui ont en tête ce répertoire visuel, ils reconnaîtront sans difficulté plusieurs références à de grands maîtres de l’Histoire de l’art: Goya, Gauguin, Manet, Vermeer, Degas et même Rothko dans le travail de certains fonds. Mais le tout parfaitement digéré et réapproprié par Lynette Yiadom-Boakye. Elle explique d’ailleurs composer ses peintures à partir de plusieurs images rassemblées, des archives hétéroclites d’images trouvées que l’artiste complète en ayant recours à sa propre imagination.

Et on ne manquera pas non plus de remarquer que toutes les personnes représentées sont noires, questionnant ainsi la représentation des Africains dans l’Histoire de l’art. Pourtant, Lynette Yiadom-Boakye affirme que son propos n’est pas du tout de la sorte. Elle dit ne représenter que des personnes noires, car ce sont ces personnes qui l’entourent au quotidien. Aucune revendication raciale ou politique, donc. Mais cette unicité de représentation ne manque pas d’interroger les conventions de nos regards et la construction de notre culture artistique.

 

Il faut souligner par ailleurs la très grande maîtrise picturale de l’artiste. Elle manie avec excellence son médium qui est la peinture à l’huile. Chaque tableau est une recherche picturale, par son approche répétitive et sa vaste aisance technique. Elle arrive à réaliser une profondeur de champ sans user de la perspective, juste à travers un travail poussé et sensible sur les rapports colorés. Les noirs ne sont jamais noirs, mais des bleus ou des bruns profonds, des coloris sombres qui contrastent avec des ocres, des rouges, du rose, du jaune, des verts… Elle manie aussi avec dextérité les textures de sa peinture, réalise, ici, un empattement sur le blanc d’une chemise pour accrocher la lumière ou, là, des brossés pour ses fonds abstraits. Cette grande diversité picturale permet, au-delà de l’attitude de ses personnages, de questionner la potentialité de la peinture. Elle affirme haut et fort que la peinture, même en 2022, n’est pas morte et que ce moyen d’expression est encore d’une grande actualité.

Il ne faut pas chercher non plus à expliquer la représentation dans les titres, puisque ceux-ci sont totalement décorrélés du sujet. Ils sont plutôt des références littéraires, domaine que l’artiste aime tout particulièrement et pratique régulièrement avec l’écriture de textes en prose ou de poésie. Elle déclare d’ailleurs: «J’écris sur les choses que je ne peux pas peindre, et je peins les choses sur lesquelles je ne peux pas écrire.» Ses titres relatent plutôt un état d’esprit, sont comme des ouvertures pour notre propre imagination, un coup de pinceau supplémentaire.

Finalement, on pourrait s’interroger sur son ambition à dresser un portrait de notre société tout en conservant un caractère universel. Ces portraits fictionnels ne nous renvoient-ils pas, au bout du compte, à ce que nous sommes profondément?

Lynette Yiadom-Boakye, «Fly In League with the Night», jusqu’au 5 septembre, au