Mike Koedinger: «Dans 20 ans, nous serons certainement dans le top 3 des marques et entreprises médias. Et nous espérons bien que nous ne serons pas le numéro trois.» (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

Mike Koedinger: «Dans 20 ans, nous serons certainement dans le top 3 des marques et entreprises médias. Et nous espérons bien que nous ne serons pas le numéro trois.» (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

Conversation entre l’ancien rédacteur en chef Jean-Michel Gaudron et le fondateur de Paperjam, Mike Koedinger, sur l’importance de l’indépendance de la presse, les débuts de Paperjam et les enjeux du paysage médiatique luxembourgeois.

Mike Koedinger, lorsque vous avez décidé, il y a 20 ans, de créer Paperjam, un magazine mensuel, le paysage médiatique luxembourgeois était encore très traditionnel. Votre volonté était-elle de casser certains codes et conventions?

. – «À l’époque, le monde était en plein boom internet. Chez Maison Moderne, nous étions plutôt actifs dans la vie urbaine et nocturne, mais nous nous sommes très vite intéressés aux nouvelles technologies. Notre ambition était de nous consacrer à l’impact de ces technologies sur la vie quotidienne, et plus particulièrement sur le monde du travail et du business.

Au Luxembourg, cette thématique n’intéressait pas les médias à l’époque. Nous avons donc exploré une niche sans concurrent direct. Cela nous a permis de nous faire notre place, en grandissant de manière naturelle, sans déranger les confrères.

Les médias ont fortement évolué en deux décennies. Le dernier coup de tonnerre est le récent passage du groupe Saint-Paul sous pavillon belge après plus d’un siècle et demi de régime catholique. Quel regard portez-vous sur ce changement de cap?

«Pour Saint-Paul, c’est certainement une très bonne situation, puisque le groupe belge ­Mediahuis est très professionnel et va pouvoir mettre en œuvre un certain nombre de synergies et lui faire bénéficier de sa grande expérience. À l’échelle du pays, ce n’est pas forcément une bonne chose d’avoir des médias détenus par des entreprises étrangères qui n’affichent pas la même sensibilité pour ce qui se passe localement, comparativement à celle dont peuvent faire preuve des actionnaires luxembourgeois.

Partout dans le monde, les entreprises médias sont concurrencées par des plateformes de contenus et des réseaux sociaux qui ont des tailles autrement plus importantes. Tous les médias du monde devraient s’unir pour atteindre une taille équivalente. Il est donc normal que des médias recherchent des synergies, notamment sur le plan technologique. À noter que ce contrepoids aux Gafa pourrait aussi se faire par la mutualisation des efforts entre les éditeurs européens, voire internationaux, pour pouvoir s’appuyer sur des plateformes communes. Mais on n’y est pas.

Si on prend l’exemple de Paperjam, l’investissement dans nos outils web sur trois ans représente des coûts supérieurs à ceux de l’impression d’un hebdomadaire. Or, l’investissement dans de telles solutions est inévitable si on veut proposer au lecteur un confort maximum de lecture, quels que soient les supports utilisés.

De son côté, Paperjam a toujours misé sur un modèle économique qui ne repose pas – ou pratiquement pas – sur des revenus de diffusion, ce qui, aujourd’hui, s’avère être un atout quand on voit la difficulté des autres médias à monétiser leurs contenus en format digital. Aviez-vous anticipé ce phénomène?

«Nous avons vite compris qu’il était difficile de vendre directement des abonnements du magazine aux entreprises. Lorsque nous avons lancé le Paperjam Club en 2008, il y avait, dans le package de l’adhésion, des abonnements en grand nombre. C’était une façon innovante de générer du revenu par la distribution. Même si la publicité représente encore une grande partie de notre chiffre d’affaires, nous avons aussi diversifié nos revenus avec les activités de l’Agence et du content marketing. Cette stratégie était indispensable pour que l’entreprise soit stable et rentable, et pour lui permettre une plus grande indépendance.

Concernant le digital, nous avons d’abord privilégié l’amélioration de la technologie du site, en proposant toujours plus de fonctionnalités, comme la possibilité récente d’écouter les articles au lieu de les lire. Ensuite, nous continuons à étoffer la rédaction pour parvenir à une offre de contenus encore plus importante. Nous pourrons alors réfléchir à l’opportunité de mettre en place un paywall pour notre site. Nous avons confiance dans ce modèle économique, mais nous devrons travailler tant sur la quantité que sur la qualité de l’offre pour que le lecteur nous suive.

Vous rappelez-vous du premier business plan de Paperjam? Comment l’avez-vous mis en œuvre?

«En 1999, au moment de réfléchir à la création de Paperjam, il n’existait pas encore d’écosystème propice aux start-up, aux entrepreneurs. Le ­business plan de Paperjam a été conçu sur un sous-bock de bière et de manière très pragmatique: nous avons regardé ce que cela nous ­coûterait et nous devions tout simplement engranger davantage de recettes. Nous n’avions ni la capacité financière, ni d’investisseur, ni l’envie de supporter un lancement à plusieurs années de pertes. Nous devions, dès les premiers numéros, gagner plus que ce que nous dépensions. Et c’est ce que nous avons fait.

Était-il aussi écrit sur ce sous-bock que l’objectif était de devenir le premier magazine économique et financier du Luxembourg?

«Il n’y avait alors que deux autres médias dans ce créneau: Agefi Luxembourg et Business ­Review. Nous visions la place de numéro un de l’information éco-finance, impliquant aussi la presse quotidienne et les émissions radio et télé. Comme nous l’avons fait plus tard pour Delano ou pour Archiduc, nous faisons un grand effort au moment de la conception et du lancement, avec le souci, par la suite, de délivrer en permanence de l’information de qualité, et de faire un intense marketing de terrain pour gagner en notoriété, être connu et lu. Cela ne figurait pas avec des chiffres sur notre sous-bock, mais cette volonté était sous-jacente.

Si vous deviez définir le succès de Paperjam en trois mots, quels seraient-ils?

«Indépendance, persévérance et remise en question permanente, même si ça fait au final plus de trois mots.

La volonté d’indépendance implique-t-elle le refus de s’adosser à un actionnaire extérieur? Il y en a quelques-uns qui ont été intéressés par l’idée de rentrer dans le capital…

«Être indépendant ne signifie pas forcément ne pas avoir d’actionnaire extérieur, mais ne pas se rapprocher d’un actionnaire qui aurait un agenda propre ou des intentions politiques, religieuses ou lobbyistes. Un tel cas de figure deviendrait incompatible avec l’indépendance qui nous caractérise. La question ne se pose de toute façon pas vraiment aujourd’hui: Maison Moderne n’a pas besoin de capital externe pour grandir. Nous grandissons à notre rythme et nous ne voyons pas l’utilité de grandir encore plus vite. Le sujet sera à l’ordre du jour lorsque l’actionnaire fondateur sera plus âgé. Cela laisse encore du temps…

«Sur 20 ans, il faut être en mesure de livrer de la qualité et de rester innovant tant sur les formats journalistiques que dans nos actions de marketing.»
Mike Koedinger

Mike KoedingerFondateurMaison Moderne

Comment expliquez-vous, à la lecture des enquêtes d’audience Plurimedia, que Paperjam soit le média qui réalise, sur les 10 dernières années, la plus forte progression de son audience?

«Quand on fait un hebdomadaire dont la principale raison d’être est d’annoncer les programmes télé, c’est forcément plus difficile d’exister en 2020… Les quotidiens qui paraissent le matin, eux, souffrent forcément du fait que toutes les infos de la veille sont déjà connues via internet. Quant à la télé, le temps que les gens lui consacrent est fortement concurrencé par le temps passé sur les réseaux sociaux ou sur les plateformes de streaming. Tous ces facteurs externes pèsent énormément sur tous les médias.

J’ajoute que les marques médias historiques ont toutes perdu énormément d’audience pour plusieurs raisons: elles privilégient une langue qui ne s’adresse plus à l’ensemble de la population et ne couvrent sans doute pas assez l’actualité liée au monde du travail. Or, Luxembourg est une ville business. Paperjam a aussi choisi la principale langue véhiculaire du pays – le français – comme vecteur de diffusion des bons sujets journalistiques. Sur 20 ans, il faut aussi être en mesure de livrer de la qualité et de rester innovant tant sur les formats journalistiques que dans nos actions de marketing. Le tout avec le soutien du Paperjam Club, qui est devenu le plus grand club business du pays.

Paperjam s’est positionné au fil des ans comme véhiculant des idées plutôt progressistes. Il y avait eu le «mir sinn dofir» au printemps 2013, puis le «Jo», en 2015, en faveur du droit de vote des étrangers et, plus largement, pour l’instauration d’un nouveau processus démocratique permettant à davantage de résidents, non-Luxembourgeois, d’exprimer leur opinion. Cela faisait-il partie de sa mission originelle, ou bien les choses se sont-elles mises en place au gré des circonstances?

«Ces prises de position n’ont pu faire de sens qu’avec la hausse de nos audiences. Vouloir revendiquer des choses fortes auprès d’un faible lectorat ne produit pas vraiment d’impact.

Nous avons toujours eu envie de contribuer à la modernisation du pays, ainsi qu’à son rayonnement à l’étranger. Nous avons toujours plaidé pour le progrès, pour l’inclusion. Il est donc normal de considérer le fait que tous les résidents étrangers, qui sont là depuis plusieurs années, et qui apportent une réelle valeur ajoutée à l’économie et des bonnes idées pour faire avancer le pays, aient leur mot à dire sur le plan électoral. Malheureusement, les élections sont encore largement dirigées par les fonctionnaires et les retraités, et souvent même les retraités de la fonction publique. Or, ils n’ont clairement pas les mêmes agendas et les mêmes enjeux que le reste de la population active.

Cette approche lors du référendum de 2015 vous a-t-elle valu des réactions négatives?

«Sur notre cible principale, constituée de décideurs économiques et politiques au sent très large, nous avons en général ressenti une adhésion à notre démarche. Mais des lecteurs et décideurs nous ont fait part de leur opposition. Ce qui est très bon signe, car la diversité dans l’opinion est essentielle pour faire vivre une démocratie. Nous n’hésitons d’ailleurs pas à ouvrir notre magazine à des idées diverses, pourvu qu’elles respectent les valeurs démocratiques et les droits humains.

Sur un plan purement économique, ­Paperjam – ni aucune autre publication de Maison ­Moderne – n’a jamais pu bénéficier de l’aide gouvernementale accordée à la presse écrite, car ne respectant pas les critères de périodicité de parution. Vous avez activement milité pour que ce mécanisme soit réformé, et une loi est d’ailleurs en préparation. Sur le fond, tout d’abord, cette aide directe est-elle saine pour le paysage médiatique?

«En général, elle l’est, sans quoi il y aurait certainement beaucoup moins d’acteurs et de voix différentes. Mais la loi qui est encore en vigueur a été rédigée en 1976 et elle ne profite en grande partie qu’à deux entreprises des médias, qui perçoivent les trois quarts des aides distribuées. On ne peut pas vraiment parler de pluralisme. Il était grand temps que cette loi évolue, d’autant plus qu’elle ne tenait absolument pas compte de l’arrivée de médias en ligne, évidemment inexistants à cette époque-là.

Le système actuel privilégie la quantité de contenu, pour toucher davantage d’aides. Le nouveau système mettra en avant le nombre de journalistes professionnels dédiés à la production de ce contenu. Cela ne donnera pas forcément d’emblée du bon journalisme, mais cela donnera les moyens d’en faire. Ce sera à nous, éditeurs, de jouer. Le gouvernement aura donné un cadre intéressant.

Une première aide transitoire pour la presse en ligne a été accordée en 2017. Le projet de loi qui est en cours d’examen a tout de même mis six ans – sept, si on se projette au moment de son vote potentiel – avant d’aboutir, au terme de très nombreux échanges entre éditeurs eux-mêmes, puis entre les éditeurs et le gouvernement, afin que cette aide corresponde aux besoins des uns et des autres.

Même si le texte tel qu’il se profile n’est pas parfait, il constitue un excellent compromis. Il ne pénalise pas les principaux bénéficiaires et donne en même temps une chance aux nouveaux acteurs d’être éligibles. On verra comment les différents partis se positionneront d’ici au vote.

Cette valorisation, non plus de la quantité de papier produite, mais du nombre de journalistes professionnels dédiés à la création de contenus journalistiques, constitue tout de même un profond changement de paradigme… Est-ce là une de vos plus belles victoires en tant qu’éditeur?

«C’est en tout cas la fin d’une énorme discrimination et ce sera aussi, une fois le vote acté, la reconnaissance du travail journalistique en tant que tel. En 2021, les trois premières entreprises médias, RTL, Saint-Paul et Editpress, vont toucher chacune, en aides directes et indirectes, à peu près 10 millions d’euros. Maison Moderne touchera 200.000 euros. Nous sommes tout de même 120 employés, et Paperjam attire 85.000 lecteurs chaque mois. Nos journalistes ne font pas un travail moins important que d’autres, bien au contraire. Avec les nouvelles aides, nous serons encore loin des 10 millions, mais nous recevrons tout de même beaucoup plus que 200.000 euros.

À l’heure où le digital prend une importance toujours plus grande dans la vie de tous les jours, y a-t-il encore une place pérenne pour des publications print?

«Le digital fera certainement disparaître une partie de la presse quotidienne imprimée. Mais je pense que le print restera le média du week-end. En semaine, les lecteurs consultent l’actualité sur leur smartphone ou leur ordinateur, au bureau ou à la maison. En revanche, le week-end, les gens apprécient davantage de prendre du temps pour eux, pour lire la presse magazine. Après avoir passé chaque jour de nombreuses heures devant un écran, c’est une pause très appréciée.

Le print aura un futur tant qu’il célébrera vraiment ce qu’est un média imprimé, permettant d’aller chercher ces moments de lecture très précieux. D’ailleurs, la nouvelle formule de Paperjam, qui paraîtra en septembre, a été conçue dans cet esprit-là.

À quoi ressembleront Paperjam et Maison ­Moderne dans 20 ans?

«Nous serons certainement dans le top 3 des marques et entreprises médias. Et nous espérons bien que nous ne serons pas le numéro trois.»