Maurice Léonard  (Photo: Andrés Lejona)

Maurice Léonard  (Photo: Andrés Lejona)

Monsieur Léonard, vous avez démarré dans la vie active comme ouvrier dans une scierie. Quel chemin vous a conduit à prendre la tête d’une société d’artisanat de luxe?

 «Un chemin avec quelques détours intéressants! Mes humanités achevées au Séminaire de Bastogne, j’avais entamé des études d’ingénieur, puis passé une série d’examens pour entrer aux Chemins de fer, à la Poste et au ministère des Finances. C’est en attendant ces concours – et les résultats – que j’ai pris une place dans une scierie, pendant six mois. Un ami m’a ensuite fait entrer dans l’étude notariale de son père, à Bastogne. J’y fus clerc, pendant quelques mois. Puis, j’ai été appelé au ministère des Finances, comme rédacteur. Je suis entré dans le département TVA, à Bruxelles. J’avais 21, 22 ans et je me suis senti très vite à l’étroit dans ce carcan de fonctionnaire. J’ai alors démarré une activité d’assureur… sur le côté, et j’ai développé un portefeuille d’assurances.

Tout en restant fonctionnaire?

«C’était une activité tout à fait accessoire. Mais je préparais déjà ma sortie de la fonction publique, c’est clair. Mon père était fermier, entrepreneur et indépendant, et j’avais vraiment envie d’avoir ce style de vie. Le portefeuille d’assurances s’est développé et j’ai eu l’occasion de reprendre la gestion d’une agence bancaire CGER (Caisse Générale d’Epargne et de Retraite) – devenue Fortis, devenue BNP Paribas. J’avais 26 ans, à ce moment-là. J’ai repris cette agence de bancassurance et revendu mon portefeuille d’assurances à mon frère. Toutes ces expériences ont été enrichissantes, je n’en regrette aucune.

Votre CV n’affiche aucun trou. Bien au contraire, certaines lignes se superposent…

«C’est encore le cas aujourd’hui! Je pense que je n’ai chômé qu’un seul jour dans ma vie, entre la fin de mes études et mon entrée à la scierie…. J’ai toujours un peu cumulé. Lorsque j’étais à la tête de l’agence bancaire, j’ai suivi beaucoup de formations;  en fiscalité, en gestion des conflits, en vente… Après cinq ans, mon père et moi avions envie de lancer un projet et nous ne voulions pas être dans la file, suivre tout le monde. C’est un peu facile. Nous voulions trouver quelque chose d’original, de particulier. J’étais en contact avec quelqu’un qui connaissait une histoire de lunettes en bois. Jusque-là, elle n’était pas très aboutie. Il y avait eu quelques tentatives, dans le sud de la France, à Waremme, en Belgique… Des sociétés qui démarraient, mais ne s’en sortaient pas.

Vous avez donc creusé cette idée…

«Nous avons fait réaliser une étude par Idelux, à Arlon, qui trouvait cette idée très intéressante. Papa et moi avons donc investi dans ce secteur difficile. Je pense, objectivement, que si nous avions su ce jour-là les efforts qu’il allait falloir consentir pour y arriver, nous ne l’aurions pas fait. Mais à partir du moment où on a commencé à investir, et à s’investir… nous sentions que nous approchions du but et avons remis des moyens. Ce fut très dur pendant quelques années. D’ailleurs, certains magazines professionnels français avaient ensuite titré: ‘Maurice Léonard y est enfin arrivé’. Ils expliquaient que nous étions les premiers à être parvenus à maîtriser la technique et à faire reconnaître le bois comme nouvelle matière dans l’industrie de l’optique.

Vous avez investi uniquement sur fonds propres?

«Essentiellement sur fonds propres, au départ, puis par le biais de crédits. Mon père m’a bien soutenu, heureusement d’ailleurs, et il y a cru jusqu’au bout. Nous avons investi tout l’argent que nous avions… et même celui que nous n’avions plus. Il y avait pas mal de risques, donc également une grosse pression, mais nous sommes parvenus à faire quelque chose de solide.

Avez-vous bénéficié d’aides publiques?

«Disons que le Luxembourg, contrairement à la Belgique, n’est pas un pays de subsides. Mais sa fiscalité est une aide directe. Je pense que si je m’étais installé en Belgique, l’aventure ne serait pas allée à son terme. Au Luxembourg, nous avons bénéficié des aides à l’exportation, de toutes celles dont nous pouvions bénéficier. Ce n’est pas allé très loin, mais je n’ai aucune amertume. Le gouvernement luxembourgeois soutient très bien les entreprises. En ce qui me concerne, en tout cas.

Au moment du lancement de votre société, vous n’aviez aucune connaissance du secteur de la lunetterie et de l’artisanat. Comment vous êtes-vous entouré?

 «Je n’en avais aucune connaissance, c’est clair. Je n’irais pas jusqu’à dire que je n’en ai toujours pas, ce serait faux aujourd’hui, mais j’ai travaillé avec des personnes très précieuses. Elles émanaient des sociétés qui se ‘plantaient’ en Belgique. J’ai recruté leurs techniciens, puis leurs commerciaux. Ces personnes avaient été formées dans l’industrie de précision, l’armement… Quand une société belge de lunetterie, Woodlook, a fait faillite, il y a une dizaine d’années, j’ai repris le nom qui était libre. J’ai fait redémarrer la marque. Le maître lunettier de Woodlook, M. Rasir, est venu à ce moment-là et a emmené avec lui ses meilleurs collaborateurs.

Vous vous occupez donc bien plus du management que de la production?

 «Je suis entrepreneur dans l’âme. Je mets en place des systèmes d’entreprise que je peux ‘copier-coller’ assez facilement.

Quel type de sociétés envisagez-vous de développer?

 «Aujourd’hui, avec mon associé, François de Radzitzky, actionnaire de référence, nous développons quelque chose chaque fois que nous en avons l’occasion. Nous avons repris une société de fabrication de lunettes en France et avons ouvert deux filiales, à Miami et à Casablanca, Wood Optic USA et Wood Optic Maroc. Nous avons également mis en place une agence commerciale à Londres, une autre à Hong Kong. Avec mon associé, nous détenons également, depuis quatre ans, une activité d’import-export de matériels de génie civil d’occasion. Il y a deux sociétés, l’une au Luxembourg, Trucks and Trailer et l’autre en Belgique, Houffalize Trading.

En quoi le management d’une société d’artisanat de luxe diffère-t-il de celui d’autre sociétés, aux activités plus ‘classiques’?

 «Il ne faut pas compter les heures passées à bien faire les choses. C’est la clé du succès. Dans le luxe, on ne met pas de pression en termes de quantité. Bien sûr, il faut un minimum de suivi de production, mais ce qui compte avant tout, c’est le résultat, le beau. Tout en faisant bien attention, évidemment, à ne pas tomber dans la sur-qualité, qui n’est profitable pour personne. Si 5 microns d’or protègent parfaitement une surface, ce n’est pas la peine d’en mettre 10 ou 15. Il faut savoir rester dans les prix du marché, tout en privilégiant le beau. Lors du dernier salon, à Paris, nous l’avons encore constaté: la monture que nous vendons le plus, c’est la plus chère, dans la gamme ‘normale’. Elle est hypersophistiquée. Une personne ne peut en produire que sept par jour. Ce modèle a d’ailleurs été nominé cette année au Silmo d’Or (Awards du salon mondial de l’Optique, ndlr.)

Le luxe obéit à des codes très précis, or, vous affirmez aimer aller ‘à contre-courant’. Comment parvenez-vous à gérer cette contradiction?

 «Nous sortons de la crise, le secteur doit récupérer les chiffres perdus. Pour ce faire, je ne vais pas employer les mêmes méthodes que les autres. C’est certain. En ce qui concerne la mode, je ne dirais pas que je vais à contre-courant. A notre niveau, on ne peut que la suivre, pas l’influencer. En revanche, rien ne nous empêche d’être créatifs dans divers domaines. Afflelou qui vous propose d’acheter une monture et de la payer en 12 mois, c’est créatif. Que l’on aime ou pas. Dans le domaine commercial, il faut trouver des systèmes de vente originaux. De ce point de vue, j’aime  prendre des risques. Calculés.

Quelle est votre stratégie de sortie de crise?

«Contrairement à beaucoup de confrères qui ont réduit leur créativité en termes de design, nous mettons les bouchées doubles en matière de créations, de nouveaux modèles, de nouvelles matières… Nous venons justement de breveter un panneau sandwich avec du liège et du bois. Cette démarche explique que nous ayons eu trois produits nominés au Silmo d’Or. Nous allons à contre-courant de concurrents qui ont une attitude plus défensive. Depuis septembre, nous vendons énormément. Sur un seul mois, en octobre, nous avons vendu aux Etats-Unis 50% de tout ce qui a été fait sur les neuf premiers mois de l’année.

Quelle est aujourd’hui la clé de voûte de votre développement?

«C’est aux Etats-Unis que Gold & Wood jouit de sa plus grosse notoriété mondiale. Le marché américain représente 42% de notre chiffre d’affaires. Nous avons travaillé dès le début avec un grossiste passionné, qui a beaucoup investi en publicité. Nous avons ensuite créé une structure avec un partenaire local, avant de tout récupérer sous notre giron, il y a quatre ans, pour développer une filiale américaine. Par ailleurs, nous avons ouvert toute une série de nouveaux marchés: le Maroc, la Turquie, le Danemark, les pays de l’Est. Nous travaillons très fort tout le continent asiatique, où nous sommes implantés depuis assez longtemps, et participons à tous les grands salons, Hong Kong, Tokyo… Comme tout le monde, nous misons aussi sur les pays BRIC – Brésil, Russie, Inde et Chine. C’est de là que vont venir tous les nouveaux riches, c’est là que toutes les sociétés de luxe investissent pour l’instant.

Quel a été l’impact réel de la crise sur vos différentes activités?

«Notre collection régulière reste notre cheval de bataille et sur l’ensemble du groupe, nous accusons un recul de l’ordre de 5% environ en 2009. Là où nous avons enregistré une contraction très nette, c’est au niveau des montures-bijoux, qui se vendent entre 5.000 et 50.000 euros la paire. Ce business-là s’est calmé méchamment. Le recul avoisine les 25%.Face à cette situation, nous restons exactement où nous sommes. Nous n’avons pas opté pour des prix d’appel plus bas. C’est impossible pour nous. On ne peut pas entrer en concurrence avec ceux qui se battent sur les prix. Notre argument ne sera jamais celui-là.

Où sont les voies d’innovation, dans ce métier?

 «Nous essayons de concevoir de nouveaux matériaux. Combiner aluminium et bois, par exemple. Ou encore liège et bois, ce qui est très innovant. Notre département de R&D est très actif.

Quels sont les critères qui vous décident à travailler pour une grande marque, comme Boucheron?

«Nous sommes entrés en relation à leur demande, pour du cobranding. Au fur et à mesure des échanges, beaucoup d’atomes crochus sont apparus entre leurs équipes et les nôtres. J’ai longuement réfléchi avant d’accepter une licence. Je ne voulais pas risquer ma petite société dans une licence qui serait trop ambitieuse pour elle. Nous avons trouvé de bons accords, parce que la confiance et le respect mutuel se sont installés. Nous allons d’ailleurs développer avec eux un bracelet en aluminium et corne.

Envisagez-vous de développer ce type de partenariat?

«Non, pas pour l’instant. Cela demande beaucoup d’investissements, or aujourd’hui, nous devons faire face à la crise et à la mondialisation et tant que nous serons une petite familiale, nous n’allons pas nous risquer à ce genre de développement. Avec Gold & Wood et Boucheron, nous pouvons certainement encore doubler, voire tripler notre chiffre d’affaires mondial. Cela suffit à notre peine et nous n’allons pas chercher de licence supplémentaire.

Le partenariat avec Boucheron est très enrichissant. Il se crée une saine émulation et nous apprenons beaucoup de leur positionnement très haut de gamme. Ils nous imposent d’augmenter encore la qualité, d’augmenter la réflexion sur ce que l’on veut faire… On partage toutes leurs réflexions ‘marketing’ et ‘positionnement produits’ et cela nous ouvre beaucoup de réflexions en interne, pour faire également évoluer Boucheron.

Vous souhaitez accroître votre visibilité au niveau luxembourgeois. Pourquoi y avoir travaillé dans l’ombre pendant une quinzaine d’années?

 «Je ne suis pas quelqu’un qui aime se mettre sous les projecteurs. Cela ne fait pas partie de mon tempérament. Ensuite, étant à Hosingen, c’est vrai, que nous sommes un peu coupés de ce cercle où tout le monde se connaît. Mais nous avons un marché croissant au Luxembourg, c’est une place où il est important que nous soyons. Comme à Paris ou Monaco.

Vous-même portez des montures très discrètes. Vous ne souhaitez pas être le VRP flamboyant de votre marque?

«J’ai essayé de mettre des montures très flashy. Mais ce n’est vraiment pas mon style. Ce qui compte avant tout, c’est d’être à l’aise dans ses baskets… et dans ses lunettes.

L‘aventure est réussie, le défi entrepreneurial relevé, mais vous reste-t-il quelque frustration?

«Celle d’avoir manqué de moyens pour faire mieux connaître nos produits, qui sont les meilleurs dans ce style. Avec la mondialisation, nous n’avons pas les moyens d’avoir une visibilité internationale. Nous sommes très présents au Luxembourg, en Belgique, en France et aux États-Unis. Il y a encore tellement de choses à faire! Certes, Rome ne s’est pas faite en un jour… mais c’est un peu frustrant.

N’envisagez-vous pas une ouverture de capital?

«Nous allons y penser. Il s’agirait d’obtenir les moyens qui nous manquent, cette impulsion supplémentaire pour mieux diffuser nos marques.

Quelle forme prendrait-elle?

 «Nous sommes actuellement en réflexion, tous azimuts. Mais rien n’est formalisé.»