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Carlo Thill: «D’une manière générale, je pense que la crise <br />n’est pas terminée». (Photo: Etienne Delorme/archives paperJam) 

Monsieur Thill, comment avez-vous vécu cette folle fin de semaine dernière?

«Ce fut évidemment un moment très particulier. Cela avait commencé en Belgique, où beaucoup de gens avaient fait des retraits en milieu de semaine. Au Luxembourg, aussi, nous l’avons constaté un peu le jeudi, mais de manière très marquée le vendredi. Je ne peux pas vous donner les montants exacts, mais les retraits ont concerné des montants substantiels.

A partir de là, il fallait donc réagir pour que cette panique ne s’amplifie pas encore et que, lundi matin, nous nous retrouvions avec des milliers de personnes devant nos agences. On sait que ce genre de mouvement est très contagieux.

Nous nous sommes donc mis ensemble, dès vendredi après-midi, avec des responsables du gouvernement, notamment le Premier ministre, M. Juncker, le ministre du Trésor et du Budget, M. Frieden, et le ministre de l’Economie, M. Krecké. Nous avons passé tout le week-end à essayer de trouver une solution à cette situation.

Aviez-vous vraiment le choix dans les alternatives possibles?

«Il y avait, au départ, plusieurs possibilités, puisque certaines banques s’étaient montrées intéressés pour racheter Fortis, notamment BNP Paribas. Mais nous avons également essayé de trouver une autre issue à ce scénario de reprise normal, au cas où il ne devrait pas se faire. Nous sommes restés en contacts permanents avec les gouvernements et les banques centrales des trois autres pays, ainsi qu’avec la Banque centrale européenne, pour mettre en place une solution commune aux trois pays.

M. Juncker a tout de suite annoncé que le Luxembourg était prêt à se lancer dans un plan de sauvetage, ce qui a fortement aidé les autres pays à suivre cette direction. C’était, au départ, une solution parmi d’autres, qui a finalement été retenue.

Hasard du calendrier, vous aviez, samedi dernier, votre fête du personnel… Comment cela s’est-il passé, alors que rien n’était encore décidé quant à l’avenir de la banque?

«Immédiatement après être sorti du bureau du Premier ministre, je me suis rendu au siège de la banque. J’ai juste eu le temps de me changer avant de prononcer tout de suite mon discours, à peine cinq minutes après mon arrivée! J’étais, à ce moment-là, soumis au secret des discussions qui, de toute façon, n’en étaient qu’au stade de l’étude des différentes alternatives possibles.

Je ne pouvais donc rien faire d’autre que délivrer un message d’espoir aux collaborateurs, en insistant que la solvabilité de la banque était excellente. Il fallait surtout rassurer les équipes du front office, ceux qui ont vu l’afflux de clients venus pour retirer leurs avoirs et qui étaient sans doute les plus inquiets. Je ne pouvais évidemment pas dire que j’étais en négociation et en train de chercher avec d’autres des solutions. Cela aurait déclenché un vent de panique sans pareil… L’exercice a donc été difficile.

Fortis Banque Luxembourg n’est pas directement exposée aux fameux subprimes. La banque est plutôt une victime collatérale de la chute de sa maison mère. N’est-ce pas frustrant de se retrouver dans une situation que l’on ne maîtrise pas?

«La question n’est pas une question de groupe. Le problème est global. C’est comme un jeu de cartes qui s’écroule: une grande banque tombe et plein d’autres vont tomber. La crise s’est certainement amplifiée avec la faillite de Lehmann Brothers aux Etats-Unis. Jusqu’alors, personne n’aurait imaginé qu’une telle banque d’investissement de ce niveau-là serait lâchée par les autorités américaines.

Ce fut un signal vers le marché qui a apporté encore plus de méfiance pour les banques entre elles. Aujourd’hui, le marché interbancaire n’existe pas… Tout le monde est dans le même bateau et toute nouvelle défaillance va amplifier le phénomène.

C’est pourquoi il était important que les gouvernements européens ont donné des signaux forts. En plus de Fortis et Dexia, sauvés par leurs gouvernements respectifs, notons que l’Etat irlandais a apporté sa garantie pour les dépôts et qu’en Allemagne, il y a eu aussi un plan de sauvetage pour une grande banque hypothécaire. Ces signaux forts devraient contribuer à rétablir la confiance dans le système…

Le retour à cette confiance sera-t-il long?

«D’une manière générale, je pense que la crise n’est pas terminée. Et lorsqu’elle le sera, il faudra certainement attendre plus de deux ans pour rétablir cette confiance.

En ce qui nous concerne spécifiquement, nous avons la chance d’avoir désormais un actionnaire, l’Etat, qui inspire tout de même confiance. C’est pour nous quelque chose d’évidemment important et les collaborateurs de la banque sont extrêmement reconnaissants à ce que le peuple luxembourgeois fait. D’un autre côté, nous savons bien que ce qui a été fait est important pour le pays même, car notre défaillance, ou celle de Dexia BIL, deux gros employeurs pour le pays, aurait eu des conséquences néfastes sur l’ensemble de l’économie.

Comment s’est passé le retour au «business as usual» qui a suivi le plan de sauvetage?

« Cette semaine-ci, il y a eu davantage de stress que d’habitude. Lundi, il y a encore eu des retraits, moins importants, mais il y en a eu tout de même. Ensuite, ça s’est calmé et il y a même eu des retours, mais je ne cache pas que le montant des retraits est supérieur à celui des retours. Il n’en reste pas moins vrai qu’il est encourageant de voir qu’il y a de l’argent qui revient…

Que va changer l’entrée de l’Etat dans le capital au niveau de la gouvernance de Fortis Banque Luxembourg?

«C’est encore un peu tôt pour le dire. Nous allons mettre en place des accords d’actionnaires et développer une vision sur la partie bancaire des activités du groupe… Les discussions sont en cours entre le groupe et les représentants des différents gouvernements concernés.

Au Luxembourg, nous sommes en discussion quant à l’intégration des représentants membres de l’Etat au niveau de notre conseil d’administration. Cela se décidera d’ici à quelques semaines. Ce qui est sûr, c’est que cela va renforcer très fortement la situation des banques localement…

Le plan de sauvetage prévoit également la fin du processus d’intégration d’ABN Amro. Quelle est la situation exacte au Luxembourg?

«Il est évident que tout ce qui a déjà été intégré jusqu’à présent ne changera pas. Cela concerne les activités d’asset management et représente une trentaine de personnes. Pour la partie banque privée, qui devait être intégrée au 1er janvier 2009, cela ne se fera donc pas.

Que ce soit pour Fortis ou Dexia, des têtes sont tombées et les principaux dirigeants ont quitté leurs postes. Votre position à la direction de Fortis Banque Luxembourg est-elle remise en cause?

«Ceux qui sont partis se trouvaient au plus haut de l’ensemble du groupe. Au Luxembourg, nous n’avons rien fait qu’il ne fallait pas faire. Notre banque fonctionne à merveille, elle est saine et dispose de bons collaborateurs et de bons clients. Cela ne veut pas dire que la question ne s’est pas posée à un moment donné, mais il faut aussi penser aux collaborateurs qui ont confiance dans ce qu’on dit. Est-ce que démissionner aurait constitué un bon signal pour les collaborateurs et les clients locaux ? Je ne le pense pas. 

Quelles leçons peut-on tirer de tout ce qui vient de se passer?

«La première leçon est qu’il faut tendre vers une transparence absolue sur les différents instruments financiers mis sur le marché. Il convient également de mettre en place ou de renforcer les mesures renforçant la crédibilité des agences de notation… N’oublions pas que les instruments financiers que les banques ont achetés avaient des ratings très élevés. Il y a là manifestement un problème.

Je relève encore les problèmes liés aux normes IFRS et aux publications trimestrielles des résultats pour les sociétés cotées.

Cela fait un gros catalogue et on pourrait encore ajouter le traitement des hedge funds et le fait qu’ils puissent spéculer contre des sociétés cotées. Cela est malsain.

Il faudra qu’il y ait clairement davantage de régulation. Nous savons tous que dans une économie libérale, la plupart de gens sont contre les régulations. Mais ici, dans le domaine de la finance et de la banque, tout est construit sur la confiance. Et cette confiance, on ne peut l’assurer sereinement que lorsqu’il a des instances qui contrôlent et qui ont de la crédibilité. Davantage de contrôle n’est pas forcément fait pour me gêner… 

Il faut également que tout le monde soit sur un pied d’égalité en ce qui concerne les contrôles. Les banques d’investissement américaines, par exemple, ne sont pas soumises aux mêmes réglementations que les banques traditionnelles. Cela créé aussi un décalage.

Avez-vous le sentiment, aujourd’hui, que plus rien ne sera jamais comme avant?

«Cela fait plus de trente ans que je suis dans le métier. Ce n’est pas la première fois que l’on dit que rien ne sera plus jamais comme avant. J’ai pourtant le sentiment que nous sommes arrivés à un point de rupture. Lors de la crise de la sidérurgie, dans les années 70, les choses s’étaient faites sur un plus grand laps de temps. Là, il a fallu prendre des mesures rapidement et réagir en quelques heures seulement.

Les autres crises que nous avons connu, que ce soit la crise du crédit sud-américain, le crash des Bourses, ou la bulle Internet, n’étaient que des petits incidents. Là, on est plus que dans le cas d’un incident majeur.

Que peut-il encore arriver aujourd’hui?

«On part de l’hypothèse que les autorités publiques ont joué leur rôle. Ce qui s’est passé le week-end dernier a montré que plusieurs gouvernements peuvent se mettre d’accord pour engager une telle action de sauvetage. Ceci est très prometteur. Cette solidarité affichée représente le côté positif de la chose».